On a testé: l’autostop pour se rendre dans le Sud
Face au coût croissant des voyages, l’autostop pourrait-il renaître? Tentative de réponse à travers une expérience simple: rejoindre le Sud de la France en levant le pouce.
Depuis combien de temps poireautons-nous ici? Trente minutes? Quarante? Les véhicules qui passent ne laissent que déception et gaz d’échappement derrière eux. De temps en temps, un conducteur lève la main en signe d’excuse ou hausse les épaules en riant. Notre apparence serait-elle responsable? Nos baskets blanches Veja et veste de pluie noire Quechua ne nous rendent-elles pas fréquentable? Peut-être aurions-nous quand même dû tailler cette barbe? Nos regards sont-ils trop nombreux? Ou pas assez? Devons-nous sourire davantage, au risque de passer pour un sociopathe? Nous aurions bien besoin d’une bible de l’autostop pour les nuls.
En ce lundi matin, le ciel anversois est gris. Il est 8h06 lorsque nous levons notre pancarte pour la première fois. Il y est écrit: Zuiden / Sud en lettres capitales, accompagné d’un petit soleil tout sourire, comme si cela signifiait «ce garçon n’a pas de casier judiciaire, est plutôt jovial et s’est brossé les dents ce matin». Il nous semble préférable de ne pas indiquer de destination trop précise, de sorte à nous laisser guider vers le soleil par une certaine liberté et un esprit lyrique. Mais jusqu’à présent, les créatifs ne semblent pas affluer dans les parages. Finalement, nous modifions l’écriteau: Lille/Paris/Sud. Cela s’avère une bonne idée car, au bout d’un quart d’heure, la conductrice d’une voiture noire abaisse sa vitre. C’est parti!
MARIE-LAURE Anvers – Laeken (39’)
«Marie-Laure?» Peut-on encore parler d’autostop si c’est une copine d’une copine qui nous emmène? Vu que nous n’avons pas avancé d’un millimètre, honnêtement, cela nous est égal. Nous nous empressons de monter, craignant que la jeune femme de 29 ans ne change d’avis. «Je peux te déposer à Bruxelles si ça te dit», nous annonce-t-elle. Harry Styles se balance autour de son rétroviseur. Nous voilà enfin en mouvement.
Notre chauffeuse se reconnaît dans la posture de l’autostoppeur qui cherche sa route, un sac sur le dos. «L’année dernière, mon petit ami et moi nous sommes séparés après cinq ans de relation, confie-t-elle. Ça va, nous sommes restés amis, mais j’ai dû chercher un nouveau logement. Depuis, j’habite dans un habitat partagé. J’avais l’impression de devoir faire un reset total à presque 30 ans. Pourtant, à cet âge, on est censé avoir trouvé sa voie. Mais moi, j’aime l’idée qu’il existe plusieurs chemins.»
Nous montons sur l’A12. Marie-Laure n’a plus fait beaucoup d’autostop depuis ses années au patro. «Si tu avais été un inconnu, je t’aurais également emmené, mais j’aurais peut-être hésité parce que je dois aller à mon travail.»
Contrairement aux années 70 ou 80, paraît-il, les autostoppeurs sont très rares de nos jours. Certains experts attribuent cela au fait que plus de gens possèdent une voiture ou font du covoiturage, d’autres justifient ce phénomène par l’existence de solutions de transport en commun meilleur marché comme les bus longue distance. Mais le sentiment d’insécurité accru est également épinglé, surtout chez les femmes. D’ailleurs, seules les mises à jour en direct seront de nature à rassurer notre moitié. Nous sommes plus confiant: la plupart des gens se comportent bien, n’est-ce pas? Ou comme une amie nous l’a affirmé: «Les tueurs en série sont très eighties.»
Aujourd’hui, Marie-Laure sera la seule femme à nous emmener. Il n’existe hélas pas de recherches récentes pour expliquer cette statistique. Nous lisons qu’en 2012, des scientifiques bretons se sont demandé si les conductrices sont plus enclines à emmener des autostoppeurs qui tiennent des fleurs en main. Dans le cas où c’était une femme qui faisait de l’autostop, il n’y avait presque pas de différence, alors que le nombre de conductrices qui s’arrêtaient pour emmener des autostoppeurs masculins était jusqu’à 9% supérieur. Si seulement j’avais un bouquet de fleurs en poche…
MOHAMED Laeken – Ruisbroek (16’)
Notre chauffeur suivant a 4,99 étoiles. C’est l’avantage de prendre un Uber: on sait exactement à quoi s’attendre. Pour notre défense, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Après avoir passé plus de deux heures le pouce levé en différents lieux à proximité de la montée d’autoroute, nous nous sommes découragé. On ne peut pas dire que les autostoppeurs aient droit à un traitement royal à Laeken. Nous avons vu passer plusieurs voitures, des visages cachés derrière des pare-brise légèrement teintés, des histoires que nous n’entendrons jamais. Aujourd’hui, nous ne rencontrerons pas la dame qui rentre de la clinique de la fertilité et qui porte la vie en elle pour la première fois, le camionneur qui apprend l’espagnol à l’aide de leçons audio lors de ses longs trajets, ni le chirurgien cardiaque avec le cœur brisé.
