Mille kilomètres à travers le nord sauvage du Portugal. Pas de spectateurs, pas de trophée. Uniquement du bitume et des sensations. Notre reporter a participé à l’édition 2025 de la randonnée ultracycliste Heading SouthWest.
Tout commence et se termine à Aveiro, la «Venise du Portugal». La brume s’accroche encore aux toits quand une cinquantaine de cyclistes se retrouvent dans un café à la périphérie de la ville. Dernier pastel de nata, un espresso, des nerfs à vif. Dehors, on huile les chaînes, on regonfle les pneus. Chacun sait que, bientôt, ce sera le départ. Une excitation que chacun vit à sa manière.
‘L’ultrarace est une sorte de confrontation avec soi-même et avec le silence.’
Heading SouthWest ne se définit pas comme une course. «C’est une aventure», affirme l’organisateur David Cruz. Quatre checkpoints, une casquette de coureur, un traceur, une carte GPS. Pas d’assistance extérieure. Pas d’aspiration dans la roue d’un autre. Et celui qui rate une échéance est éliminé. Ce qu’il reste? La route.
Les compétiteurs, on les repère immédiatement. Vélos rutilants, jambes rasées, discussions sur les watts et les stratégies de sommeil. Tout tourne autour du poids, de l’efficacité et de la planification. Même un tube de crème solaire ou une paire de chaussettes sont pesés et évalués. D’autres – comme nous – bricolent encore avec un bidon. Nous nous sommes entraînés, bien sûr. Mais pour nous, il ne s’agit pas de vitesse. C’est un chemin, une odyssée. «Chacun projette sa propre histoire sur ces mille kilomètres», poursuit David Cruz. C’est pourquoi, à côté du format course, il existe un format aventure.
Dans l’ombre de l’Estrela
Le soleil tape tôt. Après deux cents kilomètres, nous sentons déjà le corps qui commence à protester. À 40 degrés, nous cherchons de l’ombre au pied de la Serra da Estrela, le plus haut massif du Portugal. Les coureurs foncent. Pas une minute à perdre. Nous, on s’autorise une pause près d’une maison de village. Une dame âgée rameute tout le bourg pour se faire comprendre. Avec un débit de parole agité. Nous acquiesçons, reconnaissants, et la suivons à l’étage, où elle nous montre triomphalement une petite chambre. Pas de douche, pas de toilettes, 30 euros de supplément pour les vélos, mais peu importe. Nos jambes sont vides. Chaque matelas est un luxe.
Avant l’aube, nous poussons de nouveau nos vélos dans l’obscurité. Dans un café encore plongé dans la pénombre, une participante fixe le vide, effrayée par son premier col, qui paraît monstrueux. Nous l’encourageons, avant de manger un morceau de chorizo, en guise de carburant pour ce qui nous attend.
La montée serpente entre rochers et moutons. Au sommet de la Torre, toit du Portugal, souffle un vent glacé. Nous contemplons le paysage. Enfin de la fraîcheur. Puis vient la descente: cap sur l’intérieur du pays. Nous traversons des villages figés dans leur propre passé. Pas de touristes, pas de musique. Juste des petites échoppes et des vieillards bavardant sur le pas de leur porte. Sur le marché, un homme note au crayon le nombre de tomates vendues. «Le Portugal ne s’arrête pas à Porto ou Lisbonne, précise David. Ici, à l’intérieur des terres, c’est comme un voyage dans le temps.»
Un puzzle et des sourires
Linhares da Beira surgit comme une carte postale d’un autre âge. Un château sur la colline, des ruelles pavées de schiste, des façades blanchies à la chaux. C’est ici que se trouve le premier checkpoint officiel. Nous jetons nos vélos sur les pierres brûlantes et nous affalons à l’ombre d’un mur. Dans notre sacoche: un demi-poulet grillé, et quelques oranges. La graisse coule sur nos doigts. Nos mollets battent encore la chamade.
