Les parents ont-ils un enfant préféré?

Les parents ont-ils un enfant préféré ? Mythe ou réalité ? © Illustration Jérôme Delhez
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Une étude récente confirme un soupçon largement répandu. Les parents ont leur préféré dans la fratrie. Mais le sujet reste source de culpabilité et de souffrance. Décryptage d’un tabou.

L’étude, parue juste avant les fêtes, aura peut-être réveillé quelques aigreurs lors des agapes de fin de saison: après avoir suivi près de 400 familles durant trois ans, Katherine Conger, sociologue et professeure à l’Université de Californie, en a déduit que tous les parents auraient un enfant préféré. Quoi que vous aient répété les vôtres lorsque vous les accusiez de favoriser votre frère ou votre soeur et qu’ils niaient la moindre préférence, ils vous ont donc menti. Une nouvelle difficile à digérer. Même si, ainsi que le souligne la psychologue Jennifer Moers, « fondamentalement, ce n’est pas si surprenant. Tout parent qu’il soit, la mère ou le père reste un être humain, qui a des préférences naturelles pour certains types de personnalités et de caractères: c’est ainsi qu’on choisit ses amis, et les prétendus « liens sacrés du sang » n’empêchent pas que le tempérament et les goûts du parent influencent la relation qu’il entretient avec ses enfants ».

Maman de trois enfants âgés de 7 à 13 ans, Nina, la petite quarantaine, confie ainsi avoir un lien tout particulier avec son fils, arrivé après une soeur dont la naissance ainsi que les premières années ont été compliquées. « J’ai vécu des moments difficiles avec mon aînée. L’accouchement a été très violent et parfois j’ai l’impression qu’elle a gardé cette violence en elle. Je ne trouvais pas ma place de maman. Ce n’est que quand son frère est arrivé que je me suis sentie légitimée dans ce rôle. C’était un bébé facile, joyeux, tout le contraire de sa soeur. Grâce à lui, j’ai enfin trouvé ma place de mère et j’ai pu commencer à m’accomplir en tant que telle. » Et si, depuis, une autre petite fille a rejoint la famille, elle n’a pas détrôné son frère dans le coeur de cette femme, au contraire. « Notre cadette a immédiatement été la chouchoute de son papa, et ce mouvement n’a fait que renforcer le lien que j’avais avec mon fils, comme pour contrebalancer le fait que la plus grande est la violente et que la plus petite est la fille à son papa. J’ai ressenti le besoin de le surprotéger et de lui accorder encore plus d’attention. » Un schéma logique, décrypte le Dr Arlette Lecoq, psychiatre et psychanalyste établie à Liège.

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Forte d’années d’études des liens qui nous unissent, « un thème omniprésent en psychanalyse », elle suggère que la préférence peut être influencée par le moment où est conçu l’enfant, et donc aussi, sa place dans la fratrie. « Il y a l’enfant du désir, mais aussi l’enfant du désir interdit, extraconjugal par exemple, l’enfant réparateur qui arrive après le décès d’un autre, l’enfant qui naît au moment de la rupture du couple… Tout cela va provoquer des changements d’investissement affectif. »

‘La préférence ne veut pas dire qu’on n’aime pas les autres membres de la fratrie, tout est dans la nuance.’

Le poids du choix

Pour Valentine, enseignante bruxelloise maman de trois enfants elle aussi, ce n’est pas le timing de l’arrivée de son fils cadet qui fait de celui-ci son préféré. Il s’agit de quelque chose de plus viscéral. « J’ai un amour fort pour mes enfants, je suis comme une lionne si on s’attaque à eux et quand ils ne se sentent pas bien, je suis dépitée. Mais avec le petit dernier, c’est encore plus animal: je ne peux pas me passer de lui, j’ai un sourire jusqu’aux oreilles quand je vais le chercher à l’école, je le câline, je lui répète tout le temps que je l’aime… Je le trouve extraordinaire. L’unique chose qui me rend triste, c’est de ne pas ressentir ce lien si particulier avec les deux autres. »

