À l’heure du tourisme de masse, faut-il renoncer au voyage?

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Isabelle Willot

Faudrait-il renoncer à voir le monde pour pouvoir le sauver? Dans son enquête philosophique Renoncer au voyage, Juliette Morice questionne ce qui nous pousse encore et toujours vers ces ailleurs que d’autres avant nous ont déjà explorés.

C’est un sentiment bien connu de tous les voyageurs: ce plaisir presque coupable que l’on ressent en glissant la clé dans la serrure de son «chez-soi» lorsque l’on rentre de vacances. De quoi se demander finalement ce qui nous pousse encore et toujours à partir, en quête d’aventures déjà vécues par d’autres depuis des millénaires. 

Dans un essai qui se dévore comme une enquête historique, la philosophe Juliette Morice interroge ce désir irrépressible qui encourage les humains à sortir de leur zone de confort pour «aller voir de leurs propres yeux». Alors qu’il est désormais devenu presque impossible de prendre l’avion sans se sentir coupable, elle nous rappelle que Pétrarque déjà et Platon avant lui doutaient déjà de l’utilité des voyages. 

«Cette pulsion scopique de plus en plus vorace, renforcée encore par le tourisme de masse, pourrait conduire un jour à la destruction pure et simple des sites les plus prisés», énonce-t-elle. Au fil des pages, elle pointe du doigt le mépris de classe larvé qui sous-tend l’opposition artificielle du touriste à «l’aventurier» qui n’existe finalement que dans nos fantasmes collectifs. 

«Ne sommes-nous pas tous un peu ces touristes que nous adorons détester», pointe-t-elle. Prêts à justifier en nous mentant à nous-mêmes que nos voyages valent forcément mieux que ceux des autres, seuls voués à rester cloués au sol. Décryptage.

En lisant votre essai, on se rend compte que de tout temps, les voyages ont fait l’objet de controverses. Désormais, on les accuse même de participer à la destruction de la planète. Qu’est-ce qui nous pousse pourtant à continuer à voyager? 

C’est en effet d’autant plus étonnant que les moyens d’évasion se sont au fil du temps démultipliés. Nous avions la lecture et maintenant les films, les séries à volonté sur les plates-formes sans parler des expériences de réalité virtuelle. Mais cela ne suffit pas. On a souvent invoqué la pulsion scopique, ce besoin irrépressible d’aller voir par nous-même. Mais à elle seule, elle ne justifie pas que nous continuions à nous fatiguer, à dépenser de l’argent, à perdre du temps, à nous mettre en danger même, parfois, pour voyager. Ce qui nous motive réellement, c’est l’effort physique. Le besoin de ressentir le mouvement, les odeurs. D’engager le corps jusque dans l’inconfort et la maladie dans certains cas. 

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En dépit du stress qu’ils engendrent, comment en est-on arrivé à nous faire croire que les voyages pouvaient par essence nous rendre heureux?

Cette quête du bonheur est une notion tardive, liée à l’arrivée des congés payés et à l’émergence d’un tourisme de masse. On a fini par associer le voyage aux vacances, un loisir récompense en quelque sorte, qui viendrait après le labeur. Avant cela, pour justifier le voyage, on entendait plutôt que cela rendait meilleur, non seulement le voyageur mais aussi son entourage auquel il pouvait ensuite faire part de ses expériences et de ses connaissances. On a même prêté au dépaysement des pouvoirs thérapeutiques tirés de la seule contemplation de la nouveauté, de l’étrangeté. 

La nouveauté, l’étrangeté sont des notions très subjectives, liées à l’expérience de chacun. Ne devrait-on pas, pour savoir de quoi l’on parle vraiment, (re)définir ce qu’est le voyage?

L’exercice n’est pas aisé mais il me paraît essentiel de bien décrire avant de prescrire, dans l’hypothèse où l’on imaginerait un jour réglementer les voyages. Selon l’OMT (Organisation mondiale du tourisme), le voyageur est celui qui passe au moins une nuit hors de chez lui. Instinctivement, on imagine qu’il faut partir d’un lieu vers un autre et d’en revenir après y avoir passé un certain temps. Ne pas seulement aller ailleurs mais «être» ailleurs. Une fois qu’on a dit cela, tout un tas de questions surgissent. Quelle distance doit-on parcourir? Quel moyen de transport faut-il emprunter? Y a-t-il une durée minimale et maximale pour pouvoir parler de voyage? 

