« Vieillir est un privilège »: l’âgisme et la place complexe des femmes de plus de 50 ans
Si l’âgisme désigne la discrimination liée à l’âge, pour les femmes, déjà victimes de sexisme, c’est la double peine. Plus susceptibles que leurs pairs d’être considérées comme périmées passé un certain âge, trois d’entre elles donnent ici de la voix – et dénoncent.
Quartier De Brouckère, aux derniers jours d’un été indien qui s’étire langoureusement bien au-delà de septembre. Comme un rappel de la subjectivité inhérente au concept de saisons, ce qui, parce que le hasard fait décidément bien les choses, est justement la raison du rendez-vous fixé chez Womade. Pensé par une femme pour les femmes, cet espace de coworking baigné de lumière accueille Sandrine Alouf, Valérie L’Heureux et Nathalie Uffner pour parler d’une problématique à laquelle elles sont directement confrontées : l’âgisme, qui voudrait qu’une fois dans l’automne de sa vie, une femme soit au mieux invisible, et au pire, périmée.
Un sujet des plus sérieux, qui n’empêche pas l’ambiance d’être résolument bon enfant : amies dans la vie, Nathalie et Sandrine se retrouvent avec enthousiasme, tandis que Valérie découvre avec curiosité le projet photo de cette dernière (lire notre présentation). Pour peu, on rechignerait à interrompre le flux harmonieux de leur conversation, mais il serait dommage de ne pas profiter de leurs perspectives pour questionner notre rapport à l’âge – et quitte à échanger sur le sujet, autant ouvrir le débat avec la question qui fâche…
Vous avez toutes trois passé le cap symbolique de la cinquantaine, cette décennie prise en tenaille entre le tourbillon de la jeunesse et le spectre du troisième âge. Diriez-vous que vous vous sentez toujours jeunes ?
Sandrine Alouf : L’idée de mon projet C’est pas demain la vieille m’est venue à l’aube de mes cinquante ans. Lors d’une soirée, je me suis retrouvée à discuter avec un publicitaire à qui j’ai demandé pourquoi on choisissait toujours de très jeunes femmes pour promouvoir les crèmes anti-rides. Il m’a rétorqué que c’était parce qu’une femme de plus de 50 ans n’était pas séduisante, ce qui a eu le don de prodigieusement m’énerver. J’ai décidé de canaliser cet énervement dans un projet artistique, une parodie d’images publicitaires avec des femmes de 60 ans et plus à la place des jeunes mannequins, et ce n’est qu’après que j’ai réalisé que mon âge était peut-être lié à pourquoi sa remarque m’avait tant atteinte. Je ne me suis jamais sentie vieillir, et je n’ai d’ailleurs pas l’impression qu’on soit très vieux à 50 ans.
Nathalie Uffner : Quand j’avais 30 ans, quelqu’un qui en avait 60 était un vieillard pour moi ! Et puis le temps passe, on s’habitue, on accepte son âge, jusqu’au jour où on se réveille et on commence à décompter. Quand j’ai eu 50 ans, je me suis dit qu’il me restait peut-être encore trente ans à vivre, vingt ans aujourd’hui, mais vingt ans, ce n’est rien du tout !
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Sandrine Alouf : Quand j’ai eu 50 ans, une amie m’a demandé ce que je comptais faire des trente prochaines années. Je lui ai demandé pourquoi trente, et quand elle m’a répondu que c’était parce qu’il me restait environ trente ans où je pouvais m’engager, je lui ai répondu aussi que ce n’était rien comme période.
Valérie L’Heureux : Ma grand-mère a vécu jusqu’à l’âge de 104 ans et pour ma part, je n’ai jamais décompté. A 30 ans, j’avais déjà trois enfants, j’ai été projetée très jeune dans le « monde des adultes » et je n’ai jamais pris le temps de réfléchir aux années qui passaient. Par contre, dans mon cabinet, je constate que mes patients abordent le sujet très différemment selon leur sexe. Des hommes de plus de 50 ans me disent chercher une compagne « entre 35 et 45 ans » tandis que je vois énormément de femmes seules du même âge qu’eux. En ce qui les concerne, elles ne veulent pas un partenaire qui soit forcément plus jeune, juste « pas un vieux ».
