Servir les ultra-riches: dans les coulisses de la domesticité d’aujourd’hui

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© GEtty Imzages
Anne-Françoise Moyson

Quand on est millionnaire ou multimillionnaire, on se doit d’avoir des domestiques. Dans Servir les riches, la sociologue Alizée Delpierre interroge cette exploitation dorée et ces relations faites de domination et de résistance.

Derrière les façades des immeubles parisiens, des châteaux ancestraux, des somptueuses villas de bord de mer, dans les maisons des ultrariches œuvrent en silence, quasi invisibles, des bataillons de domestiques. Le terme n’est absolument pas désuet. Et il n’existe pas seulement au cinéma, version Downton Abbey ou Parasite pour la variante sanglante. Il recouvre la réalité de gouvernantes et de majordomes, de femmes de chambre et de ménage, de nannies, de lingères, de cuisinières, de chauffeurs et de jardiniers employés par les grandes fortunes. Avec intelligence et finesse, pratiquant l’immersion et l’enquête de terrain, la sociologue française Alizée Delpierre analyse les relations entre les domestiques et leurs employeurs millionnaires ou multimillionnaires, entre ceux qui servent et ceux qui sont servis.

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Si les ultrariches ont besoin de domestiques, ce n’est ni une affaire de petit confort, ni un caprice de riche, c’est notamment pour légitimer leur appartenance aux classes élitaires. © Getty images

«J’avais envie, dit-elle, de comprendre comment une relation totalement improbable peut se nouer au cœur du domicile. Improbable parce qu’on sait, en sociologie, que les très riches vivent à l’écart des pauvres et que toute leur vie s’organise pour qu’ils ne côtoient pas d’autres classes sociales. Or, paradoxalement, là où ils les côtoient le plus, c’est chez eux, dans leur intimité. J’ai voulu interroger la manière dont cette confrontation sociale d’univers aux antipodes était possible dans l’intimité du domicile.»

« Je suis habillée tout en noir, et j’ai mis des perles blanches aux oreilles. Enfin, de fausses perles blanches, en plastique, mais qui paraissent vraies. Je ne souhaite commettre aucune faute de goût. » Dès les premières pages, vous racontez votre entretien d’embauche dans une famille fortunée. Car vous avez pratiqué l’immersion et été vous-même domestique…

J’ai fait de l’observation participante, comme on l’appelle en sociologie. J’ai été recrutée comme nanny et aide cuisinière. J’avais un rôle polyvalent, je venais suppléer mes collègues qui étaient à temps plein au service de la famille dans laquelle j’étais engagée. Je suis sociologue, pas journaliste, mon but était surtout d’enquêter sur les relations de travail qui se nouent entre les domestiques d’une même maison. Car ce qu’il y a de spécifique chez les grandes fortunes, chez les plus riches d’entre elles, c’est d’avoir plusieurs employés de maison, avec des hiérarchies, des postes différents. J’avais envie d’étudier cela en étant moi-même sur le terrain…

 » Le matin, elle exigeait un œuf sur le plat et demi. Comment peut-on faire un œuf sur le plat et demi? « 

Alizée Delpierre
Alizée Delpierre © SDP

Et qu’y avez-vous découvert ?

J’ai pu voir toute l’ambivalence des relations, très imprégnées par les émotions et les affects, que ce soit entre domestiques et employeurs ou entre domestiques. J’ai aussi observé ce rappel permanent que l’on vous fait sentir: vous êtes un employé et pas vraiment ce membre de la famille comme on vous le fait croire et comme les domestiques se le font croire à eux-mêmes. Mais pour moi, c’était cependant différent, j’étais à temps partiel, j’étais l’étudiante surdiplômée qui avait un job pour gagner un peu d’argent à côté de ses études, je n’étais pas perçue de la même manière que mes collègues. J’ai accompagné une famille en Chine pendant deux mois, j’étais la nounou française au sein d’une équipe d’employés chinois… Contrairement à eux, j’avais le droit par exemple d’emprunter les toilettes de mes employeurs, je ne l’ai pas fait par solidarité, mais cela véhiculait une forme de discrimination raciale et montrait que j’avais un statut à part.

