Cinq personnalités dévoilent l’objet « fétiche » de leur logis

De même que des goûts alimentaires, un dress code ou même le choix d’une déco minimaliste ou baroque en disent long sur soi, un objet peut s’avérer révélateur d’une identité. Et, qu’elle soit choisie avec soin, héritée ou trouvée presque par hasard mais ensuite adoptée pour toujours, une pièce de design peut susciter un attachement particulier. Pros ou profanes, cinq personnalités belges évoquent pour nous le lien complexe qu’elles éprouvent pour une chaise, un canapé ou une lampe iconique.

Jean-François D’Or (Designer)

Canne-siège de Michael Thonet, 0Thonet
Canne-siège de Michael Thonet, 0Thonet© Frédéric Raevens

Au rez-de-chaussée de son appartement, une pièce entière devenue une île aux trésors. Jean-François D’Or, designer de métier, y collectionne toutes sortes d’objets insolites, pour la plupart glanés dans des brocantes de quartier. Sa dernière acquisition ? Un bijou décoratif arrivé en droite ligne de la révolution industrielle. Ce siège portatif, dont la réalisation date de 1898, est en fait l’une des créations de Michael Thonet, à qui Jean-François porte une affection toute particulière. « J’ai toujours été passionné par l’histoire des meubles Thonet. Ça a déjà traversé plusieurs décennies, ça ne prend pas le pli du temps. C’est vraiment intemporel et ce qui était intelligent à l’époque l’est resté aujourd’hui. » Au xixe siècle, dans un contexte économique changeant, le visionnaire s’adapte. Il devient l’un des précurseurs de la production industrielle en proposant une réalisation rapide et à moindre coût. « J’ignorais qu’il avait réalisé des cannes-sièges et depuis, je n’en ai pas vu ailleurs. C’est une pièce rare, mais je ne l’aime pas pour cette raison, je l’apprécie prioritairement pour sa typologie. » Un symbole que le designer associe à un autre grand nom de l’histoire qui, comme lui, voue un amour sans failles aux crosses et aux chapeaux melon qui s’y associent parfaitement. Charlie Chaplin, ou du moins son portrait, a désormais sa place près de la cheminée, aux côtés du siège portatif vieilli par le temps. « Je n’ai aucune idée de son prix et, finalement, ça ne me préoccupe pas plus que ça. En général, pour ce qui est ici, ça a souvent une valeur sentimentale. C’est le souvenir d’une rencontre ou du moment où j’ai mis la main dessus. Ce n’est jamais l’aspect pécuniaire de l’objet qui m’intéresse. » Dans ce cas-ci, c’est la période de son enfance qui est ravivée. L’objet, par le traitement du bois et la délicate présence de l’osier, incarne à lui seul une époque particulière pour le designer. « Chez mes grands-parents, il y avait pas mal de Thonet. Ça vient peut-être de là. Sans doute y a-t-il un amour de ce mobilier aussi parce que j’ai vécu dedans quand j’étais petit. » Surtout connu pour ses chaises de bistrot et ses fauteuils à bascule imprégnés de son identité graphique, il semblerait que certaines des créations du label restent donc inconnues… et deviennent finalement des rescapées de l’histoire.

Guy Quirynen (Entrepreneur)

Canapé Sofia d'Antonio Citterio, Vitra
Canapé Sofia d’Antonio Citterio, Vitra© Frédéric Raevens

S’il avait suivi la voie tracée, Guy Quirynen serait probablement devenu architecte, comme son grand-père, ses parents ou même son frère. Le trentenaire a cependant préféré des chemins de traverse, qui l’ont mené vers la restauration, le Japon et la découverte de ses traditionnels ramen, des bouillons à base de poisson ou de viande. Il est aujourd’hui à la tête de plusieurs restaurants Umamido dont c’est la spécialité, le dernier en date ouvrant d’ailleurs dans quelques jours à Bruxelles, dans le quartier de la Bourse.

A défaut de concevoir des maisons, le jeune homme a gardé une grande attirance pour les lignes pures. Chez lui, installé dans les caves d’un château, propriété de la Flandre, restauré par ses parents qui en ont l’usufruit pendant cinquante ans, on trouve non seulement un bar fabriqué à partir de palettes de chantier, une table, une commode et des chaises récupérées de ses aïeux. Mais aussi une lampe en cuivre dessinée par Muller Van Severen, dont il aime le travail depuis plusieurs années, une autre, avec porte-livres et porte-cendrier intégrés, qu’il a chinée à Anvers, sans oublier le canapé Sofia de l’Italien Antonio Citterio, édité par Vitra, la pièce maîtresse de son salon.

