Expédition au Groenland, l’île au soleil éternel
Froid, rude et inhospitalier. Rares sont ceux qui pensent au Groenland pour un séjour de détente. Pourtant, la plus grande île du monde attire chaque année plus d’explorateurs séduits par sa culture inuit et ses étendues blanches à perte de vue.
Viggo nous demande si nous souhaitons vraiment partir. «Nous avons désespérément besoin d’un boulanger et d’un coiffeur dans le village. Et de quelqu’un pour garder notre musée.» Autour de nous, le musée a l’air à l’abandon. Kangerlussuaq dans son ensemble est un village disgracieux, défiguré par une immense piste d’atterrissage – (pour l’instant) la seule de tout le Groenland capable d’accueillir de gros avions – et un tas de déchets accumulés depuis la nuit des temps, mais dont le transport s’est avéré trop onéreux. Pourtant, c’est un endroit fascinant, entouré de montagnes imposantes et situé à l’extrémité d’un magnifique fjord long de 190 kilomètres.
Kangerlussuaq est un endroit qui compte plus de bœufs musqués et de renards arctiques que d’habitants, et qui possède le plus long tronçon d’autoroute de tout le Groenland: une piste de 51 kilomètres, en grande partie non asphaltée, qui relie le port à la limite de l’inlandsis, ou calotte polaire, qui recouvre plus de 80% du territoire. Trois millions de mètres cubes de glace, soit 9% de toute l’eau douce gelée de la planète.
Cette même calotte polaire qui fait trembler le reste du monde. Car si elle venait à fondre intégralement, les conséquences seraient inimaginables. «Je peux peut-être vous convaincre avec cet argument: Kangerlussuaq est le point de départ de l’Arctic Circle Trail, le parcours de randonnée de 160 kilomètres qui mène à Sisimiut. Pour de nombreux touristes, cette randonnée de plusieurs jours est le point culminant d’un voyage au Groenland.» Sourire amical à Viggo, le seul chauffeur de taxi du village. Notre avion est déjà sur le tarmac.
A la découverte d’un nouveau monde
Notre périple a commencé deux semaines plus tôt, dans le port de Reykjavik, où le rutilant navire Seabourn Venture attendait ses passagers pour la première expédition de l’année au Groenland. Pendant quinze jours, il allait être notre hôtel flottant, avec restaurants, bars, piscine ou Jacuzzis. Et, en son cœur, le Discovery Center où des scientifiques de divers domaines proposent des conférences sur la géologie, la topographie, le climat, la faune, l’histoire et la culture inuit du Groenland.
Rien de mieux pour explorer cette méconnue région du globe. Un road trip n’aurait aucun sens, le pays comptant à peine 60 kilomètres de routes goudronnées. Et les voyages en avion à hélice et en hélicoptère sont réservés à quelques privilégiés. Ainsi, la moitié des touristes viennent en bateau, offrant leur destin aux mains du capitaine Alexander et au chef d’expédition Luciano.
Un menu… très spécial
«A Noël, nous dégustons du lard de narval, du steak de caribou et du phoque, mais mon plat préféré est le petit rorqual.» Navarrana, une jeune femme originaire de l’ouest du Groenland et passagère clandestine bienvenue à bord, s’exprime avec le plus grand sérieux sur la scène du Discovery Centre, où elle donne une conférence sur la culture inuit. Les voyageurs la regardent avec incrédulité. Entendre quelqu’un dire «lard de narval» avec autant de plaisir restera un moment phare de ces deux premiers jours passés en haute mer entre l’Islande et l’est du Groenland.
Soudain, la vie à bord devient encore plus palpitante: à travers les grandes fenêtres de l’auditorium, apparaissent les premiers morceaux de glace. Plus tard au cours du voyage, nous apprendrons qu’il en existe deux types: la glace de mer et la glace de terre. Et que la glace de terre peut devenir de la glace de mer, après avoir été recrachée par un glacier. L’est du Groenland est parsemé de tels blocs, et si tôt dans la saison – début juin, c’est tout juste l’été – il y a tellement de glace flottant au large de la côte groenlandaise que le premier débarquement a dû être annulé.
