“Les tongs représentent 10% du plastique récolté sur les plages”

Tristan Lecomte espère convaincre de plus en plus d'entreprises qui utilisent du plastique de compenser leur empreinte plastique en aidant à la récupération des déchets en Asie. © Second Life
Isabelle Willot

Chaque année, près de 13 millions de tonnes de plastiques se déversent dans les océans. Une pollution endémique qui frappe plus particulièrement l’Asie du Sud-Est. Depuis 2020, l’environnementaliste Tristan Lecomte encourage les entreprises à “compenser” leur empreinte plastique en finançant la collecte et le recyclage de bouteilles, filets de pêche et tongs échoués sur les plages de Thaïlande. Interview.

Nous en avons certainement tous au moins une paire dans nos placards. Ces tongs que l’on glisse à nos pieds, l’été, presque sans y penser et que l’on perd tout aussi facilement, représentent environ 10% des déchets plastique trouvés par Tristan Lecomte et ses collecteurs sur les plages reculées de Thaïlande. Depuis 2020, l’environnementaliste français qui jusqu’ici s’était plutôt spécialisé dans les projets de reforestation, s’est lancé un nouveau défi : convaincre les entreprises qui utilisent du plastique de “compenser” cette empreinte comme elles devront le faire pour le carbone afin d’atteindre le “Net 0”.

Les tongs abandonnées qui en plus ne sont pas un produit facilement recyclable envahissent les plages.
Les tongs abandonnées qui en plus ne sont pas un produit facilement recyclable envahissent les plages. © Second Life

Face à l’urgence climatique, l’Europe s’est en effet engagée à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Concrètement, pour les sociétés désireuses de contribuer à l’effort collectif, cela passe par le calcul de leur empreinte carbone, la réduction maximale de leur impact carbone et la mise en place de mécanismes de compensation pour les émissions de CO2 inévitables, notamment en investissant dans le développement de puits de carbone. Planter des arbres dans le cadre de projets dits de “carbone forestier” est un des moyens préconisés pour y parvenir. Jusqu’ici, la production des emballages était intégrée dans ce calcul global.

Le plastique océanique peut passer jusqu'à dix ans en mer avant de s'échouer sur les plages.
Le plastique océanique peut passer jusqu’à dix ans en mer avant de s’échouer sur les plages. © Second Life

Avec Second Life, le nouveau projet de Tristan Lecomte, le Français a imaginé des mécanismes similaires pour encourager les industriels consommateurs de plastique à faire un effort supplémentaire. Il a pu pour cela compter sur le soutien de Mathilde et Bertrand Thomas, fondateurs de la marque de cosmétique Caudalie. Les deux entrepreneurs, membre de l’organisation 1% For The Planet (lire par ailleurs) se sont donc engagés à collecter et recycler la même quantité de plastique que celle utilisée annuellement par Caudalie. Baptisée 100% Plastic Collect, cette initiative mise en place sur le terrain par Tristan Lecomte est déjà en train de faire des émules après d’autres entrepreneurs désireux de se revendiquer “neutre en plastique”. De passage à Paris dans les bureaux de Caudalie, l’activiste nous a détaillé les enjeux de son nouveau combat.

En Thaïlande, on est parfois loin du cliché des plages de sable fin paradisiaques.
En Thaïlande, on est parfois loin du cliché des plages de sable fin paradisiaques.

En proposant aux entreprises de “compenser” leur production de plastique, ne risque-t-on pas de leur donner bonne conscience et ne pas voir diminuer l’usage du plastique vierge?

Ceux qui s’engagent dans cette démarche sont convaincus de la nécessité de réduire cette utilisation. Si vous prenez l’exemple de Caudalie, entre 2020 et 2021, la marque a réduit sa consommation de plastique en 100 tonnes. Elle ne s’est donc pas dit : je compense donc je peux continuer à produire et balancer du plastique sur la terre comme je veux. Il s’agit ici aussi d’un effort supplémentaire fait par rapport aux filières de recyclage qui sont mise en place en France et en Europe. L’an dernier, Caudalie a aidé à récupérer 545 tonnes de plastique océanique échoué sur les plages de Thaïlande.

Pourquoi avoir choisi la Thaïlande justement?

C’est un pays que je connais bien car j’y vis depuis 12 ans maintenant. La Thaïlande se classe au 6ème rang mondial de la pollution marine. Ici seuls 24% des déchets sont traités correctement dans des décharges légales… Mais d’autres pays d’Asie sont également victimes de ce fléau. Je pense à la Chine, à l’Inde, au Sri Lanka et à l’Indonésie : 80% du plastique qui se retrouve en mer provient de cette région du monde et cela tient à la déficience du système de collecte et de recyclage sur place. Pendant le Covid qui me bloquait là-bas, j’ai mené une étude afin de voir ce qu’il serait possible de mettre en place pour endiguer cette pollution. C’est comme cela que notre premier projet dans la province de Ranong a démarré.

