De cases en caves: Les ignorants, d’Étienne Davodeau

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Au crayon : Etienne Davodeau. Au flacon : Richard Leroy. Quand un auteur de bande dessinée rencontre un vigneron, cela donne Les Ignorants (éd. Futuroscope), récit d’une initiation croisée à déguster sans aucune modération.

par Baudoin Galler

Ils sont voisins depuis une quinzaine d’années. Un village des Côteaux-du-Layon. Le premier s’y est installé pour faire de la bande-dessinée. Le second pour tirer le jus de la treille après une autre vie passée dans la banque, à Paris. Si Etienne Davodeau manie la mise en bulles avec le talent qu’on lui connaît, l’auteur de Lulu Femme Nue maîtrise très mal la mise en bouteille. De son côté, Richard Leroy épate jusqu’à épuisement de stock les amateurs de plus en plus nombreux de vin naturel mais n’en touche pas une en phylactères. Ceci n’est plus tout à fait vrai depuis que ce dernier a accepté d’initier Davodeau pendant un an à l’univers de Bacchus en échange d’un sésame VIP dans le monde de la BD. Bon troc de compétences. Qui constitue la trame de l’album  » Les ignorants « , récit en dégradés de noir et blancs secs d’une initiation croisée à l’oeno et la bédéphilie. Un album magnum (270 pages) qu’on boit sans soif.

D’abord pour sa charge humoristique irrésistible. Parfois, la naïveté du néophyte confine à de la haute subversion : l’un vide un grand cru dans l’évier, quand l’autre commet l’ultime blasphème de critiquer Moebius. Mais, par delà les sourires qu’il provoque, ce face à face se lit surtout comme une ode sensible et délicate à l’humilité et à la curiosité. Partant, il souligne sans grands gestes et discours pompeux l’amour de la qualité et la rigueur passionnée de ceux qu’on nomme  » auteurs « , qu’ils passent leur temps à tailler la vigne ou leur crayon.

3 questions à Etienne Davodeau

Qu’est-ce que vous avez appris sur votre propre métier en le soumettant au regard de l’autre ?

On est obligé d’être un peu didactique. On est obligé de décomposer des mouvements qui nous semblent naturels. On pratique depuis 20 ou 30 ans de façon attentive et quasi exclusive une discipline et il y a des tas de choses que l’on fait en en perdant un peu conscience.

Et quand quelqu’un arrive dans mon atelier et me pose des questions sur ma pratique qui me semblent évidentes on est obligé de mettre le pied sur le frein, d’ouvrir le capot et d’expliquer calmement le fonctionnement du moteur. Ça rafraichit un peu le regard, c’est une façon de réinitialiser la pratique. C’était particulièrement vrai quand j’ai emmené Richard Leroy chez mes camarades auteurs.

Avec Marc Antoine Mathieu, Jean Pierre Gibrat ou Emmanuel Guibert, quand on parle en face à face, on a les mêmes codes, qui peuvent paraître obscurs. Du coup, quand Richard était là avec ils étaient obligés de faire un effort ce qui me permettait en fait à moi aussi d’approcher davantage leur pratique. Alors je ne sais pas que c’est symétrique mais le jargon des vignerons est particulièrement spectaculaire. Quand Richard Leroy parlait avec Jean-François Ganevat (ndlr : un vigneron du Jura), je ne comprenais rien. Au bout d’un moment, d’ailleurs, ils m’oubliaient. Ça tombait bien car je n’arrivais plus à suivre. Ils parlaient entre eux un sabir très figuratif, très imagé, très métaphorique. Un très beau langage, je trouve.

Continuez-vous à vous initier au travail de l’autre?

Richard emprunte encore régulièrement des bouquins dans ma bibliothèque même si ce n’est plus pour le livre et juste pour le plaisir de continuer à affiner cette découverte. Ce dont je suis sûr, c’est que ignorant je le reste encore largement dans le monde du vin même si j’ai beaucoup appris sur la technique et la pratique quotidienne du vigneron.

Mais sur mes qualités de dégustateur et de buveur, je suis encore assez scandalisé, c’est-à-dire que j’ai un dixième de ce que j’espérais obtenir en termes de capacités de dégustation. Je pense à la mémorisation des gouts par exemple. Richard Leroy est capable de comparer un vin qu’il va boire maintenant avec un vin qu’il a bu il y a un mois et demi… Moi si je n’ai pas les deux verres côte à côte et qu’il se passe plus d’une heure entre les deux, je suis perdu… C’est une forme de mémoire que l’on travaille.

Par contre, je peux vous parler d’un livre que j’ai lu il y a cinq ans. Nos pratiques entrainent des capacités mentales très différentes. Et je ne crois pas que je puisse devenir un bon dégustateur de vin et un bon vigneron en si peu de temps, c’est le travail d’une vie.

J’aimerais en savoir plus sur le processus créatif de cet album. Comment l’avez-vous construit ?

La particularité, c’est qu’il n’y a pas de scénario. Quand j’ai eu l’idée de ce livre, j’en ai expliqué le principe à mon éditeur, tout simplement, autour d’une bière. Ça tenait sur un timbre poste. Je lui ai dit que tout dépendrait de ce que j’allais découvrir sur place. Il m’a fait confiance. On a commencé en janvier 2010 à passer pas mal de temps à tailler la vigne et à discuter. J’avais un carnet et un appareil photo mais j’ai très peu dessiné sur place. D’abord parce qu’il faisait un froid de gueux, qu’on était bien emmitouflé et qu’il y avait du boulot. Le soir dans mon atelier, au chaud, je remettais au clair tout ça et puis au bout de trois mois j’ai commencé à dessiner des choses déjà vécues en quelque sorte. La matière s’accumulait ce qui fait que les 4 derniers mois je me suis enfermé dans mon atelier 7 jours sur 7 et là j’ai terminé le livre dans un sprint. Parce que c’est difficile de travailler à la vigne et à la table à dessin. On m’a laissé carte blanche absolue concernant la pagination. A la fin j’ai fait un travail de montage, il y a un gros travail d’écriture a posteriori. Je déteste les comparaisons avec le cinéma mais là je dois bien avouer qu’en l’occurrence il y a un travail de montage assez cousin de celui du cinéma.

Baudouin Galler

Retrouvez également la critique de l’album  » Les Ignorants  » dans le Focus Vif de ce jeudi 27 octobre.

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