Cela ne nous renvoie-t-il pas à ce que cela veut dire d’habiter quelque part finalement?

En effet, lorsque l’on voyage, on cherche à introduire une forme de rupture avec son univers familier. Mais l’on peut se demander si l’on a vraiment besoin d’aller très loin pour cela. Lorsqu’il écrit «Le but du voyage n’est pas de poser le pied sur une terre étrangère, c’est enfin de poser le pied sur son propre pays comme sur une terre étrangère», l’écrivain britannique G.K. Chesterton ne dit pas autre chose. Et en même temps, où que l’on aille, nous sommes toujours ramenés à la satisfaction de nos besoins primaires – manger, dormir, se protéger des éléments. Ce qui nous pousse à reconstituer un quasi-chez-soi autour de nous. Les accessoires de camping par exemple vont nous aider comme les enfants qui jouent à un jeu d’imitation à faire «comme à la maison».

‘Lorsque l’on voyage, on cherche à introduire une forme de rupture avec son univers familier.’

L’immobilisation relative du monde pendant le Covid a-t-elle contribué à changer notre regard sur le voyage?

En nous assignant soudainement à résidence, cela nous a laissé entrevoir ce que serait un monde où l’on ne bouge plus. En prenant ce recul forcé, nous avons pu nous interroger sur ce que veut dire voyager. C’est surtout le cas pour le pourcentage de la population mondiale qui pratique le voyage d’agrément et non le voyage forcé. On pointera d’ailleurs, non sans une certaine ironie, que certaines personnes qui sont les premières à prôner la liberté totale à propos des voyages de loisirs ont un tout autre regard sur les migrations contraintes. Ce droit fondamental d’aller et venir au détriment même de la survie de la planète n’est apparemment pas le même pour tous.

Le voyageur qui se veut «authentique» aime s’opposer au touriste qu’il méprise… Mais n’est-il pas lui-même un touriste comme un autre en plein déni?

Ce mépris est une forme de haine de soi car on sait bien au fond qu’on est toujours un peu ce touriste que l’on déteste. Dans la mesure où il n’y a plus aucune terre vierge ou inexplorée, on peut légitimement se dire que l’on est tous le «touriste» de quelqu’un. La visite initiale d’un lieu rend tout «vrai» voyage ultérieur impossible. Platon disait déjà qu’il n’y avait que des voyages ratés ou approximatifs. Et pourtant cette quête d’authenticité perdure. Avec tous les paradoxes qu’elle implique. Le voyageur qui dit fuir les lieux touristiques ne fait que déplacer le problème.

D’ailleurs, il ne lui suffit pas de voir de ses propre yeux, il doit «ramener des preuves»: des photos, des vestiges, des souvenirs souvent «made in China»… La vanité humaine est-elle le seul moteur de cette éternelle course vers l’ailleurs?

On peut se poser la question en tout cas lorsque l’on voit le nombre de personnes qui meurent chaque année en prenant un selfie «spectaculaire». Mais cette idée de preuves a existé de tout temps. Les pèlerins rapportaient des reliques qui de sacrées sont devenues profanes. Des vestiges comme la frise du Parthénon emportés par des explorateurs se sont retrouvés à leur tour dans des musées… qui sont aujourd’hui des lieux de surtourisme. Que dire aussi des sites qui sont complètement vandalisés – comme les plages d’Etretat dont les visiteurs pillent les galets quand ils ne se tuent pas en tentant de prendre une photo au sommet des falaises. 

‘Pour renoncer au voyage, il faut être en position de le faire.’

Ramener un souvenir, c’est aussi dire à celui qui est resté que l’on a pensé à lui? 

Certainement! D’ailleurs le poète humaniste Pétrarque voyait dans le voyage une mise à l’épreuve de l’amitié soumise à de longues absences car au XIVe siècle voyager prenait du temps. Ces objets, ces photos, ces images mentales constituent aussi une réserve de souvenirs pour l’avenir. Le voyage va donc bien au-delà de l’expérience physique du déplacement géographique d’un point A à un point B. L’idée du voyage prime. La manière dont on se l’imagine avant et dont on le raconte après.

