Alice Neel : peindre de la réalité pure, même dans ce qu’elle a de cruel

Elle a été à la peinture ce que John Steinbeck a été à la littérature. Encore peu connue du grand public, l’Américaine Alice Neel, portraitiste majeure du 20e siècle dont l’œuvre a été consacrée aux déclassés et aux femmes, est à l’honneur à Paris.

Ignorée de son vivant, celle qui a dû attendre la fin de sa vie avant qu’un musée américain ne lui ouvre ses portes, est aujourd’hui considérée comme l’une des figures de proue de la peinture américaine. En 2017, l’artiste, décédée en 1984, a obtenu une revanche posthume avec quatre expositions consacrées à son oeuvre à Helsinki, La Haye, Arles et Hambourg. Sans parler de l’exposition du Metropolitan Museum of Art de New York en 2021.

Celle que lui consacre le Centre Pompidou à partir de mardi, et jusqu’au 16 janvier, arrive à point nommé. Imaginée en 2020, « Alice Neel, un regard engagé », réunit, pour la première fois à Paris, plus de 70 peintures et dessins de l’artiste. Objectif ? Cerner son oeuvre mais aussi ses combats. Car, avant d’être louée pour la contemporanéité de son regard, Alice Neel était, à l’instar des hommes et femmes qu’elle a immortalisés, en marge du monde de l’art: femme dans un milieu d’hommes, communiste en pleine guerre froide (elle était surveillée par le FBI) et –offense suprême– sa peinture était figurative quand le monde de l’art ne jurait que par l’abstraction.

« Jusqu’au bout, elle a refusé le compromis et n’a jamais voulu dévier de ses principes malgré des années difficiles », explique à l’AFP la commissaire de l’exposition, Angela Lampe. Bien qu’inscrite à la Philadelphia School of Design for Women, une école pour filles aisées, elle refuse les conventions esthétiques de l’époque pour être aux côtés de « ceux que la vie a épuisés ».

Nus féminins

Son art passe exclusivement par le portrait. De 1926 à 1927, elle peint les habitants de La Havane où elle vit avec son premier mari, avant de s’intéresser, le reste de sa vie, aux habitants de New-York qu’elle peindra sans relâche: Afro-Américains, immigrés latinos, gangsters, ouvriers et intellectuels de gauche. A chaque fois, elle montre des corps abîmés par le travail et la précarité. Comme le tableau « Carmen and Judy », qui représente une femme noire et son nouveau-né. A y regarder de plus près, on distingue la main gauche de la mère, déformée. L’enfant, lui, mourra quelque temps après sa naissance. « Elle ne donnait pas à voir un paradis artificiel. Elle mettait les gens en face d’une réalité dérangeante, celle des minorités et des pauvres », détaille Angela Lampe. Cette mise à nu, voire cette crudité, est l’essence de son travail.

Alice Neel
Alice Neel © getty

« Elle le fait sans voyeurisme », assure la commissaire. « C’était quelqu’un de profondément humaniste, elle connaissait les gens qu’elle peignait ». D’ailleurs, pour Alice Neel, « rester fidèle à la figuration, c’était une façon de rester fidèle aux idées socialistes et de dire que l’abstraction, parce qu’elle efface la figure humaine, est liée au capitalisme », poursuit Mme Lampe.

L’autre versant de son œuvre, ce sont ses nus féminins. Là encore, la méthode Neel est à l’oeuvre. Pas d’idéalisation des corps ou d’érotisme mais la réalité pure, même dans ce qu’elle peut avoir de cruel. Comme lorsqu’elle peint son amie Ethel Ashton le ventre traversé de bourrelets, jambes entrouvertes laissant voir son sexe.  Elle applique le même regard à la maternité, sujet délaissé par les féministes des années 1970 dont elle s’empare avec avidité. Elle peint ainsi de futures mères inquiètes et s’attarde sur les corps. Comme celui de « Margaret Evans », dont les seins sont traversés d’énormes veines. Il y a aussi plusieurs tableaux de madone, complètement revisités. Les mères sont esseulées, certaines en dépression post-natale, loin de l’image d’Épinal de la maternité.

« Je crois qu’elle n’a eu de cesse de chercher la vérité afin de libérer les femmes des carcans qui les enferment. C’est ça qui fait d’elle une artiste incontournable », assure Angela Lampe.

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