Art et hygiène: des sculptures en savon de Marseille

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Dans la plus ancienne savonnerie de Marseille, dans le sud de la France, un bâtiment industriel hors du temps, Frédérique Nalbandian remplit des seaux de savon brûlant et plonge dans cette matière « très proche de l’humain » de longs bouts de tissus pour réaliser sa dernière sculpture.

Depuis 30 ans, cette Azuréenne de 54 ans travaille le savon, une des rares artistes contemporaines à l’avoir choisi, avec le plâtre, comme matière première.

« Ca ne m’intéresserait absolument pas de travailler avec des savonnettes achetées dans le commerce. Il y a tout le rapport avec la fabrication, avec un savoir ancestral », explique l’artiste aux longs cheveux bouclés, dans la chaleur.

A quelques mètres, des centaines de litres de savon cuisent dans d’immenses chaudrons, typiques du savoir-faire marseillais. Une odeur douce-âcre de soude et d’huiles végétales s’évade de ces bâtiments de briques et de fer datant de 1865, classés monument historique au même titre que la basilique de Notre-Dame-de-la-Garde ou l’ensemble d’habitations de la Cité radieuse du Corbusier.

Au loin, des groupes de touristes suivent la visite guidée de cette entreprise du patrimoine vivant, sans imaginer que derrière le tumulte de cette production artisanale, une artiste est en train de réaliser une Panacée en drapés.

En pleine crise sanitaire, « le choix de la déesse grecque du remède, divinité protectrice, résonne avec notre époque troublée », commente Alain Amiel, critique d’art qui vient de réaliser un documentaire sur son travail.

« Je suis dans la continuité des trois sculptures que j’ai réalisées il y a trois mois à partir de draps et linges trempés dans du savon blanc », explique la sculptrice formée à la villa Arson à Nice (sud) et aujourd’hui elle-même enseignante à l’Emap Villa Thiole, école municipale des arts plastiques.

Mais cette quatrième version est un peu différente, plus charpentée, avec des traits plus masculins accentués par le savon vert qui lui donne un air d’homme du désert. C’est la première fois qu’elle troque le savon blanc pour celui fait à base de grignons d’olive, résidus de l’extraction d’huile. Il est plus gras, glisse beaucoup et nécessite des gestes rapides. Et il sèche vite, obligeant régulièrement Frédérique Nalbandian à frotter ses gants, comme une cuisinière cherchant à retirer des surplus de pâte sur ses mains.

– Imparfait et vivant –

« Frédérique utilise le savon tel une pâte, de la glaise ou de la céramique. Elle va venir le sculpter, le travailler en drapé et donner un nouveau regard sur cette matière première », estime Stéphanie Guilbaud, la directrice marketing de la Savonnerie du Fer à cheval.

Leur partenariat date de 2013 et la savonnerie offre le plus souvent la matière première à l’artiste. Ils lui livrent aussi de gros blocs, comme pour sa récente Hygie, déesse de la santé, taillée à la scie dans un bloc de deux mètres de haut et d’une tonne.

Le savon, objet du quotidien par excellence, devient une oeuvre d’art qui nous renvoie à notre rapport à l’hygiène, surtout en ces temps de Covid-19 et de recherche de solutions anti-bactériennes –qui ont d’ailleurs fait exploser les ventes de savon de Marseille.

Art et hygiène: des sculptures en savon de Marseille
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« Francis Ponge a écrit un magnifique recueil, +Le Savon+, dans lequel il parle de toilette intellectuelle. C’est une écriture qui me parle beaucoup », avance Frédérique Nalbandian qui estime que l’humanité semble de plus en plus manquer « d’humilité, de tolérance, de distance, de responsabilité ».

Elle aime cette matière imparfaite et vivante, « très proche de l’humain ». Elle l’utilise même sous forme d’eau savonneuse ou de mousse dans des dessins.

Gardé à taux d’humidité raisonnable, le savon est imputrescible. Mais mises dehors ou au contact de l’eau et des mains, ses oeuvres peuvent devenir évolutives.

A la galerie niçoise Eva Vautier, la fille de l’artiste Ben, Frédérique Nalbandian est exposée jusqu’à fin août. Les visiteurs sont invités à tremper leurs mains dans l’eau pour toucher ses Panacées. Ils s’essuient ensuite les mains sur un linge blanc qu’ils accrochent aux cimaises de la galerie. Comme une mise en abîme de ces derniers mois de pandémie…

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