« Quand j’avais 30 ans, quelqu’un qui en avait 60 était un vieillard pour moi ! Et puis le temps passe, on s’habitue, on accepte son âge, jusqu’au jour où on se réveille et on commence à décompter »
Nathalie Uffner
Mais « être vieux », c’est quoi ? Est-ce vraiment une question d’âge ?
S.A. : Jeune ou vieux, quand on n’est plus en bonne santé, tout s’écroule.
N.U. : Au-delà de la santé physique, c’est quand on perd sa vitalité qu’on se sent vieillir. Plus les années passent, plus j’ai tendance à me sentir fatiguée, moins rapide. C’est insupportable d’avoir le sentiment que le corps ne suit plus l’esprit. Quand je vois le débat autour de l’âge de la retraite en France, j’ai beau comprendre les griefs de ceux qui manifestent, je trouverais ça horrible d’être pensionnée à 60 ans : si je m’arrête, je meurs – même si, à un moment, je serai peut-être rattrapée par la fatigue.
V.LH. : C’est important de se rappeler qu’on n’est obligés à rien. Ce n’est pas parce que la retraite est fixée à un certain âge qu’on ne peut pas arrêter de travailler avant, quitte à vivre avec moins par exemple.
« Souvent, l’angoisse par rapport à la sécurité financière est liée à notre angoisse de mort »
Valérie L’Heureux
S.A.: C’est vrai, mais c’est aussi compliqué à mettre en place, parce que la réussite est tellement vue comme une ascension, que si on décide d’arrêter pour vivre plus chichement d’une petite pension, c’est comme si on n’avait pas réussi sa vie.
V.LH. : C’est important de réaliser que souvent, l’angoisse par rapport à la sécurité financière est liée à notre angoisse de mort. Plus on vieillit, plus elle nous entoure : plus jeune, ce sont les personnes de la génération de nos grands-parents qui meurent, puis nos parents, et maintenant, ce sont nos pairs.
Vieillir est en effet indissociable d’une série de deuils, qu’ils soient concrets ou symboliques. On dit ainsi des femmes qu’elles deviendraient invisibles après un certain âge. L’avez-vous vécu? Cette invisibilisation est-elle vraiment une peine ou bien au contraire, un soulagement ?
V.LH. : Le rapport au corps est difficile à tout âge, parce que la société fait peser une incroyable pression sur l’image quel que soit l’âge. La ménopause s’accompagne de changements corporels beaucoup plus marquants que lors de n’importe quelle autre période de la vie, à part peut-être pendant et après une grossesse. Une fois ménopausée, qu’elle soit mince ou forte, une femme va voir sa taille s’épaissir, et au-delà de l’esthétique, c’est aussi désagréable physiquement. Le plancher du périnée descend, et si on ne fait pas d’exercices pour le remonter, cela va affecter la posture, on va avoir mal aux pieds, le ventre va encore plus s’affaisser…
S.A. : C’est fou, parce que personne ne nous dit ça ! Je ne blâme pas nos mères, parce qu’on ne le leur a probablement pas dit non plus !
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N.U. : Plaire n’est pas une question d’âge mais bien d’état d’esprit. Je connais des femmes de mon âge qui ont encore envie de séduire et qui le font, mais pour la majorité des femmes ménopausées, c’est comme si quelque chose s’éteignait et que l’envie de séduire disparaissait un peu. Je ne me suis jamais sentie super belle, mais toute ma vie, si je passais à côté d’un homme dans la rue, je savais que je pouvais croiser son regard. Jusqu’à l’âge de 52-53 ans, où j’ai réalisé que je disparaissais dans le regard des hommes. C’est dingue, comme sentiment !
« On a gagné vingt ans. Les femmes de 60 ans d’aujourd’hui ne sont pas les soixantenaires d’hier »
Sandrine Alouf
V.LH. : En consultation, je vois deux catégories de cinquantenaires, celles qui sont en couple, et celles qui aimeraient l’être. Pour ces dernières, il y a énormément de diktats liés à l’âge, la manière dont elles se présentent… C’est compliqué de se construire une image de partenaire valable si elles sentent qu’elles sont stigmatisées au niveau de leur boulot ou de leur apparence.
