Dans la maison moderniste de Raïssa Verhaeghe, femme de l’ombre des grandes marques

Pensée et dessinée par les architectes de la maison, l'armoire intégrée en sapelli rythme le mur de la salle à manger. © MEREL HART

Vilvorde cache des trésors. Dans cette maison aux lignes pures, celle qui épaule dans leur développement des griffes d’accessoires haut de gamme et contemporaines a trouvé son bonheur. Une histoire de racines et de fascination.

C’est une petite maison moderniste traversée par la lumière, qui semble l’attirer là plus que toute autre, au numéro 32 de la rue Jan Blockx, Vilvorde. Elle n’est pas la seule : extrêmement prolixe juste après la Seconde Guerre mondiale, le duo d’architectes Roger De Winter et Lucien Engels marqua le paysage rural de ses inspirations novatrices. Sur le même trottoir, au 36, et ailleurs, dans les parages, dans cette ville du Brabant flamand.

Cette façade faussement austère, faite de transparence, de béton, de dalles en verre rondes et de fenêtres modulaires, Raïssa Verhaeghe l’a toujours connue. Elle avait eu le loisir d’en fantasmer l’intérieur: enfant, elle habitait en face et la trouvait « remarquable », déjà. Si elle savait alors avec justesse l’architecture qui la fascinait, elle était par contre loin d’imaginer le métier qu’elle s’inventerait sur mesure; sur sa carte de visite, on peut lire « Business Development », la mode est son monde. Car elle accompagne aujourd’hui le développement pour l’Europe d’AGL, un label de chaussures haut de gamme et contemporaines qui perpétue la tradition familiale née dans la région italienne des Marches, il y a soixante-et-un ans. De même, elle épaule Caroline De Marchi, créatrice française férue de maroquinerie. Ce n’était pourtant pas cela qu’elle avait imaginé jeune fille. Elle connaissait ses talents – un goût prononcé pour la communication et un sens certain de l’organisation, héritage de sa mère institutrice, doublé d’un regard, qu’elle doit à son père, collectionneur d’art, peintre, professeur et directeur de l’Académie de Vilvorde. Elle fut aussi son élève, si bien qu’à 18 ans, elle avait « osé » penser étudier l’histoire de l’art. « Quelle idée », lui avait répondu le paternel, qui ne l’avait pas encouragée, elle avait alors choisi le droit, étudié à la KUL puis s’était spécialisée en droit social, à l’université de Nanterre, par envie de « rendre le monde meilleur » et aussi par amour de Paris. Un amour qui ne l’a pas quittée, elle savoure la Ville lumière qui l’émeut encore toujours alors qu’elle la fréquente intensément deux fois par mois pour raisons professionnelles.

Dans la maison moderniste de Raïssa Verhaeghe, femme de l'ombre des grandes marques
© MEREL HART

A l’époque de son master parisien, elle habite au coeur de la cité internationale universitaire, près du parc Montsouris, dans la maison des étudiants belges, à la fondation Biermans-Lapôtre, assiste au premier défilé de Raf Simons, l’automne-hiver 97-98, et aux tout débuts de Veronique Branquinho – elles s’étaient rencontrées à la danse, avaient été au collège ensemble, étaient devenues amies, de ces amitiés qui traversent l’adolescence et parfois se fracassent plus tard, hélas, quand vient l’âge adulte. La jeune créatrice belge lui propose de l’aider à gérer son label débutant, elle avait à son actif une collection post-Académie royale des beaux-arts d’Anvers, un joli succès d’estime et une présentation dans une galerie d’art du xie arrondissement où Raïssa avait trouvé son bonheur. Elle y avait commandé « une longue jupe plissée et une jupe-culotte », de celles qui rendent les femmes « poétiques et sensuelles, mystérieuses ». Et comme elle ne se plaisait guère à l’université de Leuven où elle travaillait, elle avait accepté sans hésiter, on était en avril 1998, elle ignorait alors qu’elle accompagnerait Veronique pendant presque dix ans. Ni que ce serait l’une des périodes « les plus excitantes » de sa carrière, elle y apprendra sur le tas son job de « general manager », inventant son métier à chaque pas.

« Réinventer les choses »

En 2007, Raïssa Verhaeghe prend la décision « la plus difficile » de sa vie. « Je me suis dit: « Si je ne pars pas maintenant, je ne partirai jamais. » J’avais envie de réinventer les choses, j’avais commencé très jeune, et mon esprit n’était sans doute pas assez mature pour me permettre de passer ce cap. C’était un mélange de raisonné et d’intuitif, en fait, ce n’était juste pas pensable, peut-être est-ce parce que ce ne l’était pas que je l’ai fait. » Elle s’en va donc, adieu définitif et douloureux. Elle se plonge dans le travail pour une autre créatrice belge, basée à Anvers, Ann Demeulemeester, chez qui, en parfaite numéro 2 pour la gestion générale de la société, elle tient le cap durant presque quatre ans puis fait un passage éclair chez Raf Simons, lutte contre un cancer, réussit à lui faire mordre la poussière, entre chez Delvaux en septembre 2012, où elle prend en charge le développement commercial et l’internationalisation du plus vieux maroquinier au monde.