Les populations précarisées qui collectent le plastique océnanique reçoivent des primes pour ramasser aussi le plastique peu valorisé.
Les populations précarisées qui collectent le plastique océnanique reçoivent des primes pour ramasser aussi le plastique peu valorisé. © Second Life

“Nous collectons en moyenne chaque mois 300 tonnes de plastique par kilomètre de plage”

Comment cela se passe-t-il concrètement?

Nous travaillons sur place avec les Moken, une communauté de gitans de la mer. Il s’agit d’une population particulièrement discriminée: en Thaïlande, ils ne possèdent même pas de papiers d’identité. Autrefois nomades, ils vivent désormais parqués sur des îles. Des endroits très peu touristiques qui sont aussi souvent très pollués. On est loin de l’image de carte postale des plages paradisiaques. Nous récupérons en moyenne 300 kilos de plastique par kilomètre de plage et par mois. Et là dedans, tout est loin d’être facilement recyclable. Tous les plastiques n’ont du coup pas la même valeur. C’est pourquoi nous rémunérons aussi ce qui n’est pas aussi facilement recyclable que les bouteilles de PET par exemple. Nous achetons donc le plastique qui est dit “sans valeur” : les tongs, les brosses à dents, les filets de pêche, les bouts de tonneaux… Sans cela, ces déchets restent sur les pages ou sont brûlés ou enterrés de manière sauvage. Nous enregistrons également nos collecteurs, afin de nous assurer qu’ils ont tous plus de 18 ans et qu’ils travaillent dans des conditions décentes.

Comment tout ce plastique se retrouve-t-il sur ces plages isolées ? Il n’est pourtant pas jeté sur place…

Là où les systèmes de collecte des déchets sont déficients, le plastique se retrouve dans les rues. Avec les pluies diluviennes de la mousson, il est entraîné vers les rivières et de là vers la mer. C’est comme cela qu’il s’échoue sur les plages… mais aussi qu’il en repart, lors de grosses tempêtes par exemple. Le plastique océanique est facilement reconnaissable: il peut parfois rester plus de 10 ans dans l’eau et s’en retrouve de ce fait altéré. Il jaunit, est rongé par le sel. Il n’est pas toujours propre non plus. Un plastique même recyclable qui a passé trop de temps dans l’eau de mer voit les chaînes de polymères qui le composent s’altérer. Pour le recycler, il faut avoir recours à des procédés chimiques qui sont beaucoup plus coûteux qu’un recyclage dit “mécanique” – on hache, on fond, on refait des granules… – et le coût à la tonne de ce produit recyclé peut être jusqu’à trois ou quatre fois plus cher que le coût de production du plastique vierge…

Même si les bouteilles de PET représentent le gros du volume, il est essentiel de ramasser aussi les autres déchets.
Même si les bouteilles de PET représentent le gros du volume, il est essentiel de ramasser aussi les autres déchets. © Second Life

“Un pétrole cher rend les innovations environnementales plus rentables”

Dans ces conditions, peut-on imaginer que cela devienne un jour rentable? Et que l’on cesse de continuer à produire toujours plus de “nouveau” plastique?

Il faut bien reconnaître que nous profitons en ce sens de l’augmentation du prix du pétrole. Plus il grimpe, plus le prix de rachat payé aux collecteurs du PET recyclable augmente aussi. De même le coût du plastique vierge monte également: depuis le début de la guerre en Ukraine il a augmenté de 30 à 40%. Ce qui le rapproche du coût d’un plastique recyclé. Cela peut paraître cynique mais un pétrole cher rend les innovations environnementales plus rentables.

Comme pour le marché du crédit carbone, vous avez tenu à ce que ce programme soit certifié par un organisme extérieur appelé Verra. Pourquoi ?

Certains plastiques sont beaucoup plus faciles à récolter et beaucoup moins coûteux à traiter. Il nous semble important de valoriser la récolte des plastiques océaniques. Il faut compter 500 euros en moyenne pour récupérer une tonne de plastique océanique, la ramener dans un centre de traitement et s’assurer qu’elle y sera recyclée d’une manière ou d’une autre. Si vous vous contentez de ramasser des bouteilles de PET à proximité des grands hôtels de luxe, ce n’est pas du tout le même boulot. Votre coût peut alors descendre à 200 euros la tonne. A l’inverse, dans les îles Surin par exemple, où vous avez très peu de bouteilles sur les plages, seulement trois collecteurs pour faire le job et où presque tout ce que vous ramasser est à valeur négative, le coût grimpe à 1700 euros. Pourtant c’est important de travailler là-bas car c’est un hot spot de biodiversité. Nous conservons tout le plastique que nous collectons pendant six mois et l’organisme qui nous certifie peut vraiment constater que nous avons certes un volume élevé de bouteilles de PET mais aussi 30% de filets et de matériel de pêche. Et jusqu’à 10% de tongs! L’an dernier nous en avons ramassé 50 tonnes…

Une fois ramassé, le plastique océanique est emmené vers des sites de traitements où il sera recyclé dans 90% des cas.
Une fois ramassé, le plastique océanique est emmené vers des sites de traitements où il sera recyclé dans 90% des cas. © Second Life

Quelle seconde vie peut-on donner au plastique dit non recyclable?