S.A.: Malgré tout, on vit à une époque hyper-intéressante, parce qu’on a gagné vingt ans. Les femmes de 60 ans d’aujourd’hui ne sont pas les soixantenaires d’hier : c’est grisant, parce qu’on peut créer de nouvelles perspectives, ce qui est aussi très libérateur pour la nouvelle génération.
Malheureusement, ce changement de perspective prend du temps, et en attendant, certains regards très durs restent braqués sur les femmes d’un certain âge.
N.U. : Je ne supporte plus le mot « boomer », surtout quand il est utilisé par des plus jeunes de manière péjorative. C’est vraiment discriminant. Par contre, ce qui m’énerve autant que ça m’amuse, c’est quand mes fils me disent que je ne peux pas comprendre quelque chose parce que quand j’étais jeune, le monde était différent. D’un côté, il faut leur laisser la place d’y croire, mais de l’autre, ils se trompent clairement.
S.A. : Il faut bannir les termes « anti-rides » et « anti-âge ». L’âge, c’est la vie !
C’est bien là le paradoxe au cœur de l’âgisme : vieillir est un privilège que tout le monde n’a pas. Et pourtant, on continue de réagir extrêmement négativement à la vieillesse, sans prise de conscience que voir les années passer est une chance.
V.LH. : Cela vaut aussi pour le point de vue intellectuel : parfois, on joue à des quizz entre collègues, et à part sur les émissions télévisées actuelles, j’ai tendance à être plus calée qu’eux sur les autres sujets. Quand ils s’en étonnent, je leur réponds en souriant que c’est normal, je suis vieille, et j’ai eu le temps d’accumuler plus de connaissances.
« On vit dans une société du jeunisme qui ne valorise pas les expériences. On consomme aussi vite qu’on jette, alors que si on valorisait plus la robustesse et la durabilité, on porterait un tout autre regard sur l’âge »
Sandrine Alouf
N.U. : Tout dépend du milieu dans lequel on évolue. Certains secteurs encouragent l’âge : il suffit de regarder l’Académie française, où ils sont tous super vieux et ont quand même un rôle. Dans le milieu artistique, par contre, on a tendance à privilégier la jeunesse.
S.A. : On vit dans une société du jeunisme qui ne valorise pas les expériences. On consomme aussi vite qu’on jette, alors que si on valorisait plus la robustesse et la durabilité, on porterait un tout autre regard sur l’âge. Si on veut venir à bout de l’âgisme, il faut repenser la société de consommation dans son entièreté. En invisibilisant les femmes âgées de 50 à 75 ans, on leur fait subir quelque chose de psychologiquement très violent : on les fait réapparaître quand elles incarnent la grand-mère, mais entre-temps, elles ont dû faire face à un oubli de vingt-cinq ans, c’est incroyablement dur à vivre !
N’est-on pas tout de même en train de s’affranchir de ce diktat qui voudrait qu’une femme soit montrable quand elle est soit très jeune, soit très vieille ? De Naomi Watts à Jennifer Aniston, toujours plus de célébrités s’expriment sur la ménopause et enjoignent à réaliser que ni la beauté ni l’énergie n’ont de date limite.
S.A. : C’est très hypocrite, parce que même si c’est bien que ces actrices prennent la parole, elles n’ont pas le même vécu que Madame Tout-le-monde, qui vit dans un patriarcat où vieillir n’a pas les mêmes implications selon qu’on est une femme ou un homme. Avec le recul, je me surprends malgré tout à me dire que c’est plus facile de vieillir pour une femme que pour un homme, parce qu’on a beaucoup plus l’habitude qu’eux de nous réinventer. C’est une force.
V.LH. : Les problèmes érectiles liés à l’âge vont être une blessure d’orgueil épouvantable pour les hommes, alors que les femmes ne vont pas s’inquiéter autant à l’approche de la ménopause et vont encore connaître un épanouissement sexuel.
