Ovidie: « On fait croire aux gens que tout le monde baise deux fois et demi par semaine »
Pourquoi faut-il absolument faire l’amour en été? Avec un sens aigu de la formule uppercut et féministe, l’autrice et réalisatrice Ovidie décrypte les questions de sexualité, de séduction, de rapport aux corps, aux autres, à la société. Interview sans tabous.
Son actualité n’a pas les contours d’un été moite et torride qui rimerait avec baiser – un mot qu’elle utilise plutôt que «faire l’amour». Ovidie le dit sans sourciller, elle l’écrit même en titre de son dernier ouvrage: La chair est triste hélas, sans virgule, en un seul souffle.
Dans son livre de 152 pages, format brut, percutant, confrontant, et drôle aussi, elle couche sur papier sa grève du sexe et les raisons qui l’y ont amenée. Elle qui l’avait vu comme un vecteur d’émancipation, le considère désormais comme un outil d’oppression et d’aliénation. Elle cite en exergue le S.C.U.M. Manifesto de Valerie Solanas: «Le sexe ne permet aucune relation, c’est au contraire une expérience solitaire. Elle n’est pas créatrice, c’est une perte de temps.» Elle y fait état de sa désillusion, de son désenchantement, de toutes ces heures consacrées «à s’instruire et à devenir une technicienne du sexe pour mieux satisfaire l’autre qui in fine se contentera d’un va-et-vient après un cunnilingus bâclé».
Désormais lovée dans «un espace calme et pas trop grand, un peu coupé du monde, dans lequel elle se sent bien», l’autrice et réalisatrice continue cependant à penser la sexualité, les sexualités, avec une puissance novatrice.
L’été serait la saison où tout est permis, voire conseillé. D’où cela vient-il?
Je trouve que c’est parfaitement cohérent avec ce qui se passe tout au long de l’année. Au printemps, on nous dit quel régime faire et l’été, on nous dit qu’il faut baiser et comment maintenir l’érotisme. Il y a d’abord le temps de la préparation pour être bandante et désirable – on s’abstient de bouffer ou on mange du quinoa et des yaourts protéinés.
Et quand arrive l’été, il faut arborer une peau halée, huilée pour attirer le regard. Il faut qu’on déploie nos meilleurs arguments pour pouvoir soit faire couple soit entretenir la flamme car les vacances sont le moment où le couple est censé s’éclater ou se rabibocher. Maintenir le couple, c’est notre fonction première en tant que femme. Et le fond de l’histoire, c’est ça. Je ne suis pas sûre que le sujet soit: «Des nanas qui s’éclatent l’été», parce qu’on n’explique pas comment prendre son pied mais on donne des tuyaux pour être le plus désirable possible. Ce n’est pas exactement le même enjeu et ce n’est pas le même genre de conseils…
Où commence exactement la sexualité?
On n’a pas tous la même définition, on ne pose pas nos balises aux mêmes endroits, on ne délimite pas les contours de la sexualité de la même manière. Les hommes hétéro et les femmes hétéro ne mettent pas le curseur au même niveau. D’ailleurs, dans nos histoires d’adultes et de couple, on n’a pas la même conception de ce qu’est «tromper». Un homme considère que draguer une autre femme, envoyer des photos, se masturber à distance, ce n’est pas de la sexualité ni de la tromperie. Avec cette idée qu’il n’y a pas d’adultère s’il n’y a pas d’éjaculation. C’est intéressant, cela renvoie pour certains à cette histoire soit de marquage de territoire soit de la préciosité de leur semence. Il y a là quelque chose de sacré: tant qu’ils conservent leur semence pour eux, ils ne sont pas dans l’adultère complet.
Quand vous êtes-vous rendu compte de cette divergence?
Pour (Sur)vivre sans sexe, vivre sans sexualité, le podcast que nous avons réalisé ensemble avec Tancrède Ramonet, nous avons rédigé les dix commandements de notre grève du sexe. Nous avons alors tenté de déterminer ce qui relève de la sexualité et ce qui n’en relève pas. Et on s’est vite rendu compte qu’on délimitait les frontières différemment.
Pour lui, en tant qu’homme, arrêter la sexualité, c’était arrêter l’éjaculation. Et puis en discutant, il y eut un élargissement de ce périmètre: la sexualité commençait là où commence la pénétration. Mais faire un cunnilingus à une femme, ce n’était pas de la sexualité… On n’a vraiment pas la même perception des choses!
