La Sabena, 20 ans après la faillite: « C’était une grande famille »

Avion de la Sabena (Societé Anonyme Belge d'Exploitation de la Navigation Aérienne) sur la piste d'un aéroport en République démocratique du Congo, 1960. © Eva Donckers
Mathieu Nguyen

C’était en novembre 2001: l’A340 immatriculé OO-SCZ, au départ de Cotonou, se posait à Zaventem. La Sabena était clouée au sol. En se repassant les images, ce qui marque, c’est l’interminable haie d’honneur, les larmes, les applaudissements, l’uniforme porté une dernière fois avec fierté, tout ce qui a fait la force de la compagnie: ses employés. Nous en avons retrouvé quatre, qui nous parlent de ce passé toujours vivace, s’éloignant peu à peu.

J’y ai vécu les meilleurs moments de ma vie

Maureen Kroothoep (50 ans), originaire d’Ostende et aujourd’hui hôtesse de l’air pour Brussels Airlines, avait 18 ans lorsqu’elle a commencé à la Sabena. Elle était à bord du dernier vol, le 7 novembre 2001.

La Sabena, 20 ans après la faillite:
© Eva Donckers

« J’ai grandi dans l’ombre de l’aéroport d’Ostende, je voulais être hôtesse de l’air dès mes 6 ans, raconte Maureen. Lorsque j’ai commencé, je n’avais pris l’avion qu’une seule fois, mais la Sabena m’a ouvert le monde. Au bout de cinq ans, j’ai commencé à travailler sur des vols long-courriers, passant chaque fois quelques jours dans des villes comme New York, Tokyo et Kigali – c’était merveilleux. » La quinqua garde un souvenir ému des liens qui l’unissaient à ses collègues durant toutes ces années. « Je travaillais avec un équipage différent à chaque fois, mais pour moi, la Sabena était une grande famille. Le boulot d’équipe pendant les vols et les escales y a également contribué. Petit-déjeuner, explorer la ville et sortir ensemble: c’est ainsi qu’on apprend à se connaître. »

Maureen a appris la faillite de la Sabena par Euronews, dans une chambre d’hôtel à Cotonou. Le chaos à l’aéroport béninois ce jour-là reste gravé dans sa mémoire. « Il n’y avait pas assez de place pour tous ceux qui voulaient prendre le vol. Nous avons dû dire au revoir en vitesse à nos collègues et amis au sol, et après l’embarquement, l’avion a été retenu de peur que la Sabena ne paie pas le kérosène. Attendre quatre ou cinq heures dans un avion sans lumière ni climatisation: ce n’était pas une partie de plaisir. Pourtant, nous avons servi les passagers avec le sourire, et avec le même entrain que d’habitude. Que vous ayez des problèmes à la maison ou dans votre job, en tant que steward, vous êtes formé pour les mettre de côté et vous concentrer sur vos tâches. »

De retour à Zaventem, l’équipage n’a pas pu entrer dans l’aéroport, car leurs badges d’accès avaient déjà été désactivés. « Mais je me souviens du salut d’honneur des pompiers sur le tarmac et des applaudissements des collègues rassemblés autour de l’avion. Les passagers étaient tout aussi émus que nous. Tout ce soutien à un moment aussi triste – cela me fait encore quelque chose vingt ans plus tard. »

Le drame de la Sabena lui a appris qu’il est toujours possible de rebondir. « Au moment de la faillite, je n’avais que 30 ans, et je pensais que c’était fini. Les premiers jours, j’ai beaucoup pleuré. J’avais non seulement perdu ma famille de travail, mais aussi mes amis en Afrique, les orphelinats et les personnes que nous soutenions là-bas. Même mon compagnon a eu du mal à comprendre: seuls les membres de l’aviation le pouvaient. » Aujourd’hui, Maureen continue de collectionner les objets relatifs à la compagnie. « La faillite a engendré beaucoup de souffrance humaine et a détruit des familles entières. Depuis, j’ai compris combien il est important de bien s’entourer et d’être là pour les autres quand ils ont des difficultés. Toutefois, j’y ai vécu les meilleurs moments de ma vie et je suis fière d’y avoir travaillé. L’expression « ex-Sabénien » n’existe pas. Une fois Sabénien, on le reste pour la vie. »

Il est nécessaire de tourner la page

L’ancien ramp controller Johan Van den Perre (57 ans), originaire d’Heverlee, a travaillé à l’aéroport de Zaventem pendant plus de vingt-cinq ans, dont dix-sept pour la Sabena. Aujourd’hui, il est accompagnateur de train pour la SNCB.