« J’aime la combinaison des matériaux, explique-t-il. Des pieds, fins et élégants, noirs. Et des coussins, au rendu graphique, qui semblent flotter au-dessus. Et puis il y a le tissu, une édition limitée du créateur de mode Raf Simons pour Kvadrat, qui mixe subtilement plusieurs teintes. Un bleu profond, adouci par quelques touches rouges, grises et blanches. J’y ai longuement réfléchi, c’est un mélange qui conviendra dans tout type d’habitation, à l’avenir. Il est aussi très confortable. C’était indispensable, car je ne l’ai pas acheté juste pour le mettre dans un coin et le regarder. »

Aux alentours, pas d’évocations japonisantes, si ce n’est son Tokyo Bike, ultra-épuré, qu’il compte étrenner dès le retour des beaux jours. Et puis sa Datsun datant de 1971, une ancêtre qu’il a récemment acquise. « C’était une réponse du constructeur automobile Nissan à la Porsche de l’époque. Les Asiatiques ont la capacité de ne pas simplement copier un objet. Ils l’observent, l’adaptent et l’améliorent de façon drastique. C’en est fascinant. »

Delphine Boël (Artiste)

Lampe Flamingo d'Antonino Sciortino, Serax
Lampe Flamingo d’Antonino Sciortino, Serax© Frédéric Raevens

Ce luminaire n’éclaire d’ordinaire pas son atelier mais son bureau qu’elle partage avec son mari Jim, dans un joyeux désordre. Toutefois, pour les besoins du portrait, elle l’a déménagé là où elle range ses pinceaux et s’est laissée baigner par sa lumière devant un châssis entoilé parfaitement rond et encore vierge. C’est un cadeau de Noël que Delphine Boël s’est offert à elle-même, c’est si rare qu’elle s’en fasse. Il porte le nom de Flamingo, est édité par Serax et signé Antonino Sciortino, sculpteur et designer palermitain qui a appris à forger le fer avec son père. « J’ai aimé sa transparence, sa simplicité, précise-t-elle. Deux baguettes, une ampoule pas même couverte, encore moins embellie ni enjolivée, elle est juste là, « bêtement », « je suis une lampe ». C’est tout le contraire de moi, qui suis très baroque, très kitsch et fière de l’être. Car dans le kitsch, on peut exprimer beaucoup, comme le néon que j’aime travailler et qui annonce « je vends des frites ici » mais en réalité permet de dire des choses extrêmement fortes. » A l’image également de la table Blabla qu’elle a façonnée pour contrer les ragots ou les fake news et rappeler que parfois le silence est d’or. Depuis quinze ans maintenant, Delphine joue avec les mots, ne feignant jamais d’être ce qu’elle n’est pas. Elle est dyslexique, elle voit les lettres « comme des paysages », elle en a fait sa différence. Elle les a tracées de sa main en cursives exubérantes, puis répétées comme un mantra en une bague d’abord, puis en oeuvres sur toile, foulards, carafe, art of dining pour Serax, boucles d’oreilles bientôt, en or et diamants, et même en pied de bronze pour soutenir ce grand plateau de verre où l’on vient s’asseoir quand il est l’heure de dîner entre amis, les enfants sont admis. Ses opus habillent les murs de sa maison bruxelloise, au rez-de-chaussée du moins. Sur un miroir, on reconnaît son écriture, un Love comme un conseil d’amie, « pour ne pas oublier de s’aimer ». Ses secrets éventés, elle les porte sur son visage et sur son jeans aussi, son uniforme de travail, qu’elle a « foutu en l’air » à force de peindre avec tout son corps. Sous la lumière franche de son présent, Delphine revendique son statut – « obsessed with love » -, c’est simple et kitsch à la fois, n’est-ce pas ?

Frederik Delbart (Designer)

SK5 de Dieter Rams, Braun
SK5 de Dieter Rams, Braun© Frédéric Raevens

Frederik Delbart voue au génie industriel allemand Dieter Rams une admiration sans borne, et qui ne date pas d’hier : « Ado, j’avais déjà un bouquin qui expliquait pourquoi le SK5 est une véritable icône, quand et comment il a été créé, avec cette épure maximale qui met en valeur la fonctionnalité et les matières : la superbe tôle pliée, découpée avec une totale justesse mathématique, le placage de bois, le dessus en