Daniel Buren métamorphose la gare de Liège-Guillemins: « J’ai été étonné en mieux »
En parfait agent transformateur, l’artiste français Daniel Buren a métamorphosé la gare de Liège-Guillemins dessinée par Santiago Calatrava. Depuis le 15 octobre 2022, et durant 365 jours et nuits, son œuvre évanescente envoie les couleurs se balader, libres. Interview.
Son année 2022 est riche d’une trentaine d’expositions à travers le monde, dont la dernière en date au Daegu Art Museum en Corée du Sud. Mais quand il se retourne sur ces 12 mois forcément intenses, Daniel Buren reconnaît volontiers que l’exposition liégeoise « Comme tombées du ciel, les couleurs in situ et en mouvement » est sans doute la plus marquante pour lui. Et l’artiste (1938, Boulogne-Billancourt), inventeur du terme « travail in situ » précise : « Ce travail était spécial et très grand par-dessus le marché ! J’ai fait de grandes pièces mais celle dans la gare de Santiago Calatrava est sans doute la plus grande que j’ai jamais faite – et ce n’est pas pour autant que cela ait un rapport avec sa qualité. »
Pourquoi avoir imaginé une œuvre au caractère éphémère ?
C’est un choix, parce que l’on est dans le domaine public, qu’il y a des règles qui n’ont rien à voir avec celles du musée. Il a fallu que tous les responsables de ce lieu donnent leur autorisation. Et la plus importante pour moi était celle de Santiago Calatrava. Il fallait qu’il me donne son assentiment. S’il avait eu la moindre réticence, s’il m’avait dit « je ne préfère pas », je l’aurais entendu et je n’aurais rien forcé. Au bout de notre réunion zoom de vingt minutes, il a accepté. « Vous avez carte blanche, m’a-t-il dit, on se retrouve quand ce sera fini… » Il me fallait donc l’aval de l’architecte, cela me semblait crucial, c’était fait. Ensuite, je ne pouvais imaginer proposer une chose pareille « pour toujours », même avec l’accord de Calatrava. C’est totalement impensable et contreproductif. C’est aussi pour cela que c’est pour un an et pas vingt ans. Cela me semblait normal, dans la mesure où l’on joue sur les saisons et où l’on est dans l’esprit même de la gare, tellement ouverte à la lumière. Il fallait donc que l’on puisse voir un tel travail avec le temps, qu’on puisse bénéficier du climat, des jours qui passent, de sa variété, de l’été et de l’hiver, de la neige, d’un temps gris ou très ensoleillé. Un an couvre quasiment tout… Mais si quiconque m’annonce qu’il aimerait que cela dure encore une année, je ne pense pas que je m’y opposerais.
Avez-vous dû faire face à des contraintes ?
A priori, je dois dire aucune. J’avais l’intention de travailler sur la partie verrée, il n’y avait pas d’impossibilité ni à accéder ni à coller des vinyles transparents dessus. Je ne voulais pas toucher aux structures mais elles sont paradoxalement extrêmement touchées par les projections de la couleur. J’ai vraiment fait ce que je voulais, j’ai beaucoup travaillé dessus, vous pouvez imaginer que ce n’était pas évident, même si maintenant cela paraît évident. Et il a fallu notamment que ceux qui ont financé, notamment le groupe de Monsieur Uhoda, puissent subvenir à ce financement qui a donc été très cher (NDLR 600.000 euros), vu la taille… On a dû coller sur ces vitres un petit peu plus d’un hectare de vinyles transparents, c’est gigantesque.
« Mon travail ne peut se dissocier du lieu : c’est grâce à cette architecture que j’ai pu jouer avec les lumières. »
Et vous avez joué Tarzan aux côtés des cordistes pour installer ces 5 couleurs in situ ?
Non, je les ai laissé faire. L’équipe a été remarquable, c’était la même qui a construit la voûte, elle connaissait les lieux. Tous ces cordistes ont très bien travaillé, parfaitement même, ils ont tenu les temps, on a commencé au mois d’août et tout était terminé 8 jours avant l’ouverture, le 15 octobre.
A l’époque, on a pu entendre des voix s’élever contre votre projet, n’est-ce pas ?
Pendant la mise en place, qui duré deux mois, tous pouvaient assister à la confection mais en même temps, cela se passait très loin au-dessus de la tête des gens et cela ne permettait pas d’envisager ce que cela allait devenir. On m’a effectivement rapporté qu’il y avait eu des critiques sur les réseaux sociaux – « Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Et tout ça avec l’argent du contribuable ! » Mais ceux qui ont écrit cela ne savent rien du tout : le financement est presque entièrement privé, les autorités officielles ont donné leur accord, ces critiques sont donc totalement inopérantes. Et d’après ce que je sais, tout ça est retombé depuis. Comme ces gens-là sont malheureusement ignorants et très populistes, et comme ils se sont aperçus que la majorité des gens sont admiratifs, ils n’ont pas continué à s’exprimer. Et je rappelle que ce travail in situ à aucun moment n’est une appropriation ad vitam aeternam, c’est juste un emprunt, que chaque individu peut trouver détestable, scandaleux ou formidable.