Johan Van den Perre
Johan Van den Perre© Eva Donckers

« J’ai toujours rêvé de travailler pour la Sabena, explique Johan. J’ai eu une éducation très classique et je voulais découvrir d’autres points de vue. Pour moi, l’aviation internationale et l’environnement multiculturel d’un aéroport étaient une fenêtre sur le monde. Lorsque j’ai appris, lors de ma première année d’économie appliquée en 1985, que la compagnie recherchait du personnel pour le check-in, je n’ai pas hésité. »

Au fil des ans, Johan a grimpé les échelons et est devenu « red cap », le ramp controller qui coordonne toutes les activités dans et autour de l’avion à la porte d’embarquement, du chargement et du déchargement au nettoyage et au ravitaillement. « Une fonction stressante qui demande de résoudre des problèmes en permanence, tout en gardant son sang-froid. Mais à l’époque, j’avais également beaucoup de pouvoir de décision et de marge de manoeuvre. Quand j’avais un peu de temps libre, je parcourais le tarmac… »

Comme beaucoup, Johan n’a pas vu venir la chute de la Sabena, et il lui a fallu de nombreuses années pour s’en remettre. « Nous avions déjà traversé tant de crises que je pensais que celle-ci serait aussi temporaire. Je n’avais jamais réalisé l’ampleur des problèmes. A mes yeux, la Sabena était mon premier et mon dernier amour. Je travaillais à un endroit et dans un secteur où nous nous sentions tous chez nous. Avec du recul, je peux dire que je vivais dans une bulle. » Johan souligne que le fait qu’il soit aujourd’hui militant syndical n’est pas le fruit du hasard. « En tant que red cap, je n’ai jamais été aussi préoccupé par la réalité sociale. Nous étions ceux qui faisaient tourner la boutique, même pendant les actions syndicales. » Après la tragédie, cette vision a changé. « Je ne peux plus tolérer que des personnes donnent tout pour leur travail pour ne rien recevoir en retour. »

Johan a repris son poste de red cap quelques années, avant de rejoindre la SNCB en 2009. « Le logo de la Sabena est longtemps resté sur nos voitures, c’était douloureux. Mais ce qui m’a le plus frustré, c’est que l’entreprise privée espagnole qui avait repris les ramp controllers a tout misé sur des procédures qui ont érodé le travail et engendré encore plus de stress. Je ne pourrais plus tomber aveuglément amoureux comme je l’ai été de la Sabena, mais à la SNCB, j’ai retrouvé la liberté et l’esprit d’équipe que j’avais perdus. » Johan ajoute qu’il a gardé contact avec les anciens employés de la Sabena, principalement via Facebook. « Je suis les différents groupes, j’aime recevoir des messages et je suis heureux que la faillite soit largement commémorée. Mais je ne participe plus aux réunions d’anciens depuis des années. A un moment donné, il est nécessaire de faire la paix avec le passé et de tourner la page. C’est une question de tranquillité d’esprit. J’y suis parvenu. »

L’équipage pleurait, mais les passagers aussi

Cheffe de cabine lorsque la faillite survint, Muriel Verhasselt (60 ans) est entrée à la Sabena un peu par hasard, pour finalement y rester deux décennies. La Bruxelloise est ensuite devenue enseignante, dans la suite logique de ses études.

Muriel Verhasselt
Muriel Verhasselt© Eva Donckers

« Mon père avait entendu que la Sabena avait acheté de nouveaux avions, des Airbus A310, et qu’ils engageaient, se rappelle-t-elle. Il avait un ami chef de cabine, et c’était un rêve pour lui de voler, donc il m’a poussée à postuler, d’autant qu’il n’y avait pas beaucoup de places vacantes dans l’enseignement à l’époque. » Après plusieurs examens et une formation de trois mois, Muriel a commencé à voler en mars 1984. « Honnêtement, je n’y avais jamais trop pensé, je pensais faire ça un an ou deux, le temps de voir du pays, et finalement je suis restée tellement ça m’a plu. Les nouvelles hôtesses étaient engagées pour les long-courriers – l’Afrique en particulier, avec Dakar, Abidjan, Lomé, Cotonou – et ça tombait bien parce l’Europe ne m’intéressait pas du tout. Au niveau escales, c’était incomparable, il y avait encore beaucoup de vols de prestige, et le rapport avec le passager n’était pas le même: on avait vraiment le temps de s’en occuper, d’établir un contact, parfois d’avoir de longues discussions. »