« C’est une petite maison mais on a ce sentiment d’espace parce qu’elle est ouverte. »© MEREL HART

Elle n’est plus novice, elle sait combien elle excelle quand tout est à construire, en une période souvent courte et intense. Dès 2014, elle se met au service de la griffe de chaussures AGL et de Sara, Vera et Marianna, qui ont repris le flambeau de cette entreprise familiale fondée en 1958 par leur grand-père puis leur père Attilio Giusti, lequel veille encore sur sa progéniture, au propre et au figuré. Dans le même temps, elle épaule des jeunes créateurs belges, Marie Artamonoff, notamment, pour son label Espèces – « Je l’ai vue s’épanouir. Elle a une véritable vision artistique et un savoir-faire. Elle a trouvé sa façon de faire exister sa collection de bijoux, via quelques points de vente très forts avec lesquels elle se sent en accord et aussi en direct, sans la pression du système de la mode. Je porte ses boucles d’oreilles, son collier coquillage, souvent, je le pose à côté de mon lit. Il me suffit de le savoir près de moi pour être heureuse. » Enfin, en 2017, Raïssa Verhaeghe rencontre Caroline De Marchi (lire par ailleurs) qui crée ses sacs de façon très intuitive, les affinités électives feront le reste.

Forcément, aujourd’hui, elle se partage entre Milan, Paris, Amsterdam et Vilvorde. Et si elle peut y retourner, dans cette petite ville qui l’a vue naître, et y vivre, c’est grâce à ces ailleurs arpentés et parce qu’elle a introduit l’exotisme dans sa vie, d’une autre façon – elle a épousé un Britannique, qu’elle a ramené juste au-delà du Ring, dans ce Brabant flamand qu’elle connaît par coeur. Dans leur maison datée de 1954 se mélangent leur respect pour le modernisme et le corpus des architectes Roger De Winter et Lucien Engels, leur attention à l’héritage mobilier laissé par la famille Spruyt qui vécut ici et les camions jouets de leurs deux garçons, Louis, 9 ans et Charlie, 4 ans.

« C’est un exemple intéressant d’architecture moderniste des années 50, caractérisé par une belle répartition spatiale, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. »© MEREL HART

« Être heureuse »

Le couple l’a achetée en 2007 à ceux qui l’avaient fait construire et l’ont rénovée dans les règles de l’art, conservant amoureusement ce qui en fait sa beauté, sa particularité, sa fonctionnalité. Elle avait été pensée sur 240 mètres carrés pour un couple avec un enfant, dès lors ils sont un peu à l’étroit mais qu’importe, les meubles de chacun ont trouvé leur place sur ces trois plateaux ouverts, reliés par des escaliers aux marches flottantes: la harpe junior de Louis près de la fenêtre, au bord du noyer creux où nichent les mésanges et qui date d’avant même les plans de la maison; le long du mur lambrissé en sapelli, le buffet en wengé et citronnier d’inspiration années 30 façonné par le grand-père de Raïssa dans les années 60. Au rez-de-chaussée, dans l’entrée carrelée avec vue sur le jardin et son auvent, le bureau USM de Neil, qui oeuvre dans la décoration. Et dans la bibliothèque d’origine, scandinave pour être raccord, les livres d’images de Charlie côtoient par la force des choses The world of Coco Chanel d’Edmonde Charles-Roux et Gerrit Th. Rietveld, Casas Houses.

La lumière entre à flots, il n’a pas fallu attendre le timide soleil de printemps pour qu’elle ricoche sur le bois, les carreaux de verre, les murs blancs et qu’elle monte à l’assaut de la nappe de lin noire qui garnit la table dessinée par les concepteurs de la maison. Quand Raïssa Verhaeghe est arrivée ici pour la première fois, elle fut « charmée », « fascinée », « excitée ». Il était écrit qu’elle serait la gardienne de ce temple, qui n’a rien d’un musée, elle l’a conservé vibrant, vivant, rêvant à quelques belles pièces de mobilier signé, deux Lounge Chair des Eames par exemple, qui viendraient un jour remplacer le canapé qu’elle trouve un peu fatigué, il en a vu d’autres certes, pourtant il s’harmonise joyeusement avec le Barcelona Couch de Mies van der Rohe posé là pour quelque moment de lecture partagée. Dans le carnet intime que, petite fille, elle noircissait à la main, très sérieusement, à la question « Que veux-tu devenir quand tu seras grande? », elle avait calligraphié « être heureuse ». Elle ne croyait pas si bien dire.

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