Embarquement pour l’Arctique (reportage)

Croisiere Arctique
Croisière en Arctique à bord du Commandant Charcot
Philippe Berkenbaum
Philippe Berkenbaum Journaliste

Premier brise-glace de croisière, le Commandant Charcot emmène ses passagers dans un océan Arctique encore couvert par une épaisse banquise. Pour beaucoup, c’est l’expérience d’une vie, qui se double d’un volet scientifique à dimension durable. Embarquement immédiat.

Il est 1 h du matin mais il fait clair comme en plein jour, ou presque, quand on déboule sur la coursive extérieure du navire, excités comme des mouches sur un vacherin crémeux. Dans les haut-parleurs des cabines, la voix du commandant Garcia ne laisse guère le choix à ses 150 hôtes plongés dans les bras de Morphée. «Chers passagers, nous avons un splendide spécimen à tribord, à quelques mètres. Couvrez-vous bien, il fait – 15 °C dehors.» Il n’en faut pas plus pour précipiter tout le monde sur le pont, jumelles, caméras et appareils photo au poing, parka polaire sur le paletot.

Un jeune mâle solitaire, visiblement intrigué – mais nullement effrayé – par le monstre d’acier planté dans la banquise. L’ours blanc déambule paisiblement, s’arrête parfois pour nous humer, s’approche si près qu’il finit par se dresser pour poser ses énormes paluches sur la coque, juste là, en contrebas. Comme s’il voulait grimper. Mais l’acier est trop lisse pour offrir une prise à ses griffes démesurées et il finit par renoncer, placide. Pour traverser à la nage un bras de mer entre deux plaques de glace, avant de s’ébrouer un peu plus loin puis de se rouler dans la neige les quatre fers en l’air.

Le spectacle a duré près d’une heure et il nous a scotchés. Cerise sur le gâteau du voyage d’une vie. La veille, un de ses congénères nous avait offert celui d’une chasse au phoque et du banquet qui a suivi, sous l’œil envieux d’une escouade de goélands affamés. En ce printemps 2022, la banquise est épaisse et parfois rouge sang, les ours polaires sont à la fête au large du Groenland, en plein cœur de l’Arctique. C’est pour elle – cette glace à perte de vue – qu’on est là en ce début mai, plus tôt dans l’année qu’aucun autre navire d’agrément ne peut s’y aventurer. Nouveau fleuron de la compagnie du Ponant, le Commandant Charcot – du nom d’une légende de l’exploration polaire – est unique en son genre.

© JULIEN FABRO

«Ce yacht de croisière est le premier brise-glace d’agrément, s’enorgueillit son pacha, le commandant Etienne Garcia, vieux routier des latitudes extrêmes. De classe polaire PC2, il est conçu pour se frayer un chemin à travers une banquise de plusieurs mètres d’épaisseur, ce qui lui permet de naviguer des semaines avant les autres bateaux dans des eaux encore prises par les glaces. L’hiver en Antarctique, le printemps jusqu’au pôle Nord. Nous arrivons si tôt dans l’année que les villages côtiers n’ont pas encore vu d’autres navires. Nous nous sommes d’ailleurs engagés à les ravitailler à l’avenir.»

Expédition n°1 – Des chiens et des hommes

Dès notre départ du port de Reykjavik, en Islande, nous mettons le cap sur un premier village de chasseurs-pêcheurs inuits sur la côte est-groenlandaise. Un jour et une nuit de navigation en eau libre plus tard, premiers contacts avec la banquise. On remonte vers le nord en longeant le littoral, ce sont d’abord de timides blocs de glaces finement sculptés par la houle qui flottent de chaque côté de la proue, de plus en plus nombreux, de plus en plus épais. Quand le soleil décline, rosit l’horizon comme pour se coucher, même s’il ne disparaîtra pas de toute la nuit polaire, nous sommes entourés d’icebergs prisonniers d’un océan blanc, solide, accidenté. Eux paraissent immobiles même s’ils dérivent en vérité, nous continuons d’avancer. La banquise s’épaissit mais ne peut résister à la puissance démesurée des moteurs ni au poids de la coque taillée pour briser la glace.

© PHILIPPE BERKENBAUM

Aberration écologique? A bord, les officiers marins s’en défendent. «Le Commandant Charcot est le premier navire d’exploration polaire hybride électrique / GNL (gaz naturel liquéfié), l’énergie la plus vertueuse disponible à ce jour pour la marine», précise le chef mécanicien, responsable de toutes les technologies embarquées. Beaucoup sont durables: outre les moteurs de dernière génération et les connexions électriques à quai pour les ports qui en sont équipés, on peut évoquer la désulfurisation des fumées, l’eau potable produite à partir de l’eau de mer qui permet de supprimer les bouteilles et plastiques à usage unique, le traitement intégral des eaux usées et les déchets triés à 100% à bord sans rejets… «Nos croisières sont conçues pour minimiser toute perturbation des ressources naturelles et culturelles fragiles, ajoute un responsable de la compagnie. Des études d’impact sur l’environnement sont réalisées par nos experts pour les croisières dans des régions sensibles.»

