Surtourisme: de Barcelone à Amsterdam, les villes s’arment pour faire face au fléau du tourisme de masse
Foulant les pavés d’Europe par milliers, les touristes ont fini par provoquer un ras-le-bol sur leur passage. Congestion, incivilité, bruit, saturation des espaces, perte du confort de vie des habitants… De Barcelone à Venise, en passant par Amsterdam, voici pourquoi le combat est nécessaire mais délicat.
«Tourist: your luxury trip, my daily misery» («votre voyage de luxe, ma misère quotidienne») peut-on lire sur un graffiti à l’entrée du célèbre Parc Güell à Barcelone. Promeneurs d’un jour ou visiteurs pour la semaine, les touristes sont petit à petit devenus le cauchemar de la cité catalane… et de plusieurs villes d’Europe. Ces dernières années, l’émergence des vols low cost a permis de traverser le continent rapidement et pour peu cher. Avant la crise sanitaire, l’Office Mondial du Tourisme estimait que 50% du tourisme mondial s’effectuait sur le sol européen. Ainsi, les grandes villes ont vu débarquer des hordes de voisins sans y être préparées. Occasionnelles pour les voyageurs, ces multiples excursions entraînent dans certaines régions une (ré)organisation de la vie rythmée par leur venue. Conséquences pour les habitants: nuisances sonores, surcharge dans les transports, sur les places ou dans les marchés, non-respect des mœurs et détérioration du confort de vie.
Parfois, on a l’impression qu’ils ne comprennent pas qu’il y a des gens qui vivent et qui travaillent dans cette ville. C’est comme s’ils arrivaient à Disneyland.
Bien sûr, le tableau n’est pas tout noir, le tourisme étant bon pour la santé des destinations plébiscitées: «Les villes importantes se font une guerre pour attirer les gens. Le tourisme amène des devises, mais il forge aussi l’image du pays», explique Patrice Ballester, maître de conférence en géographie. Le problème du tourisme de masse, c’est qu’il entraîne la saturation d’un espace. C’est pour cela que les villes le subissent plus largement. «La ville, c’est déjà la concentration, avec beaucoup de monde qui y habite et des touristes qui s’agrègent en plus.» A Barcelone, Venise ou Amsterdam, le nombre de visiteurs dépasse largement le nombre d’habitants chaque année. Cette foule d’anonymes provoque pour les locaux un sentiment général de dépossession de leur propre ville. Et, ainsi, une «tourismophobie» à laquelle les mairies tentent de répondre… sans compromettre les importants revenus qui découlent de ces visites. Un véritable exercice d’équilibriste.
Un problème de codes
Pour une ville comme Barcelone, hors de question de s’attaquer au touriste d’affaires qui, en déplacement pour le travail, dépense de l’argent sans faire de vagues, invisible aux yeux des habitants. Non, ce qui indispose la ville espagnole, c’est le «turismo de borrachera», le tourisme d’ivresse, c’est-à-dire les milliers de jeunes qui viennent faire la fête, se promènent sur la Rambla, parlent fort et se préoccupent très peu des gens autour d’eux. «La tourisphomobie est dirigée vers ces fêtards, la plage, les bars… C’est toute une économie. Le fait d’être sur la côte, sous le soleil, cela entraîne une concentration de jeunes gens qui n’ont pas tous les codes», analyse Patrice Ballester. Un souci d’éducation et une confrontation de points de vue. Le touriste part de chez lui pour vivre des expériences hors du commun, tandis que les citadins qui les accueillent ne tolèrent pas qu’on les empêche de déambuler sereinement dans leur propre ville… Voilà comment la cohabitation dérape.
Même problème à Amsterdam, où a surgi une vague de mépris envers les touristes qui envahissent les coffee shops et s’ébahissent devant les vitrines du Quartier Rouge. Koen, Amstellodamois, témoigne: «Les hordes de Britanniques ou de Français qui viennent pour le sexe et la drogue, ce sont les pires.» La mairie de la ville a été contrainte de prendre des mesures: depuis 2019, les visites guidées devant les vitrines de prostituées sont interdites, et des amendes contre les touristes fêtards se développent: 140 euros pour ceux qui urinent ou chantent trop fort sur la voie publique.
Vers des villes payantes?
