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Céline Nieuwenhuys: «La richesse, quoi que l’on fasse, ne nous appartient en fait jamais tout à fait»
Céline Nieuwenhuys est secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux, elle a été l’un des rares porte-voix du secteur social pendant la crise sanitaire.
La richesse pose trois questions: celle de la propriété (cette richesse m’appartient-elle?), celle de l’accumulation (jusqu’où?) et celle de ressources qu’elle épuise (comment ma richesse est construite sur l’exploitation du vivant, des humains ou de la planète?). Et la première chose à faire lorsque l’on aborde la question de la richesse est de se demander: quand suis-je riche? La réponse est un mélange d’évidences et de subjectivités, en fonction de la place que l’on occupe dans la société. Mais la richesse pose une autre question qui concerne profondément les mécanismes de production des inégalités: de quoi et de qui suis-je riche? Autrement dit, qu’est-ce qui m’a permis d’être riche et qu’est-ce qui me permet aujourd’hui de l’être encore? Suis-je seul.e propriétaire de ma richesse? Si on y pense bien, on n’est jamais riche seul. On est riche d’une chaîne de dépendances, d’appartenances, de relations, d’influences, d’exploitations ou de dominations. Le mérite ou le travail à eux seuls, pris isolément, ne mènent pas à la richesse. On devient plutôt riche par le travail des autres pour soi. Ou bien on reste riche de l’héritage que l’on reçoit. La richesse, quoi que l’on fasse, ne nous appartient en fait jamais tout à fait. Même l’investissement en temps dans la production de la richesse ne serait pas possible sans le concours d’une série de structures de dépendances, entre autres dans toutes les charges domestiques qui incombent à une gestion de famille ou de patrimoine. La richesse, c’est ce dont les autres, volontairement ou non, nous rendent riches et dont nous sommes dès lors redevables. Au-delà de la richesse monétaire et financière, on peut facilement appliquer cette idée de la «redevabilité» à toutes les autres sortes de richesses. Ce n’est sans doute pas pour rien que l’on parle de capital social ou culturel… Ce capital n’est pas constitué tout seul. Il est fait d’interactions multiples, de rencontres, d’attachements, d’emprunts, de dettes aussi, beaucoup.
Ce que nous possédons en propre, en revanche, c’est la faculté d’accumuler. C’est-à-dire de nous emparer à notre profit de cette redevabilité et d’en tirer avantage. La prédation des ressources planétaires est le symbole même de cette accumulation: puisque cette ressource est accessible, autant qu’elle serve à quelqu’un. A moi, par exemple… Cela permet de justifier plus facilement les inégalités engendrées par cette accumulation: inégalités sociales, sanitaires, alimentaires, environnementales, qu’elles viennent séparément ou bien ensemble. C’est au plus malin, au plus rapide, au plus rusé que revient le bénéfice de l’accumulation. Peu importe que cela détruise un environnement, que cela ruine des santés ou que cela appauvrisse des personnes ou des communautés. Et peu importe au final que l’accumulation méprise et corrompe la démocratie. L’historien camerounais Achille Mbembe aime dire que l’autre nom de la démocratie, c’est «protéger le vivant». Sous ce registre, l’accumulation dont l’une des conséquences est de détruire ce vivant est dès lors profondément et viscéralement antidémocratique. L’exemple d’une entreprise comme Total et ses actionnaires en sont une illustration éloquente.
En fait, c’est assez simple. La richesse, c’est se rendre compte qu’être riche n’est pas une sorte d’aptitude que certains auraient et d’autres non mais que cela résulte bel et bien d’une relation d’inégalités imposée à d’autres. Et que cette inégalité n’est ni normale ni souhaitable ni tenable. Tandis que l’accumulation, c’est savoir tout ça et s’en foutre. Ceux que l’on appelle des hyperriches sont des accumulateurs décomplexés ayant définitivement choisi de se choisir. Ils vivent pourtant aux dépens du vivant. Et se nourrissent des désastres qu’ils produisent en cascade. Ces accumulateurs sont en fait des fossoyeurs.
Comme le disait le regretté Bruno Latour, il y a le monde où on vit et le monde dont on vit. La vraie richesse, c’est de s’en rendre compte.
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