Visite d’un intérieur moderniste rénové à Liège, véritable Meccano architectural
L’architecte Daniel Dethier a rénové cet appartement dans le centre-ville avec beaucoup de subtilité, imaginant une foule de meubles intégrés des plus ingénieux pour articuler ce lumineux espace.
Lorsqu’on pénètre dans cet immeuble moderniste, érigé en 1939 et situé en plein coeur de la Cité ardente, on est loin de se douter de ce qui nous attend tout en haut. Certes, on suppose bien que la vue sur l’ancienne piscine de la Sauvenière -aujourd’hui reconvertie en un centre culturel, la Cité Miroir – et sur l’église Saint-Jean l’Evangéliste mérite le détour – le bien surplombe véritablement la place Xavier Neujean et bénéficie d’une douce lumière sur trois façades. Mais on n’imagine pas toute la richesse spatiale de l’endroit, qui se découvre petit à petit, détail après détail. »
C’est un peu ma carte de visite, nous avoue d’entrée de jeu Daniel Dethier, qui a achevé ce chantier il y a près de deux ans. Je montre ici mes qualités tant esthétiques que techniques. Pendant trente ans, j’ai oeuvré d’abord sur des maisons individuelles, puis pour des concours et commandes publics tels que la rénovation du Val Saint Lambert ou le Grand Curtius, à Liège. Je suis d’ailleurs encore occupé avec la tour Brunfaut, où on recrée 99 logements, à Molenbeek, près du canal. Mais peu à peu, je m’oriente vers des partenariats avec des promoteurs privés défendant une qualité architecturale dans leurs dossiers. Et je voulais faire la démonstration, avec cet appartement, de ce que je pouvais proposer. »
Une belle réussite d’autant qu’au départ, la rénovation s’annonçait très lourde. » J’avais à coeur de respecter la présence des poutres et colonnes qui caractérise et structure les espaces. Par contre, il a fallu tout refaire, y compris les distributions d’eau et de gaz, l’électricité… J’ai aussi intégré un système domotique, raconte le concepteur. Je désirais néanmoins garder l’âme de ce logis. Je n’apprécie pas vraiment les intérieurs aseptisés comme on en voit beaucoup ces temps-ci : du néo-modernisme ou du minimalisme qui sont à notre époque ce que les fermettes étaient il y a quelques décennies. Il y avait un plancher d’époque, une cheminée en marbre… Cela aurait été un non-sens de ne pas conserver ces traces du passé. » Le résultat final s’avère une superbe synthèse entre l’ancien et le nouveau, entre l’aspect pratique et la beauté de l’intervention.
Liberté de mouvement
Cet équilibre est particulièrement visible dans la cuisine et la salle à manger. Au sol, le parquet originel et un granito neuf génèrent un contraste entre les deux entités. Au plafond, une rosace a été placée lors du chantier et équipée d’un LED qui offre un éclairage tamisé. Les châssis-guillotines d’époque, eux, n’ont pu être gardés mais ont été reproduits à l’identique, avec un vitrage plus performant. La double porte ouvrante, qui donne vers le salon, a quant à elle été transformée en deux coulissants.
Mais ce qui frappe le plus, dans cette partie de l’habitation, c’est l’incroyable table-sculpture qui contient l’évier, les fourneaux, quelques tiroirs et un grand plan de travail. Placé en diagonale, pour rompre l’orthogonalité de la composition et suggérer de nouvelles perspectives visuelles, ce mobilier en chêne massif, conçu par l’architecte, est d’une grande ingéniosité et apporte une touche très contemporaine, sans dénoter pour autant. » Je voulais que l’espace cuisine soit central « , souligne l’auteur du projet. Pour renforcer l’aspect plastique de cet ouvrage, les tuyaux sont dissimulés dans les pieds. Les détails de découpes sont également impeccablement exécutés. » Je suis ingénieur de formation mais je n’aime pas pour autant que les techniques soient visibles. Je les intègre donc au maximum « , explique encore le Liégeois.
Et c’est vraiment ce qui domine le projet : l’intégration. Car à l’instar de cette cuisine perchée sur pattes, toutes les armoires sont pensées pour dissimuler au mieux ce qu’elles contiennent et le désordre qui pourrait prendre le dessus. La machine à laver, les électroménagers, les brosses et seaux… tout trouve sa place dans des modules aux mensurations des objets à entreposer. Même les poignées disparaissent visuellement et un éclairage LED, ainsi que la ventilation, sont dissimulés aux sommets de ces meubles. Dans le salon, idem, la bibliothèque sied parfaitement aux ouvrages et bibelots qui y sont déposés. » Je dessine les croquis et plans à la main, puis les 2D et 3D par ordinateur. Ensuite, je confie la réalisation à un ébéniste. L’idée est d’entrevoir tous les scénarios possibles de la famille – comment va-t-on manger, cuisiner, nettoyer ? Comment recevoir des amis ? Et ensuite, de proposer une solution fonctionnelle pour ne jamais entraver les mouvements « , confie ce fils de menuisier-entrepreneur qui opta pour des études d’ingénieur architecte, plutôt que d’architecte, selon les souhaits de son père.