Pour illustrer cela, vous évoquez d’ailleurs ces fameuses cartes qui nous invitent à «gratter» les pays que l’on a visités. Le syndrome du conquérant? 

On peut y voir en effet le signe d’un désir de conquête… D’ailleurs, comment gratte-t-on? Quand avons-nous réellement visité un pays de la taille des Etats-Unis? Dès qu’on y a séjourné? Suffit-il de transiter par un aéroport? De manière plus positive, on peut aussi voir dans ces cartes un moyen de rêver à l’avenir, un jeu qui déterminerait où l’on a envie d’aller et combien de parcelles de cette planète on peut parcourir dans toute une vie. Ce qui peut finalement paraître assez vain quand on y pense. Car l’on revient toujours en fin de compte à ce qui détermine le but du voyage: voir des sites, des paysages, ou rencontrer l’autre. 

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De plus en plus de discours s’élèvent pour nous inviter à renoncer au voyage, en tout cas à un certain type. Refuser de voyager aujourd’hui, est-ce un acte subversif? Ou une posture de privilégié?

Pour pouvoir renoncer, il faut être en position de le faire. Enormément de gens n’ont pas ce choix… car ils n’ont tout simplement pas les moyens de voyager. Ou, comme nous l’avons évoqué précédemment, ils sont contraints de le faire pour des questions de survie. C’est le cas notamment des réfugiés climatiques… victimes collatérales du surtourisme. Depuis le milieu du siècle dernier, voyager était devenu la norme: celui qui restait chez lui était taxé de paresse morale et intellectuelle, de manque de curiosité. Aujourd’hui, celui qui refuse le voyage s’en prend d’abord au tourisme de masse dont il cherche à se distancier.

Les discours contradictoires sur l’avion en sont le parfait exemple…

Etonnamment, les moyens de transport, que ce soit l’avion ou le train, restent l’un des derniers domaines de notre société où les gens acceptent d’être rangés par «classe» en fonction de ce qu’ils ont les moyens de payer. Et nous nous retrouvons ici face à une forme de mépris de classe qui opère dans les deux sens. Vous entendez d’un côté s’exprimer une haine de la classe la plus riche qui se permet de prendre l’avion, quand ce ne sont pas des jets, pour faire du shopping sur un autre continent. Et de l’autre un rejet des voyages low cost qui permettent aux moins fortunés d’entre nous de voyager. 

On entend parler de quotas, d’un nombre maximum de vols que l’on pourrait faire dans sa vie. Reviendra-t-il aux Etats de fixer ces règles et si oui sur quelles bases éthiques? 

Cela nous ramène toujours à la question existentielle, qui reste la même depuis Socrate, de l’utilité des voyages. Qu’est-ce qu’un voyage essentiel ou non? Qui aura la légitimité de décider qu’un aller-retour pour faire du shopping à New York serait plus condamnable qu’un mois passé au Népal? Qui aura le droit de décréter ce qui a de la valeur ou non. Dans un cas comme dans l’autre, un voyage quel qu’il soit n’est jamais neutre et pas seulement en termes de bilan carbone. Mais il ne changera pas non plus la face du monde. 

Le voyageur finalement, dans sa quête désespérée d’authenticité, se ment-il toujours un peu?

Au touriste qui privilégie ce qu’il voit et ce qu’il expérimente, notamment pour satisfaire son besoin de confort, le voyageur aime opposer la «rencontre». Mais on sait que le biais existe toujours. Le sentiment d’échec que l’on pourrait ressentir et que le mensonge aide à cacher vient du fait que nous nous sommes fait une bien trop haute idée du voyage. A moins d’y vivre – et de sortir de la définition du voyage – on ne connaîtra jamais vraiment le pays que l’on visite ni les gens que l’on y rencontre. Mais qui peut vraiment prétendre connaître les personnes avec qui il vit?  

Renoncer au voyage. Une enquête philosophique, Juliette Morice, PUF.

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