Vivre par procuration, un réel danger?

Des parents qui projettent leurs rêves sur leur enfant, des ados qui s’identifient à leur influenceur préféré…: nous sommes tous, un jour ou l’autre, tentés de vivre par procuration l’existence d’une autre personne. Mais quand cela devient-il problématique?

« Elle met du vieux pain sur son balcon, pour attirer les moineaux, les pigeons. Elle vit sa vie par procuration, devant son poste de télévision… » Cette banale scène du quotidien décrite dans le hit intemporel de Jean-Jacques Goldman évoque un phénomène qui concerne bon nombre d’entre nous. Qui ne s’est jamais imaginé dans la peau de son super-héros ou de sa rock-star préférée? Que ce soit au travers du cinéma, de la littérature ou des jeux vidéo, nous la vivons tous un peu, cette « vie par procuration ». Mais alors que beaucoup parviennent sans trop de difficultés à revenir à la réalité, d’autres s’enferment progressivement dans un mécanisme plus dangereux. Sans s’en rendre compte, ils ne vivent plus, se contentant seulement d’exister.

« La vie par procuration s’inscrit dans une vie pauvre, parce qu’on ne se donne pas l’occasion de vivre, ou qu’on n’en a pas les moyens, explique Marina Blanchart, psychothérapeute. On se réfugie alors dans la vie d’une autre personne ou dans un autre univers, comme les jeux vidéo et les séries. Mais plus on s’investit dans ceux-ci, plus notre vie s’appauvrit, nous poussant à combler ce vide par d’autres moyens. Certains sont tellement prisonniers de ce cercle vicieux qu’ils n’ont plus aucune clairvoyance. C’est le cas d’un parent qui penserait réellement bien faire pour son enfant alors qu’il l’empêche tout simplement de vivre comme il l’entend », déplore-t-elle.

Vivre par procuration la vie d'un autre, un danger?
© Jérome Delhez

Projeter ses désirs

Ainsi, au lieu de prendre le contrôle de leur propre destinée, certains parents préfèrent inciter leur progéniture à réparer leurs rêves brisés en réussissant là où ils ont échoué ou en les chargeant d’un destin. Un destin que le môme ne souhaite pas, le plus souvent. En cherchant à rattraper quelque chose, ils mettent en place un mécanisme extrêmement malsain. « Le plus grand cadeau qu’un parent puisse faire à son enfant est de le rendre autonome. Or, à partir du moment où il va projeter sur celui-ci des expériences ou des rêves qu’il n’a pas pu vivre, il va le priver de cette autonomie, détaille Marina Blanchart. Bien sûr, en tant que parent, c’est aussi notre rôle de le conseiller, mais est-ce pour son propre bien? Ou est-ce parce que je veux le voir accomplir quelque chose que je n’ai moi-même pas pu réaliser? En obéissant, les enfants veulent faire plaisir à leurs parents mais ils nourrissent également cette relation télécommandée », alerte la spécialiste.

‘Les jeux vidéo, c’est une échappatoire facile. Investir dans la vie réelle demande plus d’efforts.’

Amélie, 25 ans aujourd’hui, se souvient de la situation qu’a vécue Hélène, sa cousine du même âge. Les jeunes filles ont grandi ensemble et fréquenté la même école, jusqu’à ce que leurs chemins se séparent définitivement. En cause, une grand-mère trop présente qui a projeté ses rêves d’élévation sociale sur sa petite-fille, jusqu’à décider de son avenir professionnel à sa place. « Elle voulait déjà que sa propre fille devienne médecin. Suite à son échec, elle a reproduit ce schéma sur sa petite-fille. Pourtant, d’aussi loin que je me souvienne, Hélène a toujours voulu devenir assistante sociale, affirme-t-elle. Malgré ça, sa grand-mère et sa mère l’ont persuadée de tenter le droit. Sans surprise, elle s’est plantée dès sa première année et n’a pas passé sa deuxième session d’examens. Le plus déconcertant était d’entendre sa grand-mère nous convaincre ensuite qu’Hélène s’était « trompée » d’études et que « ça pouvait arriver à tout le monde »… Mais je savais pertinemment que ce n’était pas vrai! » Aujourd’hui encore, la famille d’Hélène continue de la « guider » dans ses choix de vie, allant jusqu’à s’immiscer dans sa vie amoureuse. « Hélène suit la voie que sa grand-mère et sa mère lui dictent en se persuadant qu’elles savent ce qui est le mieux pour elle. En réalité, elles ne font que la façonner à l’image de leurs propres désirs, pour s’en vanter ensuite. Quand j’y repense, ça me rend triste pour elle », regrette Amélie.