Tancrède avait aussi une crainte de petit garçon, obsessionnelle, irrationnelle: avoir les couilles bleues s’il arrêtait de se vidanger, qu’elles se congestionnent et explosent s’il n’avait pas de rapport. C’est complètement absurde. Pourtant, ce n’est pas un mec bas du front mais un garçon intelligent, cultivé, qui peut tout à coup perdre son cerveau dès qu’il est question de sexe… Pour lui, donc, finalement, c’est bander et éjaculer. Tandis que moi, je considère que la sexualité commence bien avant tout ça: prendre un bain ensemble, mettre en place des fantasmes, des conversations chargées d’un point de vue érotique…
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Les hommes aussi sont soumis à des diktats, non?
Effectivement, ils sont soumis à des injonctions – à la performance, à bander, à être un conquérant… Ils peuvent aussi être victimes de ce système patriarcal dans lequel il y a les gagnants et les laissés-pour-compte. D’autant qu’il n’y a pas que les injonctions concernant le corps, il y a aussi celle du Prince Charmant. Le winner dans cette histoire, c’est le tombeur pété de thunes. Dans Cinquante nuances de Grey, il est trentenaire, milliardaire et a une grosse voiture. Or, dans la vraie vie, des milliardaires de 30 ans qui n’ont pas de problème d’érection, il n’y en a pas beaucoup. On voit bien qu’il y a une inégalité, dans l’accès au plaisir, au sexe, à l’amour, une inégalité de classe entre les hommes. De ce système de la loi du plus fort, ils sont aussi les grands perdants.
Peu de gens baisent en réalité, écrivez-vous. Ainsi nous accepterions de vivre dans «un simulacre d’hédonisme où chacun prétend copuler à tire-larigot»?
C’est un mensonge généralisé, on nous fait croire qu’on baise deux fois et demi par semaine, d’après les statistiques. J’avoue que cela me laisse sans voix, je ne comprends pas où on trouve le temps. Alors qu’en réalité, pour des raisons diverses, entre ceux qui ne peuvent pas, ceux qui aimeraient mais ne peuvent pas, ceux qui ne veulent plus, énormément de gens ne baisent pas.
Mais pourquoi ce mensonge?
Si on ment, c’est pour ne pas perdre notre valeur sociale. En tant que femme, on est censée baiser entre 20 et 50 ans ; après, on entre dans l’invisibilité. On passe de l’injonction à baiser à ne plus avoir le droit de baiser parce qu’on vous trouve trop vieille. Bref, on perd de notre valeur sociale dans la mesure où notre première valeur, c’est notre baisabilité. Ce n’est pas notre réussite professionnelle ni notre capacité à produire du discours, ce n’est pas d’être mère, ça ne l’est plus. Non, notre fonction première est d’être excitante, désirable, avenante, agréable à regarder. Et si ce n’est pas le cas, pour une raison volontaire ou subie, on se casse la gueule sur l’échelle sociale.
Dans notre société occidentale, on n’a jamais autant parlé de sexe. Un outil d’émancipation?
Effectivement, et c’est la partie positive, on parle plus de sexe, c’est tant mieux car cela permet de poser des mots sur l’accès au plaisir, la prévention, y compris sur les violences sexuelles. Le terme de consentement par exemple est désormais entré dans le langage et dans nos préoccupations, notamment grâce aux réseaux sociaux et à la période post #MeToo. Quand j’ai découvert la sexualité, à l’adolescence, ce n’était pas dans notre sphère de pensée. Par contre, les gamins de 18 ans aujourd’hui, qui en avaient 12 au moment de #MeToo, ont vécu leurs premiers questionnements autour de la sexualité avec en tête tout ce qui concerne le consentement.
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Cela dit, les réseaux sociaux créent aussi de nouvelles injonctions, dites-vous…
On ne parle pas forcément toujours en bien de sexe sur ces réseaux. Il y a une nuance entre dire: «Tu as le droit de prendre plus de plaisir» et «Tu es obligée de faire ceci ou cela, pour être considérée comme un bon coup». On peut dès lors se retrouver à créer de nouvelles normes. On le constate, pas mal de filles, de 18 à 25 ans, ont déjà tout fait, elles ont testé toutes les pratiques du monde.
Et clairement, on a franchi un cap en termes de douleurs. Déjà qu’«avant», ce n’était pas drôle de devoir subir un rapport vaginal dans le cadre de ce qu’on appelait autrefois le devoir conjugal… Mais maintenant, il y a l’idée que cela ne suffit plus, il faut se prendre des gifles, des fessées, se faire sodomiser, étrangler… Sur ces 20 dernières années, des pratiques qui étaient réservées à un milieu BDSM avec ses codes et ses rapports presque contractuels sont aujourd’hui entrées dans la sexualité hétéro. C’est questionnant.
