les visites de mon voisin
Et si on redécouvrait Bruxelles ? Gaspard Giersé, des Visites de mon voisin, nous emmène dans les méandres méconnus de notre capitale © Laetitia Bica

(Re)Découvrir Bruxelles avec les Visites de mon voisin: « Cette ville est bricolée. Et ce bricolage me plaît infiniment »

Anne-Françoise Moyson

C’est une capitale chaotique. Mais du chaos naît la beauté. Pour arpenter son cœur, un seul guide enflammé: Gaspard Giersé, historien de l’art, aka Les visites de mon voisin qui, en exclusivité pour Le Vif Weekend, partage son savoir et ses bonnes adresses. Attention, la passion est contagieuse.

Il avait donné rendez-vous dans le Parc de Bruxelles, sous un ciel chagrin, histoire de ne pas faire ombrage aux clichés. Sous la bourrasque, les ormes, les platanes et les marronniers faisaient le gros dos, gardant la tête haute, on n’est pas pour rien les fiers témoins d’un espace vert hérité du Moyen Age. On y chassait avant, avec un peu d’imagination, on pourrait presque voir Charles le Téméraire courser le lièvre.

Le genre d’image qui fait sourire Gaspard Giersé, historien de l’art-influenceur, plus connu sous son titre de noblesse Les Visites de mon voisin, page très suivie sur les réseaux sociaux, également auteur, talentueux passeur de Murs et Merveilles à la RTBF et concepteur de l’actuelle exposition Archi BX 1900-2000 aux Halles Saint-Géry. «Je mets beaucoup d’énergie pour montrer qu’on peut parler d’histoire, d’urbanisme, que cela raconte quelque chose de nous et qu’il y a moyen de s’enflammer.» 

Un micmac invraisemblable

Cet amoureux fou de Bruxelles connaît la ville comme personne, pour l’avoir arpentée, humée, palpée, lue, étudiée dans ses moindres recoins. Et quoi de mieux comme point de départ pour une balade que le Pentagone, son cœur aux origines millénaires?

Ce bout de territoire que l’on s’apprête à fouler aujourd’hui a le chic de contenir en vrac toutes les époques. Elles s’entrechoquent et s’épousent en un chaos splendide. «C’est un micmac invraisemblable et j’aime ça», préambule Gaspard Giersé. Avec lui, pas de cours d’histoire soporifique mais une découverte où l’on prend Bruxelles à bras-le-corps – les critiques sont permises, elles révèlent l’incongru, la destruction mais aussi la beauté cachée sous ses pavés.

«C’est une ville qui a un problème d’identité. Son urbanisme morcelé est aussi le visage de son identité morcelée. Bruxelles, c’est presque comme une soucoupe volante qui serait venue se poser sur une ligne de démarcation culturelle très ancienne, qui sépare le monde latin et le monde germanique.» En haut, aux alentours du Palais du Coudenberg, le pouvoir et l’argent, en bas, aux abords du port de la Senne, la zone industrielle. Entre les deux, une fracture, comme irréparable. 

Le sens de la dérision

Mais pour Gaspard Giersé, ceci n’empêche pas la passion, contagieuse. Et si on regardait Bruxelles avec ses yeux? Soudain, comme elle est belle. Voilà même qu’un rayon de soleil éclabousse les allées rectilignes du parc.

Près des tilleuls palissés, il s’est accroupi, s’est emparé d’un bout de bois qui traînait là, à côté des papiers gras, et dans la terre jaunâtre trace les contours du Pentagone. Il en dessine à grands traits les fondamentaux. «Bruxelles s’est presque autodétruite… A Paris, par exemple, si vous arrachez un morceau de pierre d’un bâtiment haussmannien, vous touchez à la France elle-même ! Ici pas du tout, on peut tout faire et on peut aussi tout détruire. C’est enthousiasmant et terrifiant à la fois.» 