Notre navire est solide, mais ce n’est pas un brise-glace. Heureusement, le capitaine propose une alternative intéressante et c’est ainsi que, peu de temps après, suite à un court voyage en canot pneumatique, nous nous retrouvons sur un vaste plateau gelé. L’idée est bizarre: avec une poignée d’autres aventuriers, nous flottons au gré de l’océan Arctique, sur un glaçon géant. Au-dessous de nous, rien que de l’eau froide, sur des centaines de mètres, voire un kilomètre de profondeur…
Terre en vue
Le lendemain matin, le Venture se fraye un chemin à travers le Passage du prince Christian, un long fjord au sud du Groenland qui n’est navigable que pendant les mois les plus chauds. Sur la proue, de nombreux voyageurs sont venus profiter de la vue à couper le souffle. Le soleil brille et, avec ses quelque 12 C°, l’été semble bel et bien pointer le bout de son nez. Pas encore de baleines ni d’ours polaires, mais au loin, se dessinent les premières traces d’activité humaine: le village d’Aappilattoq.
Après trois jours de navigation, nous pouvons enfin poser le pied sur le sol groenlandais. Le village fait tout de suite forte impression: des maisons en bois colorées semblent éparpillées négligemment sur un énorme rocher, dans un décor aux pics montagneux enneigés et à l’eau de mer d’un bleu profond. Un gamin vient nous saluer timidement. Il semble heureux de notre arrivée; nous sommes les premiers touristes qu’il voit depuis le mois d’octobre. Dans un anglais approximatif, il explique qu’il s’amuse bien à Aappilattoq, où il joue au football avec les cinq autres jeunes de son âge. Fonder une équipe serait bien trop ambitieux.
Dans quelques années, il quittera probablement le village, suivant le mouvement des jeunes d’aujourd’hui, qui fuient la pauvreté et la vie rude dans l’espoir d’une existence meilleure dans les grandes villes. C’est précisément pour cette raison que la capitale, Nuuk, se développe si rapidement et que de nombreux villages se vident, mourant à petit feu. Il y a quinze ans, Aappilattoq comptait 200 âmes; aujourd’hui, il y en a moins de cent.
Village minier abandonné
Après deux escales au Groenland du Sud, nous en apprenons davantage sur l’histoire des Vikings, dont les protagonistes sont Erik le Rouge – qui a étrangement baptisé l’île Groenland – et son fils, plus connu, Leif Eriksson. Le navire de l’expédition met le cap sur l’ouest du Groenland et, enfin, sur le cercle arctique, où le soleil ne se couche plus à cette époque de l’année et où le jour dure éternellement. Le calendrier indique le 7 juin et le prochain coucher de soleil n’est pas prévu avant un mois. Une expérience éprouvante, même si le scénario inverse – l’obscurité éternelle – doit être encore plus intense.
A Ivittuut, les rayons font scintiller la cryolite (un minéral rare utilisé dans la production d’aluminium) présente dans le sol. Cet ancien village minier, qui fut jadis la plus petite municipalité de tout le Groenland, est aujourd’hui une ville fantôme remplie de maisons en ruine. Paamiut, à une centaine de kilomètres au nord, compte aussi de nombreux bâtiments délabrés, bien qu’ici, dans cette «grande» ville de 1.500 habitants, ils forment la toile de fond lugubre d’un terrain de football local.
La neige vient de fondre, mais la mélancolie hante encore les lieux. Au cimetière, nous apercevons de nombreuses épitaphes de défunts âgés de 25 ans maximum. Fait lugubre: le Groenland a le taux de suicide le plus élevé au monde. Il faut une certaine résilience et beaucoup de ténacité pour survivre ici, parmi les blocs de béton, les usines de transformation de poisson et les épaves, dans la lumière éternelle de l’été et l’obscurité sans fin de l’hiver.
Une capitale en construction
Nous faisons une escale à Nuuk, la capitale du pays qui compte 19.000 habitants. Une véritable métropole: bon musée (Greenland National Museum, excellente collection ethnographique), joli port colonial, mais rien de très intéressant, sauf la nature environnante… qui est d’une beauté écrasante, selon Anniita, notre guide de randonnée locale avec qui nous gagnons les montagnes. «Nuuk est une ville en construction. Notre nouvel aéroport sera bientôt prêt, ce qui nous permettra d’attirer des vols internationaux. Notre gouvernement voit de l’argent dans le tourisme, même si nous ne voulons pas devenir une deuxième Islande. La nature passe avant tout; c’est pourquoi toutes les activités de forage et d’exploitation minière ont été arrêtées. Avec l’argent du tourisme, notre gouvernement espère un jour être complètement indépendant du Danemark.»