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N.U. : Je ne compte pas laisser mon âge me dicter comment je m’habille. Un jour, en sortant d’une cabine d’essayage, je suis tombée sur la mère d’une amie. Elle devait bien avoir 85 ans et elle était habillée comme une gamine, en casquette et en jogging, j’ai trouvé ça génial ! Il faut continuer à s’amuser, même si ce n’est pas toujours simple quand on est confrontée à ce que l’âgisme nous renvoie.
« Le fait de refuser d’assumer son âge et d’utiliser tous les trucs et astuces possibles pour paraître plus jeune est aussi une forme d’âgisme auto-imposée »
Valérie L’Heureux
S.A. : En Europe, on est face à une société vieillissante, et si on ne fait pas attention au troisième âge, le quatrième âge s’annonce très difficile à gérer. En médecine chinoise, on dit qu’il n’y a pas quatre mais bien cinq saisons, avec un deuxième printemps qui apparaît au moment de la ménopause. Je trouve ça hyper beau, comme une invitation à oser exprimer ce qu’on a toujours eu envie de faire une fois qu’on est délestée de certaines contraintes de maternité ou de carrière liées à la jeunesse. Si on veut que les mentalités changent, ça ne sert à rien d’attendre que les politiciens s’y attèlent, c’est à nous de le faire.
V.LH. : Le fait de refuser d’assumer son âge et d’utiliser tous les trucs et astuces possibles pour paraître plus jeune est aussi une forme d’âgisme auto-imposée.
S.A.: L’âgisme va dans les deux sens : il peut aussi être appliqué aux jeunes à qui on dit qu’ils n’ont pas assez vécu et manquent d’expérience. La discrimination impacte tout le monde, peu importe l’âge qu’il a, et si on veut s’en libérer, il faut arrêter une bonne fois pour toute de vouloir faire rentrer des gens dans des cases.
Tour de table
Pour cette table ronde, nous avons eu la chance de rassembler trois expertes en la (et en leur) matière.
Sandrine Alouf (52 ans) est photographe et autrice de la série C’est pas demain la vieille, qui interroge notre rapport à l’âge en parodiant des photos de mode.
Valérie L’Heureux (57 ans) est sexologue. Des flux du désir au rapport au corps, elle accompagne sa patientèle dans les évolutions liées à l’âge.
Nathalie Uffner (61 ans), comédienne de métier, a co-créé le Théâtre de la Toison d’or, à Bruxelles, mais aussi le podcast « Jeunes Vieux Cons », qui fait dialoguer les générations.
L’âgisme, c’est quoi? Les chiffres qui fâchent
S’il est facile de voir en l’âgisme un phénomène diffus, tenant plus du ressenti personnel que du préjudice objectivable, les chiffres ne mentent pas. Et quand ils attestent de la discrimination liée à l’âge, ils ont de quoi donner des cheveux blancs. Selon le dernier sondage (2021) Amnesty International relatif à l’âgisme au sein des francophones de Belgique, près de la moitié (46%) des 75 ans et plus constatent ainsi que leur opinion est devenue moins importante, contre 25% seulement des 55-64 ans. Lesquels sont 79% à se dire intégrés dans la société, un pourcentage qui baissent à 67% chez les plus de 75 ans.
Et ainsi que l’illustrent les participantes de notre table ronde, cette discrimination pèse encore plus lourd sur les femmes que sur les hommes : 37% des femmes belges de plus de 55 ans confient ainsi que le regard que la société porte sur elles leur donne le sentiment d’être vieilles, alors même qu’elles n’ont pas l’impression de l’être. Chez les hommes, ce ressenti est partagé par seulement 23% de leurs contemporains. Et il ne se limite pas à la société au sens large, mais bien aussi aux différentes sociétés qui les emploient : 25% de nos compatriotes âgés de plus de 55 ans estiment être traités différemment au travail dès le passage de cet âge, et confient en outre avoir plus de difficultés à trouver un emploi. Une discrimination contre laquelle les baby-boomers belges se rebellent : en cinq ans, les plaintes pour âgisme reçues par Unia ont ainsi augmenté de 34,5%.
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