Mohamed, quant à lui, s’arrête pour nous, même si, bien entendu, nous l’avons payé pour ça. Avec plus de 1.600 trajets à son actif, on pourrait carrément le qualifier de convoyeur professionnel. «Le frère d’un de mes amis fait du stop entre Istanbul et Berlin depuis quelques semaines, dit-il. Il est encore sur la route.» Non, Mohamed n’est pas vraiment ce qu’on appelle un conférencier motivateur. Dans l’espoir de retrouver la confiance, nous lui demandons s’il a déjà pris des autostoppeurs. «Un jour, j’ai emmené deux femmes avec un petit garçon à Bruxelles, mais je comprends que tout le monde ne laisse pas des inconnus monter dans sa voiture.»
Cependant, à en croire les chiffres, le Belge est plus enclin à embarquer des autostoppeurs dans sa voiture que la plupart des Européens. En avril dernier, la plate-forme dédiée Hitchwiki.org a publié un rapport qui indiquait que dans notre pays, l’attente n’est que de dix à vingt minutes en moyenne. Les Pays-Bas ont le même score, tout comme la route que nous comptons suivre en direction de Paris. Ouf. En revanche, la région de Valence, en Espagne, détient le mauvais record avec plus d’une heure de temps d’attente. Peut-être vaut-il dès lors mieux éviter le Sud?
Nous descendons à une station-service le long de l’E19. «Bonne chance pour votre voyage, s’exclame mon chauffeur en souriant. Et sinon, vous n’avez qu’à m’appeler.»
DAVID Ruisbroek – Saint-Ghislain (28’)
En préparant cette expédition, nous avons lu le tuyau suivant sur Internet: voir quelqu’un coincé entre une entrée et une sortie d’autoroute a manifestement un effet sur le mental. «Je peux vous déposer à la frontière française», nous propose David (54 ans), après moins de vingt minutes d’attente à la station-service. Il tient une cigarette entre les doigts et fait un signe en direction du siège passager. Après l’interminable attente à Laeken, notre foi dans l’autostop est enfin rétablie.
Je lui demande pourquoi il nous vient en aide. «C’est comme ça que nous voyons les choses», répond David. Par «nous», il veut dire les membres du Harley Davidson Club Desperados Los Amigos, fondé par Johnny Hallyday en 1992. David est membre depuis deux ans. «En tant que biker, on adhère à quelques valeurs incontournables. Une des plus importantes, après l’amitié et la fidélité, est le respect. Le respect mutuel, mais aussi pour tous les gens en dehors du club. Par conséquent, j’essaie toujours d’aider les gens, comme vous maintenant.»
Il parle de la sérénité qu’il éprouve sur la moto, du sentiment d’appartenance lorsqu’il part en groupe. Il sourit en nous disant que son épouse fait aussi partie de la communauté. «Chez nous, les femmes bikers sont appelées Halladies. Nous partons souvent en virée tous les deux. C’est le sentiment de liberté le plus fort.»
L’autostop et la moto sont comparables, se dit-on lorsqu’il nous dépose sur l’aire d’autoroute suivante. Le sentiment de solidarité, le fait d’être sur la route… Il ne manque que les cheveux ébouriffés par le casque.
SEYIT Saint-Ghislain – Assevillers (59’)
Autre astuce que nous avons vue sur la Toile: si on s’adresse directement aux gens, ils refuseront plus difficilement une demande. Nous repérons un cabrio à moitié garé sur un emplacement PMR – voici quelqu’un qui a besoin d’un peu de bon karma. Alexandre-Seyit (29 ans), Seyit pour les intimes, ne semble pas hésiter un instant. «Montez.»
Ce Français est lui-même parti ce matin de Liège, où il est allé chercher cette voiture. Il la retapera en vue de la revendre. Il apprécie particulièrement les heures passées sur la route. S’il le pouvait, il ferait ça tous les jours. Et il ne trouve absolument pas dingue que nous fassions de l’autostop, car à la campagne, où il a grandi, il était très courant de se déplacer de la sorte. Aujourd’hui, les gens semblent plus craintifs. Il se dit prudent, mais fait confiance à son intuition. Et il ne nous a pas vraiment trouvé menaçant.
