Dubrovnik vue des toits

Dubrovnik, Croatia, October 9th, 2015, Tourists walking on Stradun street and around Onofrio fountain © Getty Images

Eprouvée par de violents séismes, ravagée par la guerre civile, cette cité médiévale, surnommée la « Perle de l’Adriatique », a toujours su se reconstruire, pierre à pierre, une tuile après l’autre.

La Porte Pile ouvrant sur la vieille ville
La Porte Pile ouvrant sur la vieille ville© Getty Images

Comme il y avait trop de monde à la station d’autobus, Irina s’est dirigée vers la porte Pile, qui marque l’entrée dans la ville médiévale. Elle s’est assise sous la niche où trône la statue de saint Blaise, patron de la cité. Depuis des siècles, plus personne ne remonte le pont-levis et les touristes se pressent entre les deux épaisseurs de remparts, à l’intérieur de la première enceinte. Irina loue des chambres, une rareté dans le centre historique, surtout en été, l’unique hôtel étant pris d’assaut. « Suivez-moi, dit-elle, il me reste des lits. »

Eglise St Ignace
Eglise St Ignace© Getty Images

Notre logeuse est corpulente et possède un visage large et rouge, des petits yeux malicieux et plissés, un sourire débonnaire. Sa maison se trouve au bout de la Placa, l’artère centrale bordée d’élégantes façades blanches parfaitement alignées, comme tracées au cordeau, véritable poumon de la ville. Derrière l’église Saint-Ignace, une ruelle escarpée se faufile tout en haut des escaliers, cherchant à atteindre le ciel. Irina gravit ces centaines de marches d’un pas qu’on ne soupçonnerait pas si léger, portant gaillardement les valises de ses hôtes d’un soir.

Son logis est typique des demeures de Dubrovnik. Camouflé sous une vigne vierge, le jardinet sert de repaire à une demi-douzaine de chats. L’orgueil de la maîtresse de maison réside dans la minuscule terrasse nichée au sommet de sa demeure, qui donne directement sur les remparts. Notre hôtesse précise, avec une fierté non dissimulée, en montrant du doigt l’habitation voisine : « Mon toit est le seul de la ruelle qui ait conservé ses tuiles. »

Dubrovnik vue des toits
© Getty Images/iStockphoto

Les tuiles de Dubrovnik font, disent ses habitants, une grande partie de son charme ; jaune paille, safran, ocre, rose fané, terre de sienne, curry, toutes les nuances délicates du temps qui passe les patinent ; elles sont grises du lichen qui les recouvre depuis des siècles, usées et délavées par l’histoire et la pluie, le vent et les guerres, les tempêtes et les batailles. Elles datent de la reconstruction de la cité après le terrible tremblement de terre de 1667, qui ravagea l’ancienne Raguse, tua 5 000 personnes et détruisit la majeure partie des monuments de la Renaissance.

Inscrite depuis près d’un quart de siècle au Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, cette fragile et merveilleuse cité n’est pas seulement bâtie sur une zone de troubles géologiques : elle est aussi la proie de la folie des hommes. Durant la guerre civile qui ravagea les Balkans, entre 1991 et 1992, Dubrovnik, à peine remise du séisme de 1979, fut la cible de plus de 2 000 obus. Les deux tiers des maisons et 90 % des toits furent atteints.

On ne rebâtit pas une cité fondée au VIIe siècle de notre ère comme n’importe quelle ville. Les spécialistes de l’Unesco se sont penchés par dizaines à son chevet, une fois la paix revenue. Les célèbres tuiles provenaient d’une usine située à 8 kilomètres de Dubrovnik, mais celle-ci est fermée depuis… plus de cent ans. L’atelier de Slovénie qui avait pris la relève était bien incapable de fournir les 400 000 unités nécessaires. Aussi des experts en restauration des monuments historiques ont-ils fait le tour du monde pour trouver une entreprise capable de fabriquer en urgence des centaines de milliers de tuiles qui pourraient se fondre harmonieusement avec celles restées sur les toits. Ce fut une fabrique française, située près de Toulouse, qui fournit un premier contingent de 200 000 pièces.