À chaque checkpoint, on reçoit un tampon, et une pièce de puzzle – quatre au total. «Libre à vous de le compléter, avait dit David. Il ne s’agit pas de gagner. Mais de vous souvenir du chemin parcouru.» À l’intérieur, l’organisation offre de l’eau, des bananes… et des sourires. Dans un coin, des points lumineux glissent sur une carte numérique. Chacun représente un participant avec un traceur. Et une histoire. Les véritables coureurs sont déjà loin devant. Nous, nous avançons au feeling. Pour l’aventure. Mais cette carte pique un peu les yeux: la comparaison est inévitable.
Les ultracyclistes connaissent bien cet étrange besoin de suivre les autres via GPS. Les familles ont souvent cette obsession. Les amis aussi. Et dès qu’il y a du Wi-Fi, les participants eux-mêmes. Ce classement «sans podium» monopolise l’esprit. Chaque arrêt devient un dilemme. Chaque pause, un poids. Non pas pour gagner, mais parce qu’on sait que «quelqu’un» regarde. Une sensation qui, l’air de rien, vous pousse vers l’avant.
Quand le corps dit non
Le long du Douro, les vignes tapissent les coteaux. Le cœur de la région du porto. Nous faisons halte dans une cantine. Au menu: lard ou poisson. Un festin pour presque rien. Nous enchaînons quelques verres de vinho verde. Les côtes et les virages qui suivent auront le goût amer des calories, mais tant pis.
‘Il s’agit de repousser ses limites à la seule force de sa volonté.’
Nous sommes à mi-parcours, mais les premiers coureurs approchent déjà de l’arrivée. Dans le groupe WhatsApp des participants, les messages affluent. Certains pédalent depuis des jours en s’offrant à peine quelques heures de sommeil. «Mon derrière est couvert de pansements», écrit Diogo. «Je ne sens plus mon pied», réplique un autre. Quant à Rita, elle n’a plus de sensations dans les mains depuis 24 heures. Et pourtant, tout le monde continue.
Près d’une fontaine, nous croisons un Irlandais épuisé. «Mon genou est foutu. Je n’ai pas dormi pour continuer à rouler.» Pas d’applaudissements ni de tapes amicales pour l’encourager. Pas de paroles réconfortantes. Juste des doutes et un corps qui ne suit plus. Ainsi se terminent parfois les ultraraces. Et après l’arrivée, les séquelles sont souvent impitoyables: nerfs coincés, dos crispés, doigts engourdis… et on en passe.
Sensations paradoxales
Nous essayons de dormir davantage. Pas de nuits blanches, pas d’héroïsme. Et nous ne sommes pas les seuls. Nous rattrapons des participants qui ne sont pas venus pour concourir non plus. Des gens qui cherchent «autre chose»: une sorte de confrontation avec eux-mêmes et avec le silence. Rafał, lui, nous raconte que l’an dernier, il a pédalé seul de la Pologne au Portugal, pour un ami malade. Il a tout partagé sur les réseaux sociaux: son itinéraire, ses émotions, son histoire. «C’est devenu une partie de moi», dit-il. En chemin, il a dormi chez des inconnus. À Bilbao, il s’est assis sur les marches du Guggenheim pour écouter de la musique. «J’ai pleuré. Pas de tristesse, mais de bonheur. Le vélo a un pouvoir étrange sur moi: quand mon corps est à bout, ma tête devient claire.»
Il y a aussi Silvi, 47 ans et mère de deux enfants. Pas en condition optimale, mais d’une volonté farouche. Tandis que d’autres planifient scrupuleusement leur sommeil, elle continue simplement de rouler. Un matin, nous consultons le traceur et restons bouche bée: elle a des heures d’avance. Pour elle, cette traversée n’est pas une course, mais un retour à la maison, au Portugal, son pays natal. «À travers ces villages, loin des autoroutes, je me suis rapprochée de moi-même.»