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Car il n’y a pas que chez les autres membres de la fratrie que la préférence d’un parent pour un de ses enfants peut causer de la souffrance: toujours tabou en société, cet élan reste également difficile à accepter pour le parent, il est synonyme de culpabilité. « La préférence se vit souvent honteusement », relate Jennifer Moers, qui confie rencontrer dans sa pratique « des parents mal à l’aise de rapporter une préférence. Ils se questionnent sur leurs sentiments, me demandent s’ils sont « normaux », et se jugent sévèrement d’être d’horribles parents ». « La culpabilité est parfois tout à fait disproportionnée par rapport au sentiment éprouvé ou même à une simple pensée, avertit le Dr Lecoq. Parce que ça s’inscrit dans un psychisme ayant une histoire qui prédispose à ça. » Si préférer un de ses enfants reste si dur à porter, « ce n’est pas uniquement à cause du jugement sociétal mais bien car si par exemple on préfère un enfant du même sexe que le parent qu’on préférait étant soi-même enfant, on touche aux élans qui ont été freinés à l’époque et qui, fantasmatiquement, ont une tonalité incestueuse. Cela peut rappeler à quelqu’un qui l’ignorait à quel point son investissement pour son propre parent a été terrible: cela peut être très culpabilisant si on n’a pas les clés pour comprendre. On se demande si on a le droit d’aimer son enfant comme ça« .

Psycho: Les parents ont-ils un enfant préféré?
© Illustration Jérôme Delhez

En miroir de soi

Papa de deux filles, âgées respectivement de 7 ans et 18 mois, Paul, lui, rechigne à parler de préférence, et adopte une approche plus pragmatique: « Je ne dirais pas que mon aînée est ma chouchoute, mais bien que j’ai simplement plus d’histoire avec elle. C’est elle qui a fait de moi un père, on partage mille souvenirs, des aventures, des voyages… Je ne peux pas penser aux dernières sept années sans elle, alors qu’avec ma cadette, forcément, l’imaginaire partagé est plus réduit. » Le favori, dont ses frères et soeurs prennent ombrage, ne serait donc privilégié non pas en raison de quelque qualité supplémentaire mais bien en écho ou en miroir de son parent?

Au cours de son étude, Katherine Conger a déterminé que les parents seraient plus susceptibles d’adopter un traitement préférentiel envers le môme qui leur ressemble le plus. Logique, pour Arlette Lecoq, qui rappelle que « l’enfant est aussi investi comme une prolongation de soi ». Pour elle, la préférence est donc « un investissement narcissique », même si celle-ci peut se présenter aussi en relation avec un gamin fort différent de soi, « parce qu’il va compléter le narcissisme blessé en réalisant ce que le parent n’a pas pu accomplir ». Jennifer Moers parle, elle, de mimétisme, citant la sociologue et psychologue Catherine Sellenet, selon laquelle « la préférence va d’abord à l’identique (…) physique ou psychique. Il y a quelque chose de la poursuite de soi en l’autre« . La psychologue liégeoise rejoint la théorie d’Arlette Lecoq en avançant que « parfois, le gosse préféré va être celui qui va pouvoir réaliser les projets échoués de son parent. Cela permet d’expliquer le manque d’affinité avec le ou les autres enfants: celui dont le parent va se sentir le moins proche peut être celui qui lui ressemble le plus et possède des caractéristiques qu’il a du mal à accepter chez lui. L’enfant est alors un miroir montrant des choses que nous ne voulons pas voir ». Valentine concède qu’en termes de réactions, c’est sa fille qui lui ressemble le plus, ce qui peut rendre leurs échanges « électriques ». Nina, pour sa part, assure se retrouver dans ses trois enfants, sa cadette étant celle qui lui ressemble davantage par son caractère, « même si je retrouve chez mon fils ma sensibilité et mon empathie ». Et si, pour les besoins de ce reportage, ces deux mamans ont accepté de se livrer à coeur ouvert, au quotidien, leur préférence est tout sauf assumée.