Il tient à montrer un lieu où pratiquement personne ne va, «un truc bizarre», à voir son petit sourire en coin, on comprend sa délectation à raconter l’inénarrable. Mais ses anecdotes ne sont jamais anecdotiques – elles en disent plus long que l’Histoire avec majuscule. II y a là un vallon, qu’on n’avait jamais vu, le long des grilles du parc, Gaspard Giersé savoure – «On est sur le sol éternel de Bruxelles». Un buste, celui de Pierre Le Grand, érigé en son honneur «en mémoire de son séjour à Bruxelles en 1717» et à deux pas, une flaque d’eau stagnante enserrée de pierres avec inscription latine qui prévient que c’est ici que le tsar « ennoblit l’eau de cette source».

Traduction par l’historien de l’art : «Pierre Le Grand était venu ici pour raison diplomatique, un soir, il disparaît et le lendemain, on le retrouve ici même, couché, minable. Il avait littéralement vomi dans la source et on le commémore… il n’y a qu’à Bruxelles qu’on peut voir un truc pareil, j’adore.»  

Célébrons le chaos

On tourne le dos au gerbeur russe, quitte le parc arboré, traverse la place Royale sans un regard pour la statue de Godefroid de Bouillon. On descend la colline, on longe les ex-Magasins Old England puis l’hôtel Ravenstein et on tombe sur des marches que l’on n’avait jamais vues. Elles mènent à une ruelle totalement déserte, laquelle se termine en cul-de-sac.

Avec son Palais des beaux-arts, Victor Horta est venu la fermer en l’accouplant à l’hôtel voisin. Restent le souvenir du ruisseau, le Copperbeek, qui passait par là, les murs en briques rouges de cet hôtel aristocratique de la fin du XVe siècle et l’élégance ultime d’Horta – «il n’a pratiquement pas utilisé de briques dans sa carrière mais ici il l’a fait pour mieux entrer en communication avec le bâtiment d’en face.» Il est beau, ce geste qui prône l’harmonie. Alors que dans cette ville, on n’est guère les champions du genre.

Fichu pour fichu ?

La preuve ultime, à quelques mètres, à l’orée du Mont des arts, «le centre du chaos mondial en urbanisme», notre guide a le sens de la formule. Mais philosophe, il sait que, fichu pour fichu, «on ne pourra pas reprendre le contrôle sur ce chaos, alors autant le célébrer. Il ne faut pas uniquement chercher la beauté dans l’harmonie… Notre flamboyance est liée au désordre, lequel crée aussi de la beauté».

On se rince l’œil, en un petit tour de 360 degrés : dans l’enfilade de la rue Ravenstein, le bâtiment BNP Paribas Fortis datant de 2022, à côté le Palais des beaux-arts Art déco, l’hôtel Ravenstein, la pharmacie anglaise, «un pastiche du XIXe qui essaie de faire du faux médiéval, c’est vraiment merveilleux, c’est presque du Disney land médiévaliste». Puis encore de l’Art nouveau avec le MIM, ensuite la Place royale qui date de la fin du XVIIIe et enfin le Mont des arts, «architecture stalinienne bruxelloise des années 50». On a brillamment réussi à détruire la ville ancestrale et à la remplacer par des « ersatz», amen. Gaspard Giersé n’oublie jamais d’être corrosif – qui aime bien châtie bien. 

Vive le toc

Il a beau faire grand vent, les touristes font ce qu’ils savent faire de mieux, ils touristent et le reste à l’avenant, les chanteurs de rue chantent, les écoliers font l’école buissonnière, le train gronde sous nos pieds. Suivi par le regard de bronze d’Albert Ier, on traverse le Cantersteen qui camoufle mal une grosse balafre, la jonction nord-midi. 

«Allez zou», on continue, descente flemmarde jusqu’aux Galeries royales Saint-Hubert, dans l’îlot sacré qui fut sauvé des bulldozers et porte désormais le surnom d’îlot sucré, rapport à son trop-plein de boutiques de gaufres et de chocolat. «C’est l’archétype de la galerie commerçante moderne, elle débarque ici en 1847. Tout autour, à l’époque, on a la rue des bouchers avec la viande qui pend, sanguinolente, et ici, subitement, c’est le festival du luxe.