Si les ultrariches ont besoin de domestiques, ce n’est ni une affaire de petit confort ni un caprice de riche, dites-vous, cela recouvre un vrai besoin…

Ceux que j’ai rencontrés me disaient toujours qu’ils avaient «besoin» d’avoir des domestiques. En tant que sociologue, j’ai voulu interroger ce besoin, qui est double. La première raison est proprement symbolique, elle est liée à une stratégie de distinction sociale. Quand on est très riche, on doit légitimer son appartenance aux classes très riches. C’est une façon de montrer de manière ostentatoire que l’on possède autant de richesses que les autres. On prouve ainsi qu’on peut acheter des voitures, des appartements et avoir des domestiques à son service. Et pour les femmes très riches, cela permet également de participer aux conversations de femmes de leurs milieux. Car elles en parlent entre elles, et si on n’a pas de domestique, on ne peut pas faire partie de cette sociabilité féminine.

Et la deuxième raison ?

Elle est strictement matérielle. Prosaïquement, pour pouvoir travailler autant que certains le font – et pour pouvoir se reproduire en tant que classe sociale –, tout en ayant des enfants et une villa de 900 mètres carrés, en partant en vacances, en invitant des gens plusieurs fois par semaine, en allant au cours de gym, on ne peut pas assurer ce train de vie sans domestiques. Les plus riches paient donc des personnes qui prennent en charge le travail domestique car s’ils devaient s’en charger, ils n’auraient pas le temps de se consacrer à tout cela. Ce qui leur permet d’assurer la reproduction de la richesse et de l’entre-soi.

« Les plus riches paient des personnes qui prennent en charge le travail domestique car s’ils devaient s’en charger, ils n’auraient pas le temps de se consacrer à tout cela. »

Cela dit, au quotidien, nous nous demandons tous comment articuler la vie de famille, le travail et les loisirs, c’est au cœur de notre vie. Chez les ultrariches, la question est réglée par le fait de déléguer à d’autres ce que l’on appelle les tâches reproductives, pour pouvoir se consacrer à des tâches dites plus productives au sens du capitalisme. Et la condition d’existence de ces emplois, ce sont les inégalités de richesse entre les gens.

© Getty images

Etre bonne, gouvernante, majordome, c’est à la fois la fois « être meuble » et omniprésent, dans un « théâtre sans coulisses ».

En effet, les domestiques doivent se mouvoir de façon silencieuse dans l’espace, avec une incorporation de l’habitus bourgeois, tout cela de façon discrète alors même que leur travail est fatiguant et pénible physiquement. Ils courent partout, mais ils doivent le faire de façon élégante, surtout pas voyante. Et ils doivent non seulement répondre aux besoins de leurs employeurs mais aussi les anticiper, en connaissant par cœur leurs habitudes, leurs goûts, tout en se laissant oublier.

Je me souviens de Siham, une femme algérienne approchant la soixantaine, cuisinière et femme de ménage pour une famille d’aristocrates vivant entre Londres, Paris et New York. Elle m’a expliqué comment elle s’ajustait au rythme imprévisible de sa patronne. «Le dimanche, Madame ne se lève jamais à la même heure. Mais dès qu’elle se lève, ses œufs au bacon doivent être prêts, quand elle arrive en bas de l’escalier. Alors comment je fais, moi? Les œufs, ça doit être fait à la dernière minute. Eh bien, dès 7 heures du matin, je me mets dans la salle de bains qui est en dessous de sa chambre. Comme ça, quand le parquet, là-haut, grince, je cours à la cuisine», me racontait-elle comme je l’écris dans le livre.

« Il voulait s’endormir tous les soirs en regardant un petit feu d’artifices par la fenêtre donnant sur le jardin. »

Leurs corps cristallisent donc toutes les contradictions ?

Oui, d’autant que ces corps sont des étrangers à la famille, avec une grande différence de classes, de rang, d’origines culturelles. Les domestiques doivent tout faire pour ne pas contrarier l’esthétique et les manières de faire de la maison. Cela va loin: ils doivent s’habiller de façon plutôt sobre, les femmes n’ont pas le droit de se maquiller ou alors très discrètement. Ils doivent faire attention à leur odeur, pour ne pas perturber le déroulement de la vie de l’employeur et leur rappeler qu’ils sont des étrangers, qu’ils ne se ressemblent pas, qu’ils ne sont pas chez eux.

