Cécile Ladjali

Son dernier roman, Les Vies d’Emily Pearl, est digne des soeurs Brontë. Le regard noir, souligné d’eye-liner, Cécile Ladjali allie l’ombre à la lumière.

Quelles sont « Les Vies » de Cécile Ladjali ?
Celles de professeur, romancière, dramaturge et essayiste. La Française qui, malgré une éducation jésuite, pense à l’Iran tout le temps. La scoute pratiquant l’escrime, qui a décroché un doctorat en lettres. La fille de deux mères : l’adoptive, profondément aimée et disparue trop tôt ; et la biologique, dont je ne sais que penser… La thématique du double est très forte chez moi.

Doubles origines, poids ou richesse ?
A priori, c’est une grande richesse, mais j’ai toujours eu l’impression de ne pas être à ma place. Complexée par mon physique, je mettais du talc sur mon visage. Mon adoption faisait résonance aux problèmes identitaires de mes parents franco-kabyles. Il y a un autre double en moi…

Lequel ?
A 26 ans, j’ai découvert deux actes de naissance, portant deux noms différents. Quand j’écris un livre, je raconte l’histoire qu’on m’a tue. Les mots écrits donnent le change à l’absence de mots, liés aux six premiers mois de ma vie dans une pouponnière. Ils m’aident à maîtriser les choses sur la nuit que j’ai en moi.

Qui vous a donné le goût de la lecture ?
Moi-même. Mes parents ont travaillé à la sueur de leur front, mais ils n’avaient pas le BAC. Avant d’aller à la rencontre des livres, j’étais un cancre qui manquait de confiance en soi.

Vos lectures actuelles?
Les classiques (Flaubert ou Gide), la poésie et la théologie. Je lis peu de contemporains sauf Pascal Quignard, Richard Millet et Sylvie Germain. La philosophie m’a donné des idées de créations littéraires. Inutile de tout comprendre, c’est si physique et sensuel.

D’où vous vient le goût de l’Histoire ?
Dans Histoire, il y a le mot histoires. Quand mon ami, Georges Steiner, a lu mes premiers textes, il les a traités de « nougat rutilant ». Il m’a conseillé de lire Beckett et Sartre, qui mêlent la grande à la petite Histoire. Elle m’impose une rigueur, qui m’étonne.

L’époque à laquelle vous auriez aimé vivre ?
Si j’étais un homme, ce serait la Renaissance, qui me fait rêver. Mais en tant que femme, je suis heureuse de vivre aujourd’hui. Née en Iran, j’aurais pu porter un tchador.

La femme que vous admirez?
Virginia Woolf.

L’écriture est-elle « un rendez-vous avec votre solitude »?
Oui, mais malgré la douleur, il faut s’immerger en soi. Cela ne signifie pas que j’ai la graphomanie du nombril (rires) ! J’écris aussi des pièces, afin de pouvoir travailler avec un metteur en scène.

Rituels d’écriture?
Très tôt le matin, quand tout le monde dort. Je m’y mets pendant 45 minutes, hyperintenses. Un roman exige neuf mois de « grossesse ». Plus j’avance, plus j’ai besoin d’écrire.

A l’image d’Emily, tenez-vous un journal intime ?
Gamine, j’ai beaucoup gribouillé. Je me souviens de la sensation du stylo, glissant quotidiennement sur mon cahier. De là à imaginer un destin autour des livres…

Quelle est la force des mots ?
Leur musique. Dans un livre, on peut créer un peu d’harmonie. Les mots constituent une ouverture sur le monde. Grâce à cette pépite, on peut pousser la porte, faire entendre sa voix et enchanter. Emily en use et en abuse. Atteinte de bovarysme aigu, elle se réapproprie sa vie avec les mots. D’une vanité folle, elle croit qu’elle pourra ainsi maîtriser son destin et celui des autres. Son journal intime finit par l’engloutir. Ce livre dans le livre est le double d’Emily, la métaphore de l’écrivain.

Qu’aimez-vous dans le genre épistolaire ?
Tout comme mes romans, cette mise en scène du langage est très théâtrale. Généralement, on s’adresse à « cher papa, chère maman ». Comme ils ne sont plus là, je me réinvente une famille par le biais de l’écriture. Mes histoires parlent de vie et de mort.