La bourgeoisie, au lieu de créer un style architectural à elle, a récupéré celui des aristocrates, des princes et des rois, on se croirait donc dans un palais italien de la Renaissance, avec des sculptures antiques. Mais comme c’est un centre commercial, c’est du toc, du faux marbre, un peu comme à Dubai, c’est un décor de consommation où les bourgeois se sentent très puissants et très contents d’être là.»

Grandeur et flamboyance

La Grand-Place est à portée de main. «Mais attention, on n’y entre pas n’importe comment ni par n’importe où, virevolte le voisin malicieux. On choisit sa rue, soit la rue Chair et Pain, traduction un peu bidon de viande et pain, les deux denrées sous contrôle de l’autorité ducale, on ne rigole pas avec ça.»

Dans l’étroitesse de la ruelle pavée qui sert d’échelle, le soleil darde ses rayons et montre le chemin vers la tour de l’hôtel de ville ainsi parfaitement cadrée. «C’est ici qu’on comprend le mieux notre petitesse et la grandeur du bâtiment. Les gens à l’époque deviennent dingues quand ils le voient, c’était alors l’un des plus grands d’Europe.» Et on prend toute la mesure des faux semblants, car le vieux n’est pas toujours celui qu’on croit.

«La Grand-Place a été détruite en 1695 par un bombardement d’un obscur militaire de Louis XIV, le maréchal de Villeroy, on le déteste pour toujours, s’échauffe Gaspard Giersé. Après, on a reconstruit, d’un côté, on a tenté l’ordre, avec les maisons de corporations réunies derrière une grande façade mais de l’autre côté, les Bruxellois ont fait comme ils ont toujours fait, c’est-à-dire comme ils avaient envie. C’est génial, on a donc du faux gothique, du vrai gothique et puis chacun a sa sauce, avec plusieurs époques et plusieurs styles. Célébrons donc ce lieu qu’on n’a pas réussi à rendre homogène.» Car c’est bien là que réside le secret pas si secret de Bruxelles : elle est une mosaïque un peu schieve, constituée à la va-comme-je-te-pousse d’un certain esprit espiègle, d’une liberté effrontément symbolisée par un petit bonhomme qui pisse, d’une absence de dogmes et de chaos créatif. 

Un bricolage qui plait

Pour la dernière halte, on s’est approché du tracé de notre rivière emmurée. Gaspard Giersé prend la pose Rue de Bon secours, Bijstandstraat, piétonne d’avant le piétonnier, même pas droite, incurvée, pavée forcément, une boutique de massage, un café fermé, une fresque BD, ce n’est rien de tout cela qui l’émeut, mais la trace encore visible pour qui sait regarder du «grand chirurgien fou» qui a façonné l’endroit, c’est son préféré.

«La Senne, le fil de vie de cette ville, a été voûtée en 1871. On en alors profité pour réformer complètement un quartier entier, accessoirement repousser la zone industrielle vers le canal et vers Molenbeek. On est ici à la fracture de la ville ancienne d’avant le voûtement et de la ville moderne – on voit que subitement on construit plus haut, plus grand. Ils ont fait couic… J’imagine la scène : «Chef, on a un problème de niveau, pas grave, on met quelques marches, ça va aller… Et le mieux du mieux, c’est ce porche. On a détruit la maison et personne n’a été foutu de mettre un coup de burin sur ce petit moignon qui traîne là au-dessus depuis 150 ans. Cette ville est bricolée. Et ce bricolage me plaît infiniment.» 

Une sirène vrille soudain les tympans, le soleil a poussé les cafetiers à sortir les terrasses, une foule bigarrée, multiculturelle s’est empressée de squatter toutes les tables de guingois sur les pavés. Si l’on faisait silence, peut-être entendrait-on la Senne glouglouter.

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