Pour la jeune femme, ces escales étaient alors l’occasion de passer du temps dans des « clubs Sabena » locaux, pour lesquels le personnel cotisait. « Il y avait toujours quelque chose à faire, se souvient-elle. On nous prêtait des vélos, des 4×4, et dès qu’on pouvait découvrir quelque chose, on était partis. On dit toujours que les navigants étaient une famille et c’est exact, on vivait des choses particulières, qui nous liaient, créaient une complicité. On était attachés les uns aux autres – sans compter qu’il y avait parfois des familles entières, littéralement, qui travaillaient à la Sabena. »

Muriel était à Chicago quand elle a appris la faillite. « On a été reçus par le consul mais l’ambiance était triste à mourir, se remémore-t-elle. Le lendemain dans l’avion, l’équipage pleurait, mais les passagers aussi. Beaucoup de gens nous disaient qu’ils étaient attachés à la compagnie, que dès qu’il posaient un pied dans l’avion ils se sentaient déjà un peu en Belgique. » Du jour au lendemain, ce sont des centaines de collègues qui disparaissent de son quotidien – « jusqu’au dernier moment, on n’y a pas cru, on n’avait pas échangé nos coordonnées », explique-t-elle. Mais l’arrivée des réseaux sociaux lui a permis de reprendre contact quelques années plus tard. « L’autre jour, je recevais justement deux ex-collègues à la maison, nous dit-elle. Et on s’est fait une réflexion: le personnel de la Sabena se faisait appeler « les Sabéniens », et c’est sans doute un cas unique dans l’aviation; on ne dit pas « les Airfranciens ». C’est comme un nom de famille. »

On y pense chaque année en novembre

Habitant aujourd’hui à Sterrebeek, soit à quelques kilomètres de l’aéroport national, Renaud de San (47 ans) a retrouvé la terre ferme après ses années de vol, ce qui n’empêche pas l’ancien copilote de garder ses yeux rivés vers les cieux.

Renaud de San
Renaud de San© Eva Donckers

« 20 ans déjà, c’est dingue! » – c’est la première réaction de Renaud de San, quand on lui donne les raisons de notre appel. « Au début, ça a été comme un deuil, explique-t-il. Il y a le premier anniversaire. Puis le deuxième, le troisième, et la vie passe. Mais on y pense chaque année en novembre. » Son job de copilote, commencé en 1998 à 24 ans, c’était son premier. Et si l’aventure a fini par tourner court, trois ans et demi plus tard, elle fut suffisante pour le marquer: « La Sabena, c’était une époque, une façon de travailler, un ensemble de choses qui la rendait particulière. Pour moi, comme pour tous les pilotes, entrer dans la compagnie nationale, c’était la concrétisation d’un rêve de gosse. »

La relative brièveté de sa carrière a au moins eu l’avantage de le laisser moins marqué que d’autres, qu’il côtoie par exemple dans les groupes d’ex-Sabéniens sur Facebook, et qui restent « très affectés ». Ce recul lui permet d’ailleurs de pointer les éléments du contexte défavorable, qui allait sceller le sort de la compagnie: « Elle représentait un symbole unitaire à l’heure de la fédéralisation et des velléités régionales et en tant que société nationale, selon certains, elle n’avait pas de raisons d’être dans un monde libéral concurrentiel. Si l’on compte aussi les consolidations des grands groupes aériens, et l’émergence des petites compagnies comme Ryanair, qui ont bénéficié d’une concurrence déloyale, on comprend que ça allait être très compliqué. »

Après la faillite, « et avec plus de mille pilotes sur le carreau », l’homme a trouvé le courage de se réorienter, et de se diriger vers le secteur du contrôle aérien – une voie déjà explorée en parallèle du métier de pilote. Un choix dont il se félicite: « J’ai mis du temps à l’assumer. J’étais toujours en contact avec des copains qui volaient à droite et à gauche, ils avaient tous de chouettes expériences à raconter alors que moi j’étais en formation. Les premières années n’ont pas été faciles. J’ai dû faire le deuil de ma carrière de pilote, heureusement il y a des aspects du métier de contrôleur qui me plaisaient, ainsi que des opportunités que j’ai pu saisir. Je ne regrette donc pas d’être là où je suis, surtout quand je vois l’évolution du métier de pilote. J’ai eu de la chance, j’ai vécu mon rêve, même pour un court moment, puis j’ai pris les bonnes décisions. Je suis en paix avec moi-même. »

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