On a parlé amour, lecture et vieillesse avec Maren Sell, figure incontournable des lettres françaises

Maren Sell photographiée à Paris par Renaud Callebaut pour Le Vif Weekend.
Maren Sell photographiée à Paris par Renaud Callebaut pour Le Vif Weekend.
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Tour à tour journaliste, traductrice, romancière et éditrice, cette lectrice passionnée a participé à la création de Libération et vécu mille vies reliées par son amour de la langue écrite, qu’elle raconte dans Tout est là, les souvenirs que Maren Sell vient de publier aux éditions Grasset.

Maren Sell, c’est d’abord une voix. Rauque, patinée par l’expérience et les années, subtilement rythmée de consonnes fortes et autres syllabes appuyées qui rappellent qu’avant de devenir une figure de proue du monde intellectuel et littéraire français, c’est en Allemagne qu’elle a cultivé sa curiosité et son amour de la langue écrite.

L’interviewer est un privilège : ce n’est pas tous les jours qu’on a l’opportunité de s’entretenir avec une des chevilles ouvrières d’un des quotidiens les plus respectés de la francophonie, et celle de sonder un esprit aussi vif est encore plus rare. Portant un regard aiguisé sur l’époque, Maren Sell est à la fois bien dans son temps, mais aussi, consciente du temps qui passe. Sans être nostalgique, elle ne peut s’empêcher de comparer l’époque où elle-même était jeune adulte à celle dans laquelle évoluent aujourd’hui ses petits-enfants, auxquels elle a transmis son amour par le biais d’une des grandes passions de sa vie, la lecture.

L’entretien devait durer une quarantaine de minutes, il se sera finalement prolongé bien au-delà. Morceaux choisis.

Sur la vieillesse

Quand on vieillit, la vie devient comme un paysage. 80 ans, ce n’est pas rien, mais ce qui est merveilleux, c’est que cela permet de se regarder un peu à distance, comme un panorama. On y voit des roses anciennes, des mauvaises herbes, certains arbres plus grands que d’autres, et on peut apprécier le tout en tant que tel, sans notion de fierté ou de jugement.

Atteindre mon âge a quelque chose de très libérateur.

On a peut-être raté des choses par le passé, mais ce n’est plus vraiment une blessure, parce qu’on a fait ce qu’on a pu au vu des circonstances. Si j’ai été si militante, c’est parce que je voulais sauver l’humanité, mais aujourd’hui, je suis enfin en mesure de dire librement les choses parce que tous mes modèles ont disparu. Vieillir, c’est être libre, parce qu’on n’a plus tant d’ambitions personnelles.

Ceci étant dit, tant qu’on est dans le monde, on agit.

La situation politique actuelle est d’une impudeur incroyable. Ma génération a dit « plus jamais », a voulu tout bien faire pour que le fascisme ne puisse plus jamais se reproduire, et pourtant, ça recommence. Je n’ai pas peur, mais il faut résister. À la hauteur de ses moyens, bien sûr, mais on peut toujours écrire, être vigilant, et tirer la sonnette d’alarme.

Je ne crois pas à la notion de retraite.

Mon corps est dans le monde, donc je ne peux pas me mettre en retrait du monde (rires).

Sur la lecture

La lecture et l’écriture sont intimement liées. On lit pour trouver les passages qu’on va écrire, mais aussi parce que les livres sont des modèles de vie. Pour moi, il était incroyablement important de faire le cadeau de la lecture à mes petits-enfants : je n’avais pas énormément de temps à leur consacrer, mais je leur avais ouvert un compte à mon nom à la Libraire des Abesses, et ils en ont largement profité. Je sens aujourd’hui dans les questions qu’ils peuvent me poser que ces livres que je leur ai offerts les ont marqués. Ça me plaît beaucoup, on s’entend bien.

Sur le destin

Tout arrive toujours quand ça doit arriver. Cela ne veut pas dire que ça arrive au moment voulu, parce qu’on ne peut pas forcer le destin, mais on peut faire des choix.

Je crois beaucoup à la notion de kaïros, qui implique de faire le bon acte au bon moment.

C’est ce qui s’est passé pour Libération : on a bâti ensemble quelque chose qui partait de rien. Cela a été une porte d’accès à la société française, aux philosophes, aux écrivains, mais aussi au peuple, parce qu’on ne disait pas qu’on était journalistes mais plutôt « la voix du peuple ». Pour moi qui venais d’Allemagne, où le peuple était voué au IIIe Reich, la France était un peuple de résistants. Il m’a fallu corriger cette vision un peu idéalisée, mais pouvoir aller observer ce qui se passait dans la société était extrêmement satisfaisant.

Maren Sell photographiée à Paris par Renaud Callebaut pour Le Vif Weekend.

Sur le monde qui nous entoure

Le monde est en train de virer vers l’inhumanité. En racontant ma vie, je raconte celle d’une génération, et je veux garder vivace l’indignation devant tout ce qui dégrade l’humain. Tout est là est un livre de transmission, adressé à mes petits-enfants et aux générations à venir, même si tout n’est évidemment pas là, parce que l’inconscient est beaucoup plus foisonnant que les mots qu’on peut trouver pour l’exprimer.

L’époque n’est plus vraiment à l’émulation.

Aujourd’hui la télévision diffuse des émissions d’une vulgarité consternante, tant dans la vulgarité du langage que du regard sur l’autre. Il y a une sorte de délectation de la misère des personnes interrogées, et une pauvreté du propos qu’on ne se serait pas permis avant. Dans la déferlante du divertissement, il faut chercher longtemps pour trouver du contenu qui ait de la valeur, et cela vaut aussi pour les autres médias. Nous vivons à une époque de diktats économiques, où des choses horribles se préparent pour la presse : quand on voit qu’en France, un homme aux visées politiques fascistes rachète toutes les maisons d’édition, cela aurait été impensable à l’époque du lancement de Libération.

Sur l’amour

Je préfère l’amour à l’admiration. Une journaliste a dit un jour de moi que j’étais « une légende », et ça m’a fait peur parce qu’une légende n’a pas d’existence charnelle.

Quand on aime, le corps y est, mais l’admiration est plus désincarnée.

Elle donne un statut froid : une icône est quelque chose qu’on admire de loin, et moi, je n’ai pas envie d’être une icône, j’ai envie de vivre.

Il n’y a pas de plus beau succès que d’être aimé.

Je n’ai jamais voulu faire carrière, parce que ça implique de vouloir toujours plus d’argent. Moi ce que je voulais, c’était rendre les choses possibles : je me suis toujours vécue comme un corps de passage, entre les pays, entre les personnes… Ce qui m’a toujours motivée, c’est de m’accomplir par l’écriture, la lecture, mais aussi et surtout, de suivre le modèle d’Albert Schweitzer : le plus important pour moi, c’était de devenir quelqu’un de bien.

Tout est là: Souvenirs, Maren Sell, Grasset.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content