Lisette Lombé
Somebody to Love, qu’il chantait
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Hall de gare. Paris Montparnasse. Direction la Bretagne pour une tournée de cafés-librairies. Calepin rose recouvert de personnages en tenues sportives, qui s’étirent et appellent à la souplesse. Je me suis arrêtée pour écrire cette évidence: chacune des centaines de personnes que j’ai croisées depuis ce matin dans les escalators, dans les files, dans les transports en commun, chacune de ces personnes a une vie aussi précieuse que la mienne. Ni plus, ni moins.
Sous les apparences disparates, sous les vêtements plus ou moins à la mode, derrière les démarches singulières, des soucis, des aspirations, des obligations, des vulnérabilités, des qualités humaines, des histoires familiales, des trajectoires personnelles, des digestions du confinement, des doutes, des regrets, des désirs. Pas de moutons, pas de robots. Pas de foule aveugle, pas de masse informe. Du vivant.
Je sens bien que tout en continuant à nommer avec le plus de subtilité possible ce qui abîme spécifiquement tel ou tel groupe d’appartenance, je cherche aujourd’hui ce qui nous rassemble, ce qui nous relie, ce qui fait de nous des êtres capables de nous retrouver autour d’une expérience commune.
Je suis en révolution intérieure et en révolte extérieure alors qu’il y a encore peu, c’était l’inverse. Je partais à l’abordage de la vastitude des injustices du grand monde avec l’espoir que les petites victoires contre les oppressions du quotidien allaient éteindre le brasier sous ma poitrine. Aucun des deux mouvements n’est meilleur que l’autre. Le second m’a convenu pendant des années, puis il m’a fallu passer par des métamorphoses personnelles, des infléchissements du tempérament, des armures attaquées par la tendresse pour faire un pas de côté et regarder le monde autrement. Je ne sais pas si cette énergie des barricades reviendra ou si je dois accepter que quelque chose s’est déplacé irrémédiablement en moi.
‘Qui prend le temps, la peine, le soin de nous rappeler que nous sommes uniques?’
Je souris en attendant mon train. Mes voyages professionnels sont énergivores mais multiplient les occasions de belles rencontres. Des remuantes, des prémices d’amitié artistique au long court, des fortuites lumineuses. Comme à Bruxelles, au retour d’un festival de littérature bordelais, avec cet adolescent qui me fait rire dans le bus en m’expliquant que la faim le rend enragé (ce sont ses mots).
Je ne connais pas intimement le jeûne du ramadan, ni le jeûne en général, mais je partage sa sensation de modification de la personnalité quand le ventre est vide. Nous rions. Ses trois copains rient aussi. Moment suspendu. L’instant d’avant, des corps inconnus assis dans un bus. L’instant d’après, des humanités qui s’écoutent et partagent un tout petit bout d’elles-mêmes, en toute spontanéité.
Je pense à mes fils. Je pense à ma fille. Que connaît-on de la consolidation ou de l’émiettement de la spiritualité de nos enfants? Quand la course du quotidien nous permet-elle de nous arrêter pour discuter de ces intimités-là? Quand nous risquons-nous à interroger ce qui meut, élève, transcende les personnes qui nous sont les plus proches?
A Liège, c’est avec un jeune homme, élégant, solaire, qui porte un appareil dentaire amovible dernier cri, presque transparent, que la conversation s’engage joliment. Nous causons prix, confort et inconfort, considérations esthétiques, produits d’entretien. Echanges légers, entourés de navetteurs pressés. Autodérision. Evocation de Freddie Mercury. Je dis au jeune homme que je ne vois pas ses dents quand je le regarde mais une magnifique personne. Ma remarque a l’air de le chambouler. Qui est la dernière personne à nous avoir dit que nous étions une magnifique personne? Qui prend le temps, la peine, le soin de nous rappeler que nous sommes uniques, pas interchangeables? Qui nous rassure, qui dorlote notre estime, à nous, adultes?
Direction la Bretagne. Cette chronique semble s’écrire toute seule. A ma droite, un jeune couple se lance dans une battle de compliments. La poésie de leurs échanges me fait venir les larmes aux yeux. Nous ne sommes rien sans amour, sans douceur partagée.
Lui: «Tu es encore plus belle sans maquillage, tu sais.»
Elle: «En fait, tu es un miroir magique.»
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