En Californie, dans les pas des chefs adeptes du « from farm to table »
Si New York et Los Angeles débordent d’étoiles Michelin, les racines du mouvement «de la ferme à la table» se trouvent du côté de San Francisco. Pour observer cette révolution qui ne cesse de faire des adeptes, nous avons voyagé – et mangé! – de Berkeley à la Napa Valley.
Par Dieter Moeyaert
L’Amérique, pays de la liberté… et du gras. Entrez dans n’importe quel diner américain et, en moins de cinq minutes, on vous servira un cheeseburger luisant ou une omelette caoutchouteuse, le tout arrosé d’une bonne dose de café. Au début des années 70, la cheffe Alice Waters s’interrogeait: «Est-ce là ce que nous, Américains, entendons par ‘gastronomie’ de nos jours?» Elle venait de terminer sa formation culinaire en France, où elle s’était laissé séduire par une culture généreuse, étroitement liée à l’environnement local. La confrontation avec les habitudes alimentaires de sa terre natale avait alors été des plus douloureuses.
Le choix du lieu pour ouvrir le restaurant de ses rêves, Chez Panisse, n’a donc pas été difficile: Berkeley, le Ground Zero de la culture hippie. «A l’époque, rien n’importait plus qu’être libre. Chez Panisse était un endroit où mes amis et moi faisions ce que nous avions envie de faire. Nous nous sommes inspirés des valeurs de la cuisine française – ingrédients locaux et de saison, respect des agriculteurs, partage – et les avons transposées aux Etats-Unis», explique la cheffe.
Berkeley, Californie. L’âge d’or des librairies et des cafés de Telegraph Avenue, où les beatniks écrivaient des pamphlets et discutaient avec passion, est depuis longtemps révolu. Mais le campus de l’université, avec ses bâtiments majestueux flanqués d’impressionnants cyprès, conserve une certaine atmosphère sacrée. A deux pas, Chez Panisse reste également un lieu de sérénité, 52 ans après que la cheffe Waters y a posé ses ustensiles de cuisine pour la première fois. Elle n’y passe plus tous les jours, mais elle a toujours son mot à dire sur le menu, et le service.
A la carte aujourd’hui: salade de crustacés servie avec une vinaigrette au safran, pâtes homemade, fèves, romarin, ail et fromage pecorino. Le plat principal est une longe de porc du Niman Ranch avec une sauce au genièvre, des asperges et de la salade. La cheffe connaît les éleveurs, les agriculteurs et les maraîchers qui déposent chaque jour leurs produits frais dans la cuisine du restaurant. Dans l’arrière-pays californien, où 25% de l’agriculture américaine est pratiquée sur à peine 1% des terres agricoles, la réputation d’Alice Waters n’est plus à faire. «Lorsque j’ai eu l’idée de créer cet établissement, l’une des valeurs de la philosophie hippie consistait à éviter la nourriture produite industriellement et à tout acheter au marché. Prendre soin de la terre et de ce qu’elle nous offre», résume-t-elle.
Le modèle Waters
L’Américaine défend non seulement la justice écologique, mais aussi la justice sociale. «Lorsque des aliments sont bon marché, il y a toujours un acteur du processus de production qui n’est pas payé pour son travail – probablement l’agriculteur ou ses employés, dénonce-t-elle. Tout a toujours un prix. Nous finissons toujours par payer: diabète, obésité, système de santé au bord de l’effondrement, appauvrissement des sols…»
Le prix des plats slow food et bio de son enseigne est certes un peu élevé, mais cela permet à l’intéressée de payer ses fournisseurs à un prix équitable et de garantir un salaire supérieur à la moyenne à son personnel. Les quelques employés qui ont quitté ce nid chaleureux ont répandu la bonne parole de la «ferme à l’assiette» à travers le pays de l’Oncle Sam. Les journalistes se sont également régalés du modèle Waters. Le mouvement «de la ferme à l’assiette» a ainsi pris de l’ampleur et l’Amérique mange aujourd’hui radicalement différemment d’il y a quarante ans. Les célèbres farmer’s markets de Californie doivent sans aucun doute leur succès à Alice Waters.
De l’autre côté de la baie, dans le centre-ville de San Francisco, l’un des acolytes de la cheffe a ouvert une boulangerie: Acme. On y trouve du pain au levain crémeux – la spécialité californienne avec le crabe de Dungeness – et des cookies dangereusement délicieux. «Ce qui rend Chez Panisse véritablement unique, c’est l’atmosphère familiale, note Steve Sullivan avec le recul. Ce n’est pas facile de dire au revoir. Une fois qu’on y met les pieds, on ne veut plus partir. Tout se passe dans une atmosphère de collaboration, sans que les chefs ne vous crient dessus. Le côté macho plutôt répandu dans le milieu n’existe tout simplement pas dans cette cuisine. Les piliers sont l’apprentissage, la dégustation et la préparation de bons petits plats.»