Quand nous abordons la question de la cuisine locale, surgit un conseil en or: «Ne mangez pas de viande de phoque avant un rendez-vous galant. C’est très savoureux, mais particulièrement fort en goût.» Le lendemain, nous flânons au marché aux poissons de Maniitsoq, juste en dessous du cercle polaire. Il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent ce jour-là, à part quelques nageoires de phoque et du dauphin séché. Mais plus tard, lorsque les chasseurs du nord du Groenland enverront leurs prises vers le sud, on pourra y commander toutes sortes de pièces de baleines, de caribous, de bœufs musqués et même d’ours polaires.
Le dernier jour au Disko
La fin de l’expédition approche et la baie de Disko (Qeqertarsuup Tunua en groenlandais) se profile à l’horizon. Un endroit très particulier, à l’origine de la quasi totalité des grandes banquises qui se forment entre le Groenland et le Canada. C’est d’ailleurs ici qu’est né l’iceberg qui a coulé le Titanic. A la vitesse d’un escargot, le Venture remonte vers le nord, évitant les gros blocs de glace, souvent plus grands qui lui. La température est tombée bien en dessous de zéro. Nous sommes à la mi-juin et il neige.
L’amarrage à Ilulissat s’avère impossible. Le fjord d’Ilulissat, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, vient de vomir une grande quantité de glace impénétrable. Seul un banc de baleines à bosse s’aventure parmi les morceaux. Ilimanaq, de l’autre côté du fjord, nous offre une seconde chance de débarquer. La bizarrerie la plus frappante de ce village inuit: le restaurant 2-étoiles KOKS, l’établissement étoilé le plus éloigné du monde. Pour un petit millier d’euros, on peut y déguster un repas en vingt-trois services et y passer la nuit. Il est conseillé de réserver au minimum… un an à l’avance.
Un quartier réservé aux chiens
Nous mettons les pieds à terre une dernière fois avant que notre navire ne plonge dans le fjord de Kangerlussuaq. A Sisimiut précisément, deuxième ville du Groenland avec 4.600 habitants et point de départ ou d’arrivée du fabuleux Arctic Circle Trail, que les randonneurs entraînés parcourent en huit jours en moyenne. Nous nous contentons du premier tronçon, de la ville au sommet le plus proche, en passant par Dog Town, le quartier de Sisimiut réservé aux chiens. A perte de vue, rien que des niches et des chiens groenlandais, pas moins de 1.200 au total. L’odeur est intense, les aboiements parfois effrayants, la scène unique. Un beau résumé de cette expédition: riche, excessive, mais inouïe.
«Je crois que je vais décliner votre invitation, Viggo. Certes, ça me fend le cœur. Mais mon expédition s’arrête ici et maintenant.» Nous jetons un dernier coup d’œil sur les montagnes de Kangerlussuaq, l’âme en émoi. Quitter le Groenland après deux semaines de folie est impensable, mais y rester est impossible.
En pratique
– Le navire d’expédition Seabourn Venture navigue 3 à 4 fois entre Reykjavik et Kangerlussuaq pendant les mois d’été. Le thème de cette expédition de 15 jours était «Glaciers, fjords et cultures indigènes». Une Veranda Suite (la chambre standard, de 35m2, avec salle de bains privée et balcon), coûte environ 8.999 euros par personne, boissons, nourriture, activités et vol charter de Kangerlussuaq à Reykjavik inclus. seabourn.com
– Seabourn Venture fend les mers depuis avril 2022 et est l’un des navires d’expédition les plus récents, les plus modernes et les plus luxueux au monde. La compagnie maritime s’engage en faveur du développement durable et s’attache à réduire les émissions et les déchets, à recycler, à promouvoir le tourisme durable et à préserver l’environnement. Le navire a une capacité maximale de 264 passagers; il ne s’agit donc pas d’un géant. Les navires d’expédition sont d’ailleurs chaleureusement accueillis par de nombreux villages groenlandais, plus que les grands navires de croisière. Ils n’ont pas besoin de ports (les voyageurs sont amenés à terre par des zodiacs), paient pour leur présence et offrent souvent de la nourriture fraîche et des produits d’épicerie dont les villages manquent cruellement.
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