Lisette Lombé
Qu’est-ce qui survit de nous sous les papiers bulles?
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Je commence à écrire cette chronique dans la cuisine de mes parents, à Namur. Autour de la table, comme dans un canot de sauvetage de jadis, juste les femmes et les enfants. Scène ordinaire des derniers jours de vacances. Le petit-déjeuner s’étire au cœur d’un matin paisible. On papote en anglais avec ma belle-sœur. Je manque de vocabulaire, de pratique, de fluidité pour exprimer mes ressentis avec finesse mais l’essentiel passe. On se comprend aussi entre les lignes et malgré des phrases fragilisées par mes fautes de langue.
Quand on se voit trois fois par an, pas de place pour le jugement. On échange des bouts de vie épars, passés depuis des semaines ou des mois. Les événements saillants, importants, ressemblent soudain à des anecdotes. Ce qui relevait de la douleur franche est devenu cicatrice fraîche. Ce qui faisait s’esclaffer, tomber de sa chaise, fait aujourd’hui à peine sourire. Tout semble s’être paré d’une épaisseur de papier bulle, translucide, protecteur ou étouffant, selon les points de vue.
J’observe mon neveu, âgé de 14 mois, qui gambade autour de la table. Il y a seize ans, lorsque mon fils aîné commençait ainsi à marcher, tous les coins de table étaient recouverts de protections en mousse. C’était le premier bambin qui prenait ses quartiers dans cette maison. Tout le monde craignait le coup à la tête, tout le monde anticipait la mauvaise chute. Une sorte de qui-vive permanent, d’hypervigilance partagée, sans à avoir besoin de la nommer. Aujourd’hui, avec sept petits-enfants pour mes parents, le flegme a remplacé la fébrilité. C’est beau, cette maturité-là des familles. Chemin déminé par les aînés, angoisses désamorcées par l’habitude.
J’observe les petits pas, cette énergie qui semble inépuisable, à nous, adultes qui entrons à reculons dans cette journée, qui rechignons à poigner dans nos obligations, à simplement nous lever pour débarrasser la table et remplir le lave-vaisselle. J’observe ce petit taureau qui fonce sur nos jambes, cette pile électrique qui tente d’escalader une chaise puis une autre, déplace des jouets, s’amuse avec une boîte en carton, rit avec le chat, embête sa grande sœur de 4 ans qui gribouille un dessin pour ses parents, se réfugie régulièrement dans les bras de sa mère. On dirait qu’il sent que le décompte des minutes vers le passage obligé de la sieste a commencé et qu’il multiplie les courtes cascades avant le coup de sifflet final.
Chemin déminé par les aînés, angoisses désamorcées par l’habitude.
Lorsque j’avais 20 ans et que je sortais en boîte de nuit jusqu’aux petites heures, je sentais et refusais ce moment où il nous fallait redevenir raisonnables et aller dormir. La piste se vidait, nos mouvements s’ankylosaient. Appel du moelleux du lit. La fête était finie.
Pause. Voilà que je reprends cette chronique après quelques minutes car il y a eu chute et pleurs et bisou sur le bobo et gros câlin et petite joue contre poitrine réconfortante de maman. Meilleur endroit du monde. Nous rions, avec ma mère, de cette gamelle sans conséquences, en nous imaginant la même glissade sur le ventre mais, cette fois-ci, avec ma mère comme malheureuse protagoniste. Nous serions probablement aux urgences avec un col du fémur cassé. Nous rions. Autodérision. Bravade du temps qui nous engloutit trop vite. Acceptation de l’érosion des carcasses, comme de l’étiolement des sentiments. Mieux vaut en rire.
Sur la table, à côté de mon ordinateur et de mon agenda, un livre recommandé par une amie et dont j’aimerais vous reparler dans une quinzaine de jours: Méfiez-vous des femmes qui marchent, d’Annabel Abbs. Une pépite. Un éclairage neuf. Une source d’inspiration. Portrait de femmes hardies, libres, émancipées. Je souhaite intérieurement à ma belle-sœur, très fatiguée, jeune maman, accaparée par les soins à ses enfants toute la journée, de retrouver cette liberté d’aller marcher seule. Je lui souhaite aussi de rester fidèle à ses idéaux et à ses valeurs, de ne pas s’oublier en bordure des injonctions faites aux mères de famille, de continuer à avancer au rythme de ses besoins essentiels et d’encore goûter aux surprises des chemins de traverse.
Souhaits pour elle, pour moi, pour nous.
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