‘En tant que parent, on prend la place qu’un enfant nous laisse, et peut-être que cet équilibre changera un jour.’

Une question de nuance

« Je ne culpabilise pas, parce que j’aime mes trois enfants profondément, même si différemment aussi, mais je n’en parle pas pour autant. Avec mes copines, on peut parler de tout, même des détails les plus intimes de nos vies, mais le sujet du môme préféré n’est jamais abordé, alors même que la plupart de mes amies ont plusieurs enfants et qu’on ressent très fort lequel est leur favori. Malgré ça, on ne le verbalise pas parce qu’avouer avoir un chouchou, cela implique de défavoriser les autres et ça reste tabou« , explique Nina. Valentine, pour sa part, confie avoir abordé le sujet avec son mari, « mais toujours en marchant sur des oeufs »: « Il sent bien qu’un lien fort et réciproque nous unit, le petit dernier et moi, et il en est même un peu jaloux, il dit que depuis que notre cadet est arrivé, je m’intéresse moins à lui. »

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D’où l’importance du tabou? « Officialiser la préférence présente le risque d’aplatir le sacro-saint triangle père-mère-enfants. Malheureusement, beaucoup de personnes ne font pas de différence entre le lien conjugal, plutôt horizontal, et le lien parental, qui a tendance à être vertical. Ils mettent tout sur le même plan, comme s’il y avait un choix à faire entre le partenaire et l’enfant, alors que les deux coexistent et doivent s’intégrer », souligne encore Arlette Lecoq, pour qui « le rôle des thérapeutes est de lever la culpabilité en reconnaissant les préférences et en les mettant à une juste place, acceptable pour les parents ». Car, ainsi qu’elle le rappelle, « la préférence ne veut pas dire qu’on n’aime pas les autres membres de la fratrie, tout est dans la nuance ». Jennifer Moers insiste, il est important de « rappeler verbalement à vos enfants qu’ils sont des êtres différents, uniques, et que vous les aimez chacun pour ce qu’ils sont, mais ils n’ont pas les mêmes besoins, il est logique que vous n’adoptiez pas la même approche envers chacun ».

« Je pense que mes enfants ressentent que je préfère mon fils, mais j’ai la chance qu’il n’en joue pas », admet Nina, qui veille à « compenser constamment pour que ce constat ne se fasse pas dans la douleur. Je vais avoir tendance à être plus câline ou plus coulante avec lui, mais je m’efforce de leur accorder une attention égale à tous les trois ». D’autant qu’ainsi qu’elle le souligne, « peut-être que cette préférence ne sera pas la même jusqu’à la fin de mes jours. Je crois qu’en tant que parent, on prend la place qu’un enfant nous laisse, et peut-être que cet équilibre changera ». Arlette Lecoq met en garde contre les graves dangers d’une dynamique déséquilibrée « avec une distribution de balance positive d’un côté et négative de l’autre, un enfant qui est le chouchou et l’autre le mouton noir », ce qui ouvre la porte à des dégâts parfois lourds. Mais elle rappelle que dans les situations favorables et équilibrées, « reconnaître en soi-même qu’on a une petite préférence est une bonne chose, parce que si on enfouit ce sentiment, il ne va faire que croître. Lever le tabou peut être enrichissant pour la relation familiale, surtout si cela se fait avec amour et humour ». Par exemple, en offrant à sa progéniture (même adulte) l’ouvrage fétiche de Valentine avec ses petits: Vous êtes tous mes enfants préférés, de Sam McBratney (Ecole de Loisirs). Un conte illustré dans lequel la jalousie n’a pas droit au chapitre. Et si dépasser le tabou du favoritisme était un jeu d’enfant?

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