© Jérome Delhez

Jusqu’à la crise

Quel est le point de non-retour de cette situation? Est-il possible d’en sortir? Oui! Mais à une seule condition: il faut souffrir de cette manière de vivre. C’est uniquement à ce moment-là que l’on décidera de changer. « Récemment, un de mes patients a été largué par sa copine. Elle ne supportait plus qu’il soit tout le temps sur l’ordinateur, occupé par ses jeux vidéo, raconte Marina Blanchart. Pourtant, elle l’avait prévenu plusieurs fois, sans qu’il n’y prenne garde. En mettant fin à leur relation, cette jeune fille a concrètement marqué sa désapprobation de la situation. La douleur de la rupture a fait prendre conscience au jeune homme de son problème. » Et même s’il reconnaît lui-même être dans une forme de déni, Mathieu, 29 ans, cherche à se débarrasser de cette vie à travers son ordinateur. « Quand je suis contrarié à cause des jeux vidéo, j’ai parfois envie de tout désinstaller et de tout arrêter. Dans ces moments-là, je me rends compte que cette vie virtuelle affecte mon bien-être, parce que c’est une vie, s’exclame-t-il. Mais il suffit de passer ensuite une bonne soirée avec mes amis sur l’écran et je me dis que c’était juste passager. Jouer est une échappatoire facile. Investir dans la vie réelle demande plus d’efforts: il faut sortir, se déplacer, rentrer tard, dépenser de l’argent… Ici, on se donne rendez-vous sur un serveur, je lance l’ordinateur et je suis avec mes amis! » Et dans la bouche de Mathieu, l’action de se connecter avec ses partenaires de jeu, c’est « se voir ». Inconsciemment, il transpose cette expression habituellement utilisée dans la vie réelle dans sa vie virtuelle. « Je ne m’en rends peut-être pas compte, concède-t-il. Je ne suis pas encore prêt à lâcher, je sens que j’en ai besoin. Mais, au plus profond de moi, j’aimerais pouvoir m’en passer », conclut-il tristement.

‘Ne vaut-il pas mieux que certaines personnes vivent par procuration, mais heureuses?’

A l’instar de Mathieu, peut-être vous reconnaissez-vous également dans ce schéma. Alors, comment savoir si vous êtes concerné par la vie par procuration? « La question à se poser est: est-ce que j’en souffre? Et si oui, est-ce que j’en souffre suffisamment pour prendre les choses en main et modifier la situation, interroge Marina Blanchart. Il faut prendre du temps pour soi, s’accorder suffisamment d’attention et s’interroger sur ce qu’on attend de la vie. Si on ne sait pas ce qu’on veut, il est difficile de savoir où on va. On est comme un bateau à la dérive qui se laisse porter par les vagues. »

Si chaque individu est lui-même au centre de cette réflexion, l’entourage a aussi un rôle à jouer. A condition cependant de faire preuve de tact. « Si des proches observent une situation anormale, cela vaut la peine de le signaler à la personne avec légèreté, indique notre spécialiste. Mais surtout pas avec un ton moralisateur, au risque de se heurter à un mur! A noter également que tout dépend de la place qu’on occupe dans l’entourage de la personne. Les paroles n’auront pas le même impact si elles viennent d’une cousine éloignée ou de la mère de la personne », explique Marina Blanchart.

La procuration épanouissante

Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, vivre par procuration n’est pas toujours négatif. Contrairement aux situations problématiques évoquées précédemment, d’autres gens y trouvent leur compte et s’épanouissent dans cette vie. C’est notamment le cas des personnes âgées, parfois isolées, heureuses d’écouter le récit du dernier voyage de leurs petits-enfants. Ou encore ces personnes moins chanceuses qui, en l’absence de famille, attendent impatiemment leur feuilleton de l’après-midi et les aventures de leur héros préféré. « Si ces personnes n’ont pas les moyens de vivre autre chose, pourquoi vouloir les éveiller? Ne vaut-il pas mieux qu’elles vivent par procuration, mais heureuses? », argumente notre experte. D’autant qu’elles n’ont le plus souvent aucune conscience de la situation. « Je ne me suis jamais dit que je vivais ma vie par procuration, c’est ma vie actuelle et elle me convient, déclare à ce propos René, ancien commerçant de 82 ans. Je dois voir les choses en face: je n’ai plus le physique ni la santé de ma jeunesse, l’âge réduit forcément le champ des possibilités. Si mon esprit est aussi vif qu’à mes 20 ans, on ne peut pas dire que ce soit le cas de mon corps. » L’âge avançant, René, comme de nombreux aînés, a dû faire face à une certaine forme de fragilité. Il se sentait plus vulnérable.

Vivre par procuration la vie d'un autre, un danger?
© Jérome Delhez

Après plusieurs chutes et grandes frayeurs, il a pris la décision, voici quelques années, de quitter son appartement pour rejoindre une maison de repos. Il explique son choix par sa crainte de devenir un fardeau pour ses proches. Aujourd’hui, il partage son temps entre son feuilleton favori et les visites de sa fille et de ses deux petits-enfants. Un rendez-vous toujours très attendu: « Ce sont mes rayons de soleil, sourit René. Je ne suis jamais plus heureux qu’en les écoutant évoquer leurs dernières vacances ou me parler de leurs activités. Les petits me racontent l’école, leurs week-ends chez les louveteaux, leurs classes de neige… Ils me montrent aussi des vidéos de leurs progrès en piano ou en escrime. En tant que grand-père, les voir s’épanouir à travers toutes ces activités me rend vraiment fier », achève-t-il avec émotion. Ce témoignage illustre finalement la leçon à en tirer ; par procuration ou non, l’essentiel est de mener une vie en accord avec soi et ses aspirations profondes. Un premier pas essentiel vers le bonheur.

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