A l’aube du troisième jour en tout cas, les habitants de Tasiilaq sont plus qu’enchantés de nous voir débarquer. Ce bourg d’environ 2 000 âmes posé à l’entrée du Nordfjord à mi-hauteur de la côte est du Groenland est cerné par la banquise depuis de longs mois et nous sommes les premiers visiteurs à y poser les bottes depuis l’été dernier. Premier débarquement, premiers pas sur la glace, l’impression est saisissante. Lunaire. Parmi les 22 guides et naturalistes embarqués pour accompagner les passagers de notre rafiot de luxe à taille humaine, plusieurs sont rompus aux environnements polaires et à la haute montagne. Ça tombe bien: le village est cerné de sommets couverts de neige.

© PHILIPPE BERKENBAUM

Ludovic, un Français originaire de Maurienne où il pratique l’alpinisme quand il ne navigue pas avec Ponant, emmène un groupe de téméraires à l’assaut du plus élevé d’entre eux, pour un dénivelé positif de plusieurs centaines de mètres. La randonnée glaciaire est l’une des nombreuses activités extérieures proposées tout au long de cette croisière d’exception, avec entre autres le kayak en eau libre, la plongée sous glace, la visite de villages ou la balade en traîneau à chiens. Avec la motoneige, c’est le principal moyen de déplacement des autochtones, qui nous emmènent glisser de longues heures dans un décor givré où l’on se joue des accidents de terrain sous les aboiements ravis des groenlandais, race locale cousine du husky et taillée pour la course effrénée.

Les mushers (pilotes d’attelages) nous font ensuite découvrir les maisons de bois colorées qui composent Tasiilaq, où la vie reprend au sortir de l’hiver. Quelques boutiques de produits de nécessité, un petit musée, une église et un port, le tour est vite bouclé. Les villageois nous sourient timidement tandis que les enfants jouent dans les ruelles de terre, à vélo ou à saute-mouton sur les glaçons flottant là où la banquise a commencé à fondre. Les chiens enchaînés à leurs niches se moquent du froid en hurlant comme des loups. En première ligne au cas où un ours tenterait une approche.

Chaque sortie est encadrée par un naturaliste qui partage ses connaissances tout en veillant à la sécurité du groupe.

Expédition n°2 – Des scientifiques et des fusils

C’est pour eux, les rois de la banquise, qu’il faut redoubler de prudence à chaque sortie. Et celles-ci sont nombreuses, tel est le principe d’une croisière-expédition dont l’itinéraire change au gré des conditions – météo, glace, vents, rencontres humaines et surtout animales. Des canots pneumatiques nous permettent de naviguer par petits groupes entre les monumentaux icebergs quand les eaux ne sont pas surgelées, avec l’espoir toujours hypothétique de croiser un phoque, une baleine ou un morse au détour d’une cathédrale de glace. Chaque groupe est encadré par un naturaliste qui non seulement veille à la sécurité mais instruit aussi les voyageurs de ses connaissances scientifiques et environnementales.

‘Nous en avons plus appris en douze jours de croisière qu’en dix ans d’informations sur le sujet.’

En point d’orgue viennent les excursions sur la banquise, où l’on progresse péniblement entre les hummocks, ces accumulations de glace créées par le chevauchement et la pression entre deux plaques à la dérive. Ils peuvent atteindre quelques dizaines de centimètres à plusieurs mètres de hauteur et dissimuler un ours que l’on ne verra qu’au dernier moment. Raison pour laquelle nos guides sont armés de fusils et sécurisent la zone avant notre passage. D’autres dangers rôdent, liés notamment aux mouvements de la croûte glaciaire qui peuvent à tout moment provoquer des failles et des crevasses.

De quoi rendre l’expérience encore plus exaltante, surtout si l’on est accompagné d’une glaciologue comme Daphné Buiron, coautrice de l’ouvrage Femmes d’aventures après avoir séjourné un an en Antarctique. Coordinatrice des campagnes scientifiques menées à bord du navire, elle est aussi passionnante que convaincue de l’intérêt pour la connaissance de ce type de croisière. «L’opportunité offerte aux scientifiques d’atteindre des régions quasi inaccessibles – ou à un coût exorbitant – est une aubaine, témoigne la jeune femme entre deux prélèvements de glace avec ses instruments de forage. Cela nous permet de mener des recherches en marge de nos activités de guides-naturalistes, que nous ne pourrions pas effectuer autrement.»