L’argent que nous recevons des entreprises qui travaille avec nous va servir à financer la collecte mais aussi le transport et l’achat d’équipements de traitement de ces déchets. A Chiang Mai, nous avons implémenté une usine qui transforme ces plastiques en granules qui sont ensuite utilisées pour fabriquer de l’équipement urbain par exemple. Un autre recycleur local utilise cette matière première pour en faire un combustible utilisé pour alimenter des cimenteries. En plus il émettra six fois moins de CO2 que le pétrole vierge. Il y a certes un bénéfice environnemental mais on ne recycle pas. Aujourd’hui, seuls 10% de nos déchets finissent ainsi. Mais le pire de tous ces plastiques c’est encore le polystyrène. C’est une horreur! C’est léger, cela prend énormément de volume, donc même s’il y avait un prix de rachat au kilo ça ne vaudra jamais le coup ! Mais surtout, quand il s’effrite, il se disperse en petites boules sur la plage qui sont tout simplement irrécupérables…

Elles finissent par alimenter ce fameux “continent de plastique” que l’on nous montre si souvent en images… Pourquoi ne pas tenter de collecter ce plastique directement en mer dans ce cas, au lieu d’attendre qu’il s’échoue sur les plages?

Une fois de plus parce que ce n’est pas rentable! Ce continent, c’est une soupe de micro plastiques de 20 mètres de hauteur. Les bateaux qui vont à leur rencontre sont de formidables outils de communication. Mais l’énergie pour les propulser jusque là coûte plus cher que ce que vous pourriez retirer du plastique que vous espérez récupérer. Sans compter qu’il faudrait encore le ramener à terre. Ou le traiter sur place, là aussi pour un coût exorbitant. Avec notre approche, nous avons en prime un impact social auprès de population fragilisée.

Les plages isolées et difficiles d'accès sont aussi très souvent des hot spots de biodiversité à protéger.
Les plages isolées et difficiles d’accès sont aussi très souvent des hot spots de biodiversité à protéger.

Réduire au maximum l’impact du packaging

S’il est bien un business où l’emballage joue un rôle crucial – en terme de marketing mais aussi de sécurité – c’est bien l’industrie cosmétique. En 2020, le marché de l’emballage cosmétique pesait pas moins de 26 milliards de dollars, tout type de contenant confondus. Seuls 10% de ces volumes seraient aujourd’hui recyclés. Le plastique y est omniprésent. Un constat que la marque française Caudalie a très vite intégré dans ses réflexions pour limiter autant qu possible l’empreinte carbone de ses activités.

“L’éco-responsabilité est au coeur de nos engagements depuis de nombreuses années, pointe Mathilde Thomas, cofondatrice de la marque. C’est ainsi qu’en 2012 déjà nous avons intégré le programme 1% For The Planet initié par Yvon Chouinard, fondateur et propriétaire de Patagonia. Concrètement, nous reversons 1% de notre chiffre d’affaires à des associations oeuvrant pour la protection de la planète, ce qui place Caudalie dans le top des entreprises les plus engagées dans le domaine.” Par ce biais, la société a contribué à la plantation de plus de 10 millions d’arbres. C’est dans le cadre de ces activités que Mathilde et Bertrand Thomas ont croisé la route de Tristan Lecomte avec qui ils se sont lancés en 2020 dans une nouvelle aventure. Non content d’avoir entrepris une réflexion de fond sur tous ses packagings – d’ici 2023, tous seront recyclés, recyclables ou rechargeables – le duo s’est engagé à collecter et recycler chaque année en Asie la même quantité de plastique que celle utilisée par Caudalie. Et ce indépendamment de ce qui est mis en place localement dans les pays où elle commercialise ses produits pour recycler les emballages.

En 2020, l’initiative 100% Plastic Collect a ainsi financé – à raison de 500 euros la tonne – le ramassage et le traitement 650 tonnes de plastique en Thaïlande. En 2021, pour être à l’équilibre, elle a oeuvré à la collecte de 550 tonnes car elle a réussi parallèlement à diminuer de 100 tonnes sa propre consommation de plastique.

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