Malheureusement, une fois posées, les nouvelles tuiles juraient affreusement avec les anciennes. Du haut des remparts, que les habitants et les visiteurs arpentent depuis sept siècles, on ne voyait plus qu’elles. Certaines suggérèrent tout bonnement de remplacer les vieilles par des neuves, histoire d’harmoniser les toits. Ce crime de « lèse-tuiles » fit l’objet d’âpres discussions et de débats enflammés au sein de la population. On décida finalement de glisser les nouvelles sous les anciennes afin d’adoucir autant que possible la différence. Les commandes furent passées progressivement en trois coloris, jaune, beige et rose, en comptant que le temps les patine.

Fontaine d'Onofrio
Fontaine d’Onofrio© Getty Images/iStockphoto

Pour le reste, les traces du traumatisme sont presque effacées. Les deux fontaines d’Onofrio, de part et d’autre de la Placa, crachent à nouveau de l’eau par leurs mascarons de pierre. Le cloître roman du monastère franciscain, lourdement endommagé pendant la guerre civile, abrite toujours la célèbre pharmacie où les moines fabriquent, depuis 1391, des produits de beauté. Elle demeure la plus ancienne des officines toujours en activité et ouverte au grand public. La colonne de Roland, symbole de l’indépendance farouche de la cité, au pied de laquelle étaient proclamés les édits et sentences, est admirablement restaurée. Toute de pierre blanche, elle est désormais le lieu de rendez-vous incontournable des amoureux et des touristes égarés. L’avant-bras de la statue, long de 51,1 centimètres, appelé la « coudée de Dubrovnik », fut durant des siècles la mesure-étalon des marchands de la république.

Tour de l'Horloge
Tour de l’Horloge© Getty Images

Juste en face, les deux personnages de bronze de la tour de l’Horloge marquent les heures depuis 1444. Raccourcie tout d’abord en 1906 parce qu’elle penchait, cette tour fut rasée en 1929 puis reconstruite à l’identique. Elle ne dénote pas face au somptueux palais Sponza, l’une des merveilles de la ville, qui abrite aujour-d’hui les archives, après avoir été le siège des douanes de l’Etat. Elle s’adapte aux splendeurs baroques de l’église Saint-Blaise où angelots joufflus, autels de marbre polychrome, frises et dorures foisonnent. Ce monument, édifié sur l’emplacement d’une église détruite par un incendie en 1706, ne date que de 1715. En argent massif, la statue du saint tient dans sa main gauche une maquette de la ville avant le séisme de 1667 et reste le seul témoignage intact du XVe siècle. La cathédrale de l’Assomption, qui date du XVIIIe siècle, a remplacé une basilique byzantine du VIIe siècle, transformée en une église romane par Richard C£ur de Lion, dit la légende. Les vestiges sont encore visibles sous la nef.

Franciscan Church and Monastery seen from Walls of Dubrovnik, Croatia
Franciscan Church and Monastery seen from Walls of Dubrovnik, Croatia© Getty Images/iStockphoto

Dubrovnik est recousue, raccommodée de toutes parts. Elle est un tissu très ancien qu’il faut conserver à tout prix. Les artisans ont si bien travaillé, que seul un £il expert peut faire la différence entre l’ancien et le nouveau. Aujourd’hui, les responsables de l’Institut croate de restauration de la capitale ont un nouveau sujet d’inquiétude : la vieille ville devient peu à peu un musée. Son dépeuplement est léger, progressif, mais irréversible. Au coeur de la cité, il n’y a guère d’espaces verts, pas de transports, des escaliers partout, une humidité rampante en hiver et peu de magasins, en dehors des inévitables boutiques de souvenirs. On y dénombre à peine 4 000 habitants. Heureusement, ceux de la ville moderne, dix fois plus nombreux, entendent bien participer à la sauvegarde de leur joyau, qui a réussi à survivre à tant de cataclysmes.

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Liliane Delwasse

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