Quand passé et présent se téléscopent à Cuba

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Au pays de Raul Castro, on a parfois l’impression que le temps s’est arrêté dans les années 1960. Les réformes engagées depuis une décennie ont contribué à modifier le paysage cubain, mais sans parvenir à donner un nouveau rythme à l’île caribéenne.

Devant les bâtiments délabrés du centre-ville, une scène typique : les joueurs de dominos sont attablés sur le trottoir sous l’oeil de riverains accoudés à leur balcon, à peine troublés par le bruit des moteurs bricolés de vieilles américaines et autres Lada des années 1970.

Cette vision indolente et surannée de la vie cubaine, qui ravit les touristes, est souvent associée au système communiste dans un pays où la file d’attente est devenue un art de vivre et la lourdeur bureaucratique une fatalité.

Quand passé et présent se téléscopent à Cuba
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« On vit au ralenti, du fait d’être une île, d’être Caribéens, et du tempo imprimé par le socialisme, parce qu’ici le temps n’est pas précieux, très peu de personnes produisent pour elles-mêmes », explique à l’AFP l’étoile montante de la littérature cubaine Wendy Guerra.

« Il n’y a pas d’horaires, pas de rituels, on ne doit jamais arriver nulle part dans l’urgence (…) les problèmes de transport ont fait de nous des personnes officiellement non ponctuelles », poursuit l’écrivaine de 46 ans, qui réside à Cuba mais n’y est presque pas publiée.

Dans son roman « Tout le monde s’en va », son héroïne finissait congelée sur le Malecon, le célèbre boulevard de bord de mer havanais, « figée dans l’immobilité de Cuba ».

Quand passé et présent se téléscopent à Cuba
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« Le subconscient de tout Cubain est une salle d’attente, on nous a appris à attendre sans qu’on s’en rende compte », surenchérit Alejandro Campins, artiste plasticien cubain qui a fait de la léthargie de l’île un de ses thèmes favoris.

Le fait de faire la queue « est dans notre ADN. Accéder facilement à un service, à de la nourriture, ce genre de choses, est toujours un problème », confirme Daniel Rios, agent portuaire de 36 ans rencontré dans des nombreuses files d’attente du centre-ville de La Havane.

Le temps s’accélère

Ce sentiment de torpeur, conjugué à la désuétude ambiante, inspire les écrivains, peintres et autres artistes du cru.

« Venir à Cuba c’est faire un voyage dans le temps. Le temps ici ne bouge pas », explique Dagoberto Rodriguez, du célèbre duo « Los Carpinteros » qui s’est récemment réinstallé sur l’île.

En 2012, ces artistes avaient réalisé une performance remarquée, faisant danser une troupe à l’envers sur une célèbre avenue de La Havane, symbolisant le retour en arrière permanent des Cubains.

Mais pour au moins une partie des Cubains, les choses ont commencé à évoluer depuis l’arrivée au pouvoir du président Raul Castro en 2008.

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Sous sa férule, Cuba a entamé une petite mue: les touristes sont toujours plus nombreux, les bornes wifi fleurissent et les restaurants et hôtels privés – autrefois interdits – ont désormais pignon sur rue.

« Le temps s’est accéléré à Cuba comme conséquence des réformes économiques », constate Arturo Lopez-Levy, professeur à l’Université du Texas Rio Grande Valley, qui vante également « une meilleure interaction avec le reste du monde grâce aux avancées technologiques ».

Petit entrepreneuriat privé, voyages, achat-vente de maisons et véhicules: les réformes de Raul Castro ont permis une légère émancipation qui, conjuguée à un spectaculaire dégel diplomatique avec les Etats-Unis, a permis de renverser la perception de Cuba à l’étranger.

Un ‘gel temporel’ tenace

Aujourd’hui, certains considèrent que le pays s’est « ouvert ». Mais si les jeunes Cubains délaissent de plus en plus leur Malecon pour les zones wifi, beaucoup jugent cette évolution superficielle.

« Le temps s’est peut-être accéléré selon les critères cubains, mais pas selon les critères du reste du monde », juge Michael Shifter, président du cercle de réflexion Dialogue interaméricain. « Pour la plupart des Cubains, la vie reste la même ».

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De fait, près de six décennies après la révolution, un Castro est toujours au pouvoir, l’opposition demeure muselée, l’embargo américain n’a pas été levé et l’économie de l’île, encore contrôlée à 80% par l’Etat, ne s’ouvre que timidement à l’investissement étranger, avec des candidats mis à l’épreuve par des procédures à rallonge.

« Les entreprises étrangères ont du mal à comprendre qu’ici le temps est beaucoup plus long que d’habitude. Un contrat habituellement conclu en trois ou quatre mois peut demander un an, deux ans », explique à l’AFP Charles Ferrer, représentant du finlandais Nokia à Cuba.

L’économiste cubain Pavel Vidal, de l’université Javeriana en Colombie, regrette que Cuba reste « dans une dimension temporelle différente », s’inquiétant du fait que les réformes n’aient pas été menées « avec la rapidité ni l’ampleur escomptées ».

Raul Castro l’a dit, ces réformes seront conduites « sans hâte, mais sans pause » (« sin prisa pero sin pausa »), mais à 85 ans, celui-ci s’est engagé à passer la main dans moins d’un an, en février prochain. Si bien que cette fois, le temps pourrait bien lui faire défaut.

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