Les parents de votre héroïne la croient « intello ». L’êtes-vous ?
Oui, mon travail dans l’éducation exige une discipline carrée d’excellence. M’assumer comme romancière est récent.

Votre mémoire était consacré à la figure de l’androgyne. Pourquoi aimez-vous les êtres ambigus ?
L’androgyne apparaît comme une personnalité double. L’écriture de romans n’est pas lisse. Ce petit miracle nécessite un corps à corps avec la complexité. Mettre en mots l’invisible est épuisant… Mytho, schizo et frustrée, Emily vit par procuration via Virginia, sa soeur idéalisée. Tout réussit à cette femme libre, amoureuse d’un pasteur et mère épanouie. Leurs récits jouent la carte de la confusion/superposition entre réalité, fiction, voix intérieure, voix extérieure. Libre au lecteur de croire que Virginia est le double imaginé de la vie rêvée d’Emily.

Quelle est sa métamorphose ?
Désireuse de se modifier, Emily aimerait se réaliser en tant que femme du XIXe siècle. Ce n’est pas évident d’oser se dire amoureuse, d’assumer sa sexualité et son statut de maîtresse. Elle vit quelque chose de jouissif, avant d’être rattrapée par sa condition féminine…

L’amour, blessure ou transcendance ?
C’est risqué, tout se joue sur le fil du rasoir. Tout comme la beauté et la création, l’amour nous met en danger. C’est un plaisir, une bagarre, une maladie. Il faut pouvoir tenir cette tension, physique et psychique, qui finit forcément par retomber. En amour, on peut être déçu par l’autre, par soi ou pour avoir trop donné.

Etes-vous aussi « prête à tous les sacrifices »?
Généreuse, je donne sans compter. En amitié, le luxe suprême est de filer un coup de main sans rien attendre en retour. Mais en amour, j’ai plus de mal à ne pas calculer.

Emily ne se sent pas jolie et vous ?
Ni monstrueuse ni trop moche. Typée, je suis désormais fière d’être une grande brune iranienne.

La beauté c’est…
Une dissonance et une violence. Il s’agit d’une ouverture possible sur ce qui est caché, ce qui va étonner, foudroyer. L’effroi du Beau est si terrible qu’on ne peut pas le soutenir longtemps.

Quel est votre rapport au corps ?
Très compliqué… C’est mon seul souci, une lutte solitaire que je déteste. Il paraît que c’est typique des bébés abandonnés. Quand j’écris, je recrée un dialogue qui n’a pas eu lieu.

Votre rapport à la mode ?
J’adore ! Acheteuse compulsive, je suis très coquette. Mes élèves me disent gothique, mais je suis plutôt baroque. J’aime détourner des fringues, mélanger le moderne au rétro, les chaussures Doc Martens à une chemise de grand-mère (rires).

Créateurs préférés?
Jean Paul Gaultier et Christian Lacroix, mais je m’habille en Isabelle Marant.

Si vous étiez une couleur ?
Le noir, car c’est ce qui me va le mieux. Cette vraie couleur lumineuse n’est nullement triste. J’y ajoute toutefois une touche de rouge ou d’orange.

Un parfum?
La rose poivrée.

Une oeuvre d’art?
Une grande messe de Schubert.

Un mot?
Evidence.

Si vous aviez un pouvoir magique ?
Remonter dans le temps pour rencontrer Baudelaire et lui réciter par coeur Les Fleurs du Mal.

Etre une femme, c’est…
Avoir la liberté de procréer et de créer. Mes « bébés » de papier sont mille fois moins importants que les vrais, mais quand j’engendre un roman, je fais sortir autre chose de moi. L’écriture est souvent incompatible avec la procréation. C’est troublant, tant de femmes écrivains sont marginales… Il n’y a néanmoins pas de génie féminin. C’est une fausse question.

Le bonheur c’est…
Mes enfants.

Etre mère c’est…
Avoir la responsabilité d’une âme. L’intelligence leur permettra de voir le monde, d’être capables de le déchiffrer sans s’effrayer. La liberté passe par la compréhension du monde. J’aimerais leur donner les clés pour qu’ils puissent s’y situer.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

Les Vies d’Emily Pearl, par Cécile Ladjali, Actes Sud, 191 pages.

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