Vous êtes définitivement un « agent transformateur » …
Le terme est amusant mais je n’y suis pour rien si la gare de Liège a l’allure qu’elle a. Je dis cela pour indiquer que mon travail ne peut se dissocier du lieu : c’est grâce à cette architecture que j’ai pu jouer avec les lumières. Et celui qui m’a permis de pouvoir utiliser autrement le passage des nuages, du soleil ou de la neige, c’est Calatrava quand même. J’ai transformé sa gare de façon énorme… J’ai hâte qu’il voie le travail pour me dire vraiment ce qu’il en pense. Et rien ne me dit qu’il va être enchanté, il va peut-être avoir un choc à découvrir ses grandes structures géniales et si blanches devenir polychromes. Et cette chose polychrome qui devient très spéciale dans ce lieu lui est complètement associée, en même temps, ce lieu n’est pas le mien et comme toute œuvre publique, il l’est encore moins. Il faut bien se rendre compte que si le travail est vraiment cohérent avec le site dans lequel il se passe, cela ne veut pas dire qu’il est en osmose – c’est un dialogue et comme tout dialogue, si vous enlevez une personne, il n’y a plus de dialogue. Et là vous ne pouvez distinguer le lieu que j’utilise, cette grande gare, et ce que j’ai fait pour la transformer… C’est toujours la gare et en même temps, ce n’est plus la gare que l’on connaît.
« Ce travail in situ à aucun moment n’est une appropriation ad vitam aeternam, c’est juste un emprunt, que chaque individu peut trouver détestable, scandaleux ou formidable. »
Quand vous avez découvert le résultat final, qu’avez-vous ressenti ?
Quand je suis arrivé la veille de l’inauguration, je me suis dit que c’était la première fois que je prenais le train de Paris, que j’en sortais et que j’étais directement dans mon travail sans bouger du quai. Et j’ai été étonné en mieux. Je n’aime pas faire des maquettes ou des simulations de ce que va donner le travail, dans la mesure du possible, à part mes petits croquis, je ne veux rien d’autre, en travaillant avec des choses aussi subtiles que la lumière, qui n’est pas celle des projecteurs que l’on peut régler comme au théâtre ou à l’opéra…
« J’ai aimé cette invitation à travailler dans ce lieu que je trouve splendide et dans cet environnement, l’un des plus mixtes qui soit »
J’ai été complètement surpris par une chose qui existe, que j’ai vu et archi vu mais je n’avais pas pensé qu’elle pouvait avoir cet effet. Les poutres qui tiennent toutes ces vitres sont à la fois très élégantes mais d’un taille plus que respectable, ça, je l’avais vu et la lumière qui vient entre ces poutres, ça aussi, je l’ai vu… Sauf que je n’avais pas envisagé que toutes les poutres sont colorées comme si vous aviez passé un pinceau et mis de la couleur dessus. La lumière vient les badigeonner. Cet apport de couleurs sur ces poutres verticales dans leur épaisseur donne quelque chose de très coloré sur la voûte… Je ne l’avais pas du tout imaginé ainsi, c’est formidable et complètement évanescent, parce que dès que soleil passe derrière les nuages, tout redevient blanc. Peut-être est-ce un idiotie de ma part de ne pas l’avoir visualisé mais en tout cas c’est une belle surprise, et elle est de taille.
J’ai aimé cette invitation à travailler dans ce lieu que je trouve splendide et dans cet environnement, l’un des plus mixtes qui soit, où se croise absolument tout le monde, de l’homme d’affaires au clochard en une espèce de mouvement perpétuel d’entrée et de sortie des trains et des gens. Il y a là un échantillon extraordinaire de la ville, qui est aussi le fruit de tout ce qui lui échappe. Cela ne dit pas l’œuvre qu’il faut y faire mais si on n’en prend compte, on risque de faire quelque chose d’absurde ou qui ne tient pas la route. C’est pour ça que j’aime les espaces publics, parce que sont les plus difficiles, j’exagère à peine, les plus contraignants. »
« Comme tombées du ciel, les couleurs in situ et en mouvement », Gare de Liège-Guillemins, une exposition de Daniel Buren, produite par le groupe Uhoda, sous la coordination artistique de Joël Benzakin. Jusqu’au 15 octobre 2023.
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