A l’heure où on n’a jamais autant consommé de porno, et de plus en plus jeune, le porno féministe pourrait-il être une façon de mettre à mal les diktats?
Les contre-cultures et leur contre-images sont bien trop minoritaires d’une façon générale, au-delà du porno, pour annihiler ou mettre à mal tout ce conditionnement. Ce n’est globalement pas suffisant. C’est exactement comme quand on dit: «Toutes les femmes sont belles même quand elles ont des rides», c’est un contre-discours certes mais dans la réalité, toute l’année on est bombardées de pub pour des antirides. C’est compliqué de modifier ce qui nous conditionne avec juste quelques contre-images. Or, les plates-formes de porno, ce sont des dizaines de millions de vidéos en ligne gratuitement, personne ne pourra jamais rivaliser avec ça, ce n’est pas dix ou cent films qui vont pouvoir changer le cours de l’histoire ni ce qui nous conditionne généralement.
« Il faut faire évoluer les insultes… Je rêverais de fonder le Mouvement des Mal Baisées »
Dans la langue du sexe, on voit apparaître de nouveaux termes. On dit désormais «circlusion» pour «pénétration». Ces ajustements du langage modifient-ils la pensée et les actes?
Le terme circlusion modifie notre perception de qui a le dessus lors de la sexualité. Il s’agit d’une volonté de casser cette dimension «conquête des corps» par la pénétration, cela renvoie à une dimension active pour la personne qui est pénétrée. Mais cela reste très minoritaire, peu de femmes utilisent le mot circlusion et les hommes, encore moins. Il faut donc en modérer l’impact. Mais c’est intéressant qu’il y ait des termes qui apparaissent ou réapparaissent. Je crois au côté performatif du langage, c’est bien que le langage du sexe évolue. De la même façon qu’il faut faire évoluer les insultes… Je rêverais de fonder le Mouvement des Mal Baisées.
Le sexe avec l’amour, c’est mieux?
Pas nécessairement. Le sexe sans amour peut être positif, même s’il ne le pourrait plus pour moi. Et l’amour sans le sexe peut être très beau et inconditionnel. Les relations désexualisées peuvent être magnifiques. Je ne fais pas partie des gens qui pensent que sexe et amour doivent être liés. J’ai des relations désexualisées, des amitiés de très longue date non soumises à condition et que je trouve épanouissantes. Et la chair est triste hélas mais pas forcément nos vies.
Et l’orgasme dans tout ça? Vous avez participé à une expérience menée par des sexologues danois, un marathon de la masturbation durant lequel vous avez atteint 26 fois l’orgasme en quatre heures, «avant de déclarer forfait» …
Ils voulaient évaluer combien d’orgasmes étaient possibles dans ce laps de temps et les réactions corporelles qui y étaient liées. Celui qui a gagné du côté des hommes était venu du Japon pour éjaculer neuf fois. Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’aucun de nous n’a ressenti d’excitation.
La jouissance est une expérience mécanique qu’on peut charger de plein de choses et enrober d’une dimension mystique, amoureuse ou libératrice mais à la base de la base, il faut juste stimuler les bons nerfs. Cela s’apprend. Et il faut arrêter de penser que chez les femmes c’est un continent noir et que tout est très secret, qu’elles sont très cérébrales. Comme pour tout le monde, il suffit d’appuyer sur les bons boutons. C’est très mécanique. Et c’est rassurant, je trouve: à partir du moment où on le sait, c’est plus simple. Evidemment, cela n’empêche pas de charger cela d’une histoire d’amour…
Justement, qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour?
Les rapports égalitaires. Il n’y a que ça qui pourra sauver l’amour.
Ovidie
Eloïse Delsart naît le 25 août 1980 à Lille.
En 1999, étudiante en philosophie, elle endosse un pseudonyme «protecteur», Ovidie, et tourne dans son premier film porno.
Très vite, elle réalise des documentaires: Rhabillage, Tu enfanteras dans la douleur, A quoi rêvent les jeunes filles, Là où les putains n’existent pas.
Depuis, elle a signé les podcasts La dialectique du calbute sale, Vivre sans sexualité, Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour?, la série Des gens bien ordinaires sur Canal +, la BD Les Cœurs insolents et les capsules Libres! Manifeste pour s’affranchir des diktats sexuels, sur Arte.
En 2023, paraît La chair est triste hélas (Julliard).
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