A Venise, c’est une autre catégorie de visiteurs qui sème le trouble: les excursionnistes d’une journée, qui se déplacent souvent en grands groupes et ne rapportent que peu d’argent à la ville. En 2021, ils représentaient les deux tiers des promeneurs dans la Cité des Doges: «Parfois, quand on les observe, on a l’impression qu’ils ne comprennent pas qu’il y a des gens qui vivent et qui travaillent dans cette ville. C’est comme s’ils arrivaient à Disneyland. Il arrive qu’on me demande où se trouve la sortie ou s’il y a un parking devant chez moi… Même si on n’est que 50 000 habitants, on a quand même le droit de vivre!», s’insurge Paola, propriétaire d’un bed & breakfast. A cela s’ajoutent les incivilités traditionnelles: on saute dans l’eau ou on y jette ses déchets. Bien sûr, la fragilité des fondations de la cité vénitienne sont également au cœur des préoccupations, raison pour laquelle, depuis 2021, les paquebots de plus de 25 000 tonnes sont interdits sur le Grand Canal.
D’autres détails faussement anodins pèsent aussi dans la balance: «Les valises à roulettes, au-delà de la nuisance sonore, abîment nos pavés et nos ponts. Avec 30 millions de visiteurs par an, ça finit par coûter une fortune», confie Hélène, guide touristique. La solution? Ralentir le rythme des arrivées. Ainsi, dès cet été, des portiques à l’entrée de la ville seront placés de manière expérimentale, pour une durée de six mois. A terme, l’idée est de faire payer l’accès à la cité. Un projet de longue date qui est loin de plaire à tous les Vénitiens, certains reprochant au concept d’entériner l’idée que Venise est un parc d’attractions ou une ville-musée. Néanmoins, pour l’instant, la dissuasion financière reste l’une des seules armes des responsables. Les jours de pointes, l’entrée à Venise monterait jusqu’à 10 euros…
Espaces menacés
Mission impossible, bien sûr, de trier les touristes sur le volet en laissant entrer les bons et en refoulant les mauvais. Pour Patrice Ballester, c’est l’abondance qui doit être gérée avant tout: «Même des touristes aux comportements irréprochables peuvent énerver les locaux. Parce que le touriste sympa, vous le multipliez par 100, 200, 400, ça a des impacts sur le foncier, sur les logements, les sanitaires, l’hygiène.» Et le ressenti est souvent douloureux: certains habitants ont la sensation que plus rien ne leur appartient autour d’eux, tant le tourisme provoque une modification profonde des espaces et des territoires. A Barcelone, le Parc Guëll qui permet de passer facilement d’un quartier à l’autre était avant tout une aubaine pour les riverains. Mais face à l’afflux de touristes, on a dû réguler le nombre de personnes présentes dans le parc: 1 400 à la fois. Certes, des entrées sont réservées pour les Barcelonais, mais le sentiment de liberté n’est plus tout à fait le même…
Il y a cette idée fantasmagorique d’un «monde d’après-Covid». Mais il faut comprendre que, dans l’histoire, rien n’a jamais arrêté la logique touristique.
Cette nouvelle organisation du territoire, les villes ont pu l’observer de manière limpide lors de la pandémie, en retrouvant le bonheur de se réapproprier leurs lieux de vie, mais aussi en se rendant compte à quel point le décor est entièrement voué au sacro-saint tourisme. Paola, habitante de Venise, gardera longtemps l’image dans sa tête: «Venise était complètement déserte. On est passé de 30 millions de touristes à… zéro. C’était quelque chose. D’un côté, c’était très beau, et d’un autre côté, c’était très étrange parce que tout était fermé. Ici, à part les supermarchés, tous les commerces sont destinés au tourisme.»
Bad trips
Le tourisme de masse ne date pas d’hier. L’arrivée des congés payés, dans les années 30, a permis aux familles de classe moyenne de découvrir le plaisir des vacances, entraînant des mouvements massifs de population. Un phénomène qui s’inscrit aussi dans un rapport particulier à la consommation que l’on peut ramener aux Trente Glorieuses: «C’est l’American way of life, la société de consommation, la constante croissance des loisirs», explique Patrice Ballester. L’évolution de ces deux dernières décennies réside néanmoins dans l’émergence des city breaks, ces escapades de courte durée en ville, facilitées par l’avènement des compagnies aériennes low cost. Les villes, pour leur richesse culturelle, sont les destinations privilégiées de ces week-ends prolongés. Aucun autre continent ne compte autant de villes «passionnantes» et faciles d’accès sur un territoire aussi limité. Enchaîner la fête à Berlin, la plage à Malaga et la promenade à Stockholm? Trop facile.