La force de l’instinct
Dans le parc national de Peneda-Gerês, les rivières creusent des gorges, entourées de sommets granitiques et de forêts ancestrales. Ici vivent encore des loups et des chevaux sauvages. La montée vers Soajo est impitoyable. Nos jambes tournent encore, mais à un rythme lunatique. Pas de pensées pour hier ou demain: seulement le souffle, la sueur, et le prochain virage. C’est là que survient cette étrange lucidité dont parlent les ultracyclistes. Tout devient simple. Le bruit de la vie ordinaire, avec ses notifications et ses listes de tâches, s’éteint. Le corps prend le relais. On vit à l’instinct. Parfois, on se perd dans la cadence, et d’autres fois, on ressent tout avec une acuité tranchante.
À Soajo, nous faisons tamponner notre carte. Trois pièces de puzzle en poche. À partir d’ici, l’itinéraire repart vers le sud. Les chemins caillouteux deviennent des ronds-points. Le silence laisse place à la circulation. Au bord de la route, Helena – la compagne de Rafał – est effondrée, tête dans les mains. Épuisée. Dans les ultraraces, on va jusqu’à l’extrême. Moins on dort, plus on grimpe dans le classement… et plus on se rapproche du gouffre. Certains atteignent les checkpoints en plein délire hallucinatoire. «Tu crois être lucide, mais ton esprit s’embrume, explique le coorganisateur, lui-même ultracycliste. C’est là que réside le danger et, en même temps, l’ivresse.»
‘Heading South West vous récompense par un état d’esprit nouveau, une envie de ralentir, puis de mieux repartir.’
À une époque où participer à un «simple» marathon dans une ville proche ne suffit plus pour se dépasser – au minimum, on s’offre le Marathon des Sables au Maroc –, les ultraracers repoussent sans cesse leurs limites. À la seule force de la volonté. C’est pour cela que certains reviennent. Parce que la route vous fait sentir vivant. Bien sûr, tout le monde connaît l’histoire de Mike Hall, fondateur de la Transcontinental qui, en 2017, a été renversé en pleine nuit lors d’une ultrarace de 3.500 miles en Australie, après plusieurs jours sans sommeil. Depuis, les règles de sécurité ont été renforcées: gilet réfléchissant, couverture de survie, éclairage obligatoire. Et assurance accident incluse, car le risque fait partie du jeu.
Une histoire sans fin
Un certain Marco Martins a bouclé cette édition en 46 heures, premier homme. Et Rita Lopes est la première femme, en 85 heures. Mille kilomètres, dix-huit mille mètres de dénivelé. Il faut parfois se pincer pour le croire.
Le ferry glisse lentement sur l’eau. Pas d’arche d’arrivée. Pas d’acclamations. Rien que le clapotis de la rivière, l’odeur de l’air salé, et au loin: Aveiro. Nos vélos sont appuyés contre le bastingage. Nous aussi. Silencieux, une bière fraîche à la main, et quatre tampons en poche, récoltés en six journées harassantes. Le jeton est complet, mais rien de tout cela ne ressemble à une fin. Et c’est très bien comme ça. Heading SouthWest vous récompense par un état d’esprit nouveau, une envie de ralentir, puis de mieux repartir. Avec toute la beauté et les doutes que ce chemin comporte. Une addiction qui vous agrippe doucement mais sûrement…
©André Alves Pock
Qu’est-ce que l’ultracyclisme ?
L’ultracyclisme est en plein essor dans le monde du vélo. De très longues distances, souvent en solo, sans assistance, sur des terrains inconnus. Vous choisissez vous-même votre itinéraire entre quelques checkpoints fixes, sans aide extérieure. Pas de voiture suiveuse, pas de mécanicien, pas d’hôtel: vous trouvez vous-même un endroit pour dormir… ou vous roulez de nuit. Le concept est né avec la Transcontinental Race: plus de 4.000 kilomètres à travers l’Europe, en totale autonomie, qui continue à attirer chaque année des centaines de candidats, mais n’en sélectionne qu’un nombre limité d’anciens pros ou de coriaces amateurs.
Plus d’infos ?
En 2026, le Heading SouthWest traversera le Portugal du nord au sud, sur un parcours de 1.000 kilomètres et 18.000 mètres de dénivelé, entièrement sur route. Les inscriptions ouvriront ce 1er octobre. headingsouthwest.cc