Le traîneau à chiens est le principal moyen de déplacement des autochtones, avec la motoneige.
Le traîneau à chiens est le principal moyen de déplacement des autochtones, avec la motoneige. © PHILIPPE BERKENBAUM

Tous les scientifiques présents sur la croisière nous ont tenu le même discours, balayant les arguments de ceux qui critiquent ce type de voyage réservé à quelques happy few. A bord, deux labos complets sont à leur disposition en permanence et un officier dédié veille à satisfaire leurs moindres besoins. Deux chercheurs universitaires sont par ailleurs invités à profiter gracieusement des infrastructures scientifiques sans contrepartie. «C’est une autre façon de contribuer à l’enrichissement des connaissances sur l’impact du réchauffement sur les régions polaires, notamment.» Ou à celui des activités humaines, notamment touristiques depuis que les croisiéristes peuvent y emmener des passagers toute l’année… Avec, souvent, des bateaux bien plus démesurés.

Expédition n°3 – Des icebergs et des ours

Enrichir… et transmettre. Non seulement au travers des contacts quotidiens entre naturalistes et passagers, lors des sorties encadrées, des nombreuses observations commentées depuis le bateau ou des repas où les premiers sont conviés à la table des seconds, mais aussi grâce aux éclairantes conférences organisées plusieurs fois par jour dans l’immense auditorium logé dans la poupe du Commandant Charcot. «En participant à ce voyage extraordinaire, nous avons conscience de traverser l’un des environnements les plus menacés de la planète, nous disait ce couple de Belges récemment retraités. Nous en avons plus appris en douze jours de croisière qu’en dix ans d’informations sur le sujet. Il nous reste à transmettre cette expérience à nos proches.»

La banquise formée pendant l’hiver 2022 dans l’océan Arctique est pourtant si étendue et épaisse qu’on a peine à croire qu’elle se réduit d’année en année. Notre brise-glace d’exception a même parfois dû rebrousser chemin, incapable de venir à bout des mètres de glace bleutée le séparant notamment du village d’Ittoqqortoormiit où nous étions attendus avec impatience par la petite communauté inuite locale. Certains hivers sont plus longs et froids dans les régions polaires, d’autres plus tempérés. Tout comme ailleurs sur la planète. Côté banquise, la tendance est cependant clairement à la diminution ces 40 dernières années, même si cela ne sautait pas aux yeux pendant notre voyage. On ne s’en plaindra pas plus que les ours blancs, dont c’est le terrain de chasse.

Un autre signe du réchauffement qui ne trompe pas, en revanche, est l’abondance des icebergs géants tantôt prisonniers des glaces, tantôt à la dérive. Ils témoignent de la destruction de plus en plus rapide des glaciers du Groenland, dont ils forment d’immenses pans détachés. On ne se lasse pas d’en observer les formes opulentes sculptées par l’océan. Quant à savoir s’il faut se réjouir du spectacle, c’est un autre débat.

En pratique

On ne peut apprécier toute l’étendue des merveilles de ces contrées reculées qu’en bateau de croisière, de préférence petit, taillé pour approcher au plus près les côtes et pénétrer au plus profond des innombrables fjords qui les découpent. C’est l’une des spécialités de la compagnie Ponant, mais elle pousse l’expérience un cran plus loin avec le Commandant Charcot, capable de naviguer dans l’Arctique lorsqu’il est encore couvert par la banquise. De la navigation le long des côtes du Groenland à la traversée jusqu’au pôle Nord géographique, en passant par l’archipel du Svalbard, ce yacht de 120 cabines à la pointe de la technologie durable propose différents itinéraires de 10 à 15 jours entre mai et août, avant de repartir passer l’été austral en Antarctique. Entre janvier et décembre 2023, le navire effectuera au total 18 croisières. Infos et réservations: ponant.com/le-commandant-charcot

Pour résister au froid, au vent glacial, à la pluie voire à la neige, on s’équipe comme pour la montagne en hiver. Ponant offre les parkas polaires et prête les bottes fourrées indispensables pour fouler la banquise ou simplement sortir sur le pont pour observer le paysage, la course du navire à travers la glace ou la faune potentiellement abondante de la région. N’oubliez pas des gants, de bonnes jumelles et pour les amateurs de photo, un bon téléobjectif.

A lire aussi: notre article sur la transition énergétique des croisières.

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