Un désastre immobilier
Autre conséquence notoire des essaims de visiteurs qui contraignent les centres-villes à se repenser: la pénurie de logements pour les populations locales. Pour les propriétaires, c’est bien plus rentable de proposer un appartement à des touristes à des prix prohibitifs que de louer ce même appartement à des locaux à un tarif «normal». Aussi, les biens de location à long terme disparaissent un à un du paysage. Et ce n’est pas l’ère des Airbnb et compagnie qui risque d’améliorer les choses. Eudes Girard, géographe et co-auteur de l’ouvrage Du voyage rêvé au tourisme de masse, raconte: «Le marché immobilier locatif est complètement capté par la logique touristique. C’est indispensable de passer par le retour d’une autorité politique face aux logiques libérales de ce marché immobilier. Limiter les flux, ça ne peut se faire que par des décisions affirmées.»
Des réglementations tentent ainsi de freiner le phénomène. A l’été 2020, la municipalité d’Amsterdam interdisait les locations Airbnb dans certains quartiers, limitant également la durée de location d’un appartement à 60 jours par an. Dans le centre, la construction d’hôtels, d’auberges de jeunesse ou d’appartements locatifs est désormais prohibée. Un peu tard, affirment certains, puisque la mutation engendrée par le tourisme était déjà en route: «Les endroits trop éloignés du centre, où les touristes ne vont pas, sont devenus le nouveau centre pour les habitants. Ce qui était drôle à voir pendant le Covid, c’est que la partie de la ville la plus fréquentée est devenue l’endroit le plus calme. J’ai pris l’habitude d’y aller, c’était vraiment agréable de pouvoir apprécier paisiblement l’architecture de la plus vieille partie de la ville», se souvient Koen.
Un avenir à nuancer
Au-delà des conséquences économiques, le tourisme entraîne une gentrification des espaces. La culture locale est également invisibilisée, même si, paradoxalement, elle fait initialement partie de l’attraction de la ville. Une perte d’authenticité dont Patrice Ballester se désole: «Le tourisme éloigne les plus pauvres du centre-ville. Et à côté de cela, les appartements sont complètement uniformisés pour répondre à une esthétique internationale. On perd un art de vivre, on va vers une déco IKEA qui n’a pas d’âme.» Du côté de Venise, le ressenti est amer pour les habitants contraints à l’exode. Dans les années 50, la ville comptait 175 000 habitants, et ils sont aujourd’hui moins de 50 000. On compte environ 1 000 Vénitiens de moins chaque année. Technique parmi d’autres de la mairie: tenter d’attirer des… télétravailleurs pour repeupler la vieille ville.
Question aussi répandue qu’inévitable: la crise sanitaire a-t-elle changé la donne? Pour le géographe Eudes Girard, il faut clairement faire preuve de nuance et de clairvoyance: «Il y a cette idée fantasmagorique d’un «monde d’après-Covid». Mais il faut comprendre que, dans l’histoire, rien n’a jamais arrêté la logique touristique. Aucune crise économique n’a véritablement freiné le développement des flux. Il y a des paliers où ils stagnent, mais sinon, ils progressent en permanence…» Il va sans dire que les villes, dès lors, ont encore de sacrés défis devant elles. Et les touristes, autant d’occasions de se remettre en question.
Et en Belgique?
Oui, le tourisme de masse touche aussi la Belgique, et plus précisément celle qu’on surnomme la Venise du Nord. Petite ville de 118 000 habitants, Bruges a comptabilisé plus de 8 millions de visiteurs en 2018. Les trois quarts n’ont passé qu’une seule journée sur place. Une situation qui est loin de convenir au bourgmestre de Bruges Dirk De fauw, qui souhaite désormais accueillir des touristes de choix: «Des gens qui restent plusieurs jours, qui mangent correctement et qui visitent des musées. Pas la foule qui est amenée ici en bus pour trois heures et qui rejoint ensuite son bateau de croisière», déclarait-il en 2019. Dès les années 90, la Ville de Bruges avait pris le problème à bras-le-corps en limitant l’installation d’hôtels dans le centre historique. Des grandes villes de Belgique, elle est la seule à avoir un plan de gestion du tourisme. Parmi ses décisions: l’interdiction des publicités la concernant dans les capitales proches comme Paris et Bruxelles…
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