L’univers de la mixologie, très développé à San Francisco, s’est également inspiré de l’esprit Waters. Dans les années 80, il était rare de trouver de la menthe fraîche dans son mojito ou du jus de citron vert frais dans sa margarita. Les poudres aromatiques industrielles étaient bien plus pratiques. Mais lorsque des établissements comme le Zuni Café et Enrico’s ont arrêté de s’en servir, les reporters se sont disputé le scoop. Dix ans plus tard, le «garden-to-glass» a même déjà laissé sa place au «garden-in-a-glass». Scott Beattie, barman, infuse ainsi des spiritueux avec des herbes fraîches et des fruits, et sert de véritables jardins comestibles. Aujourd’hui, les barmans californiens sont beaucoup plus axés sur les ingrédients frais, contrairement à ceux de la côte Est, qui mettent davantage l’accent sur les spiritueux.
Des cabanes à huîtres
Nous traversons le Golden Gate Bridge et découvrons l’idyllique Highway One, l’une des plus belles autoroutes du monde, qui serpente le long de la côte californienne. La baie Tomales, à 80 kilomètres au sud de San Francisco, est un paradis pour les amateurs de fruits de mer.
On y retrouve des oyster shacks à foison, de simples hangars avec un comptoir et des tables de pique-nique sur le parking, où vous pourrez déguster de délicieux fruits de mer servis sur une assiette avec de la glace pilée. Les coquillages n’ont jamais été aussi frais et savoureux. Les petites villes comme Point Reyes Station, Fallon et Bodega Bay ressemblent à des villages côtiers rustiques, loin de l’agitation des grandes métropoles, mais des voitures hybrides – des Tesla et des Toyota de toutes sortes – attendent leur propriétaire devant les cafés, et à l’intérieur, des jeunes femmes vêtues de vêtements de sport sirotent leur café biologique quotidien. On entend des chansons françaises et Bob Dylan en fond sonore. On ne peut pas faire plus «liberal» qu’ici.
Avant de goûter aux vins californiens gorgés de soleil, nous nous arrêtons à Sonoma pour nous reposer. El Molino propose une version «de la ferme à l’assiette» de la cuisine mexicaine: le ceviche de flétan, tamales de poulet et de masa et tacos de poisson faits à la main. De vrais délices. Quatre wineries non loin de Sonoma nous permettent de nous faire une idée de la richesse de la région: DuMol, Kistler, Williams Selyem et Rochioli. Attention, la vallée de Napa est vaste. Il vous faudra de toute façon une semaine pour tout voir et tout goûter, car là où il y a du vin, la gastronomie n’est jamais loin. Valette, à Healdsburg, est une fantastique enseigne «farm to table»: un restaurant américain moderne avec une touche française. Les truffes proviennent de la région du Périgord, en France, mais chaque ingrédient est accompagné du nom de son producteur, établi dans la Napa Valley, bien sûr: les citrouilles des Gradeks, le fromage de chèvre de Skyhill Farm, le pain de Costeaux.
Les détracteurs
Nous quittons Healdsburg pour la ville de Napa, mais une fois encore, la route est parsemée d’attractions culinaires. L’épicerie locale d’Oakville vaut le détour. On peut y acheter des sandwichs pour pique-niquer tout en visitant un domaine viticole. Après Oakville arrive Yountville, le terrain de jeu du célèbre chef Thomas Keller. Pour réserver à The French Laundry, la pépite du chef, il faut être rapide (et avoir un portefeuille bien garni, car le menu s’élève à 600 euros par personne), mais les succursales Bouchon et Ad Hoc n’ont pas non plus été épargnées par la ‘magic dust’ de Keller. Pure coïncidence, Thomas Keller est l’un des plus grands critiques du mouvement «de la ferme à l’assiette». Il s’insurge contre le café biologique des bars de la côte: «Pensez-vous que ces grains de café proviennent d’une plantation locale? Et le sucre que vous ajoutez à votre café vient-il de Californie? Nous utilisons du poivre, du vinaigre, autant de choses que l’on ne trouve pas ici. Ce Graal du ‘local’ n’est pas réaliste.»
Le défunt chef cuisinier Anthony Bourdain, ami de Thomas Keller, n’a pas non plus épargné Alice Waters. «Alice me tape sur les nerfs, a-t-il un jour déclaré. Le chômage et le coût de la vie montent en flèche, alors qu’elle nous encourage à acheter des produits biologiques coûteux et à passer des heures au marché. Son histoire n’est plus crédible.» La cheffe répond à ses détracteurs: «Je comprends que ce que je dis puisse parfois être perçu comme élitiste ou pompeux. Mais je soutiens mon message à cent pour cent. Notre santé commence dans le sol. La santé de ce sol est essentielle pour notre corps et notre climat. L’idée que les aliments biologiques seraient trop chers est un mythe de l’industrie de la restauration rapide. Si l’on sait se servir d’une cuisine et que l’on ne mange pas d’énormes quantités de fromage et de viande, l’alimentation biologique ne coûte pas plus cher. Elle ne prend pas plus de temps à préparer et c’est un vrai plaisir. Si nous apprenons tous les bases de la cuisine, nous pouvons préparer des plats très abordables.»
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