Ils doivent se fondre mais sans se prendre pour des riches, agir comme des bourgeois et des domestiques à la fois, être à la fois responsables et dociles, obéissants, déférents. Les riches exercent un fort contrôle sur ces corps. Et changent parfois les prénoms, selon leur bon vouloir, celui des domestiques issues de l’immigration, en particulier, au profit d’un prénom «plus français», «moins musulman», «plus facile à prononcer» et qui «ressemblent à quelque chose»… C’est une façon de réduire leur identité à un statut de domestique et de marquer les frontières de classes.

Servir les riches, Les domestiques chez les grandes fortunes, par Alizée Delpierre, La Découverte.
Servir les riches, Les domestiques chez les grandes fortunes, par Alizée Delpierre, La Découverte. © SDP

Malgré ce rapport de domination, parfois violent, il semble que ce soit difficile de partir. Vous en êtes la preuve vivante.

Je n’aurais jamais imaginé que ce soit si difficile d’annoncer mon départ… Quand j’étais nanny, même si c’était à temps partiel, et pas du tout mon métier principal, j’ai eu du mal à dire à mon employeuse que je partais. Elle avait réussi à me persuader que j’étais indispensable à sa famille et surtout à ses enfants. Comment allait-elle faire si je partais? Et puis quand il y a des enfants, cela change beaucoup de choses. On noue de réels liens, parfois de quasi-parenté, cela explique que l’on ait du mal à partir. Même si nos conditions de travail sont difficiles et qu’on n’en peut plus. Une employeuse m’a un jour raconté son cauchemar de la nuit précédente: «Je me levais le matin d’un rendez-vous professionnel important et mes quatre domestiques étaient partis. J’étais paniquée à l’idée de devoir préparer mon déjeuner, celui de mes enfants, les accompagner à l’école, me maquiller, préparer mon sac…» Elle s’était rendu compte à quel point ses domestiques étaient essentiels pour elle et ses enfants. La difficulté à rompre la relation est liée à cette imprégnation d’affects et cette réalité matérielle.

Les riches sont insatiables et leurs besoins, infinis, constatez-vous. Avec Soraya, gouvernante pour une famille de milliardaires américains à Monaco, vous dressez la liste des désirs les plus fous qu’elle a connus chez ses différents patrons et que vous avez récoltés au fil de votre recherche…

J’avais rencontré Soraya pendant son week-end de congé, qu’elle passait près de Montpellier. On était assises sur nos serviettes de plage et on s’était amusées à dresser cette liste… C’était à la fois drôle et très sérieux, parce que cela montre à quel point les ultrariches exigent des services ultrapersonnalisés, c’est l’une des façons d’exercer leur domination, leur pouvoir, de dire qu’en fait, ils sont tellement au-dessus et puissants qu’ils peuvent tout avoir, même les choses les plus folles. La liste était longue…

En voici quelques-uns que j’ai retranscris dans le livre: «Se faire essuyer la bouche et les mains après chaque plat, avec une serviette très blanche, qui sent la lessive spécialement conçue pour les bébés. S’asseoir à une table où l’espacement entre les couverts a été mesuré au millimètre près, avec une règle. Etre remerciée dès qu’on s’adresse aux domestiques, y compris pour leur donner un ordre par la formule «Je vous remercie, très chère Madame de me faire l’honneur de m’adresser la parole…» Ou encore s’endormir tous les soirs en regardant un petit feu d’artifices par la fenêtre donnant sur le jardin.»

Et quel est le désir qui vous a le plus choqué ?

Le fait d’exiger le matin un œuf sur le plat et demi. Comment est-ce possible? Le jaune d’œuf coule… La domestique qui m’avait raconté ce «délire» selon ses mots a ensuite mis une demi-heure à m’expliquer comment elle avait réussi à mettre au point sa technique. Désormais, à chaque fois que je fais des œufs sur le plat, je pense à elle. Tout cela pourrait sembler n’être que des détails insignifiants ou des caprices de riches mais c’est en réalité une manière de signifier que s’ils paient des domestiques, c’est pour qu’ils répondent à tous leurs désirs. Même les plus incroyables. Même les plus absurdes aux yeux des domestiques.

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