Même si le temps de midi est déjà dépassé de deux heures, il insiste pour nous offrir le lunch. Tout en mangeant, nous parlons de son rêve de devenir policier, gâché par un jury raciste lors de son dernier examen. Il évoque aussi son souhait d’avoir des enfants («je rêve d’avoir une grande famille»), de son mariage tout récent («une fête incroyable») et de sa famille. Puis, il devient un peu plus silencieux.
«A côté de ma femme, ma mère est la personne la plus importante dans ma vie. L’année dernière, on lui a diagnostiqué un cancer de l’intestin. Elle le savait depuis longtemps, mais elle n’a pas voulu inquiéter ses enfants. C’est typique de la culture turque: les parents veulent épargner leurs problèmes à leurs enfants. J’ai beaucoup pleuré parce que je voudrais qu’elle connaisse mes futurs enfants. Et qu’ils la connaissent. La famille, c’est ce qui compte le plus. Heureusement, selon les médecins, elle est presque guérie maintenant. J’ai encore pleuré quand on a appris cette bonne nouvelle.»
Nous nous disons au revoir sur un parking pluvieux. Nous lui assurons que nous lui souhaitons le meilleur dans la vie, très sincèrement. Avec un grand sourire, Seyit poursuit son chemin. Seuls ses amis ont le droit de l’appeler comme ça.
ABDERRAHIM Assevillers – Saint-Denis (57’)
Ceux qui pensent qu’un autostoppeur avec un panneau en carton trempé a plus de chances d’être emmené se trompent. Après de nombreux signes de refus et un homme qui a demandé combien d’argent il nous restait pour aller jusqu’à Paris, une petite voiture s’arrête soudain. Abderrahim (28 ans) rentre chez lui, à Orléans, mais il veut bien nous déposer à l’entrée de la capitale. «Les gens sont devenus plus méfiants, surtout depuis le Covid, lorsqu’on nous disait littéralement de ne pas laisser des inconnus entrer dans notre zone.» Il partage sa théorie sur l’autostop.
«Moi, je me laisse toujours guider par l’humanité. Je ne sais pas si vous êtes croyant – ça n’a pas d’importance pour moi –, mais le Coran m’a toujours appris qu’il faut aider autrui. Je ne crois pas au bon karma, si on aide quelqu’un, ce n’est pas pour soi-même qu’on le fait. Dans notre société de plus en plus individualiste, je pense qu’il est important d’être conscient de ses privilèges et responsabilités.»
Nous lui demandons de quelle autre manière il aide son prochain. «Je préfère ne pas le dire, répond-il. Si je le fais, la bonne action perd sa valeur à mes yeux.»
Dans son livre en ligne Rules of Thumb, l’autostoppeur professionnel Christopher Drifter explique que les autostoppeurs ont eux aussi une certaine responsabilité. «Si on veut être un bon autostoppeur, on doit faire quelque chose en retour. Il y a un contrat tacite par lequel on donne son accord en montant dans le véhicule de quelqu’un: cette personne nous rapproche de notre destination, et nous veillons à lui être d’une agréable compagnie. (…) Si je quitte le véhicule et que le conducteur est moins enclin à emmener le prochain autostoppeur, j’ai raté ma mission.»
Dieu seul sait quel a été mon apport.
MARTIJN ET SIGFRIED Saint-Denis – Paris (26’)
«Vous êtes le premier autostoppeur que j’emmène», annonce Sigfried (48 ans). «En fait, un jour, j’ai sauvé de la pluie un couple qui devait se rendre à Eindhoven», ajoute son collègue Martijn (45 ans). En voyant une plaque néerlandaise, nous avons immédiatement couru vers la voiture en espérant recevoir un bon accueil. Notre intuition était juste. Ces hommes se rendent à un congrès sur les bornes de recharge. Sans un bruit, leur voiture électrique rejoint la file en direction du centre.
Cela fait maintenant neuf heures que nous sommes en route. La fatigue se fait sentir, et notre batterie sociale est presque vide. En rassemblant nos dernières forces, nous demandons à Sigfried ce qui le retenait d’emmener des autostoppeurs jusqu’à présent. «Notre voiture est un genre de cocon, répond-il. On ne laisse pas facilement quelqu’un qu’on ne connaît pas y pénétrer. Je laisserais seulement y entrer des gens avec qui je suppose que je peux avoir des conversations intéressantes.» Avons-nous répondu à ses attentes?
Il est 17h50, et nous descendons à un jet de pierre de l’Arc de Triomphe. Après un long périple vers Paris, le… triomphe est absolu. Ceci dit, si l’autostop était une discipline olympique, après dix heures de voyage, nous ne décrocherions sûrement pas de médaille.
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