Jeu de construction
Côté nuit, on retrouve cette même logique pour les trois chambres qui bénéficient de rangements sur mesure, en chêne massif toujours, comprenant même la porte d’accès aux pièces. Ces entités sont relativement petites mais ne le paraissent pas car elles sont baignées de lumière. Et pour cause, leurs cloisons sont terminées par des bandeaux de vitrage qui laissent passer les rayons du soleil. » Je ne prévois jamais de grandes surfaces pour dormir car je préfère privilégier les lieux de vie en commun. Mais je mets tout en oeuvre pour que l’on s’y sente bien « , insiste le créateur.
Même les salles d’eau offrent leur lot de subtilités. Dans l’une d’elles, la petite étagère-miroir a été dimensionnée en fonction de la taille des flacons, pour pouvoir y placer déo, mousse à raser et autres cosmétiques, au centimètre près. L’autre salle de bains est carrément implantée dans le hall de nuit même et s’isole, lorsqu’elle est utilisée, grâce à deux coulissants. Quant au W.-C., il s’ouvre comme la cabine d’un navire et est caché dans la paroi blanche légèrement courbe de ce corridor. La suite parentale, enfin, profite, d’un petit bow-window et d’un dressing, toujours bien calibré.
Autre démonstration de force de Daniel Dethier en termes de design : le bureau et l’escalier imbriqué, avec bibliothèque, qui grimpe vers la chambre de bonne où est aménagé un petit studio. Cet élément vertical est un véritable casse-tête chinois formé de » L » en bois qui s’emboîtent les uns sur les autres. Assez vertigineuse, la montée est facilitée par de petites poignées découpées à même les marches afin de s’agripper et ne pas perdre l’équilibre : » Ces créations en bois sont réalisées avec des machines numériques qui permettent une grande fidélité par rapport au plan de base. »
Ainsi aménagée minutieusement sur mesure, l’habitation est rehaussée de quelques belles pièces du design international, à l’instar du fauteuil Egg et des chaises Fourmi d’Arne Jacobsen (Fritz Hansen), du divan Ray d’Antonio Citterio (B&B Italia) ou encore de la robinetterie de douche signée par les frères Bouroullec. On retrouve également de nombreux tableaux d’artistes, liégeois ou non, comme ces quatre monochromies d’Aurélie Nemours, dans la chambre du couple, ou diverses oeuvres de Jacques Charlier, Léon Wuidar ou Jo Delahaut. De quoi donner encore un peu plus de personnalité à ce petit bijou d’architecture véritablement orfévré… et en continuelle évolution, Daniel Dethier étant actuellement en train de plancher sur une nouvelle table de salle à manger – qu’il pourrait un jour éditer – de 1,618 mètres de diamètre… le nombre d’or. Dieu est dans les détails.
En toute sérénité p>
Conscient que l’industrialisation est une voie d’avenir pour réduire les coûts de transport, les déchets et garder une vision globale et maîtrisée d’un immeuble, mais aussi complètement réfractaire aux modèles clé-sur-porte proposés de nos jours, Daniel Dethier a mis au point un système de construction modulaire sur mesure. Le concept, développé avec le bureau technique Greisch et soutenu par le Plan Marshall wallon : des volumes d’environ 3 X 3 X 6 mètres, entièrement réalisés en atelier, qui sont ensuite assemblés rapidement sur le terrain, ou même au-dessus d’un bâtiment existant. » Je voudrais que le chantier redevienne un processus serein, tant pour le maître d’ouvrage que pour les concepteurs et les gens qui érigent le bien, explique l’initiateur de l’idée. Aujourd’hui, c’est de la pure folie tant il y a de manipulations de budgets, de malfaçons potentielles… » Concrètement, le principe structurel imaginé s’inspire de celui du Pavillon de Barcelone et de la Villa Tugendhat de Mies van der Rohe, aux colonnes ultrafines. Une première commande de quatre maisons est en passe de se concrétiser et l’architecte liégeois envisage de financer lui-même un prototype de démonstration qui fera référence à la maison de Charles et Ray Eames, joyau de l’architecture moderniste. p>
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Daniel Dethier, ingénieur civil architecte et urbaniste, professeur à l’ULB et vice-directeur de la Classe des Arts à l’Academie royale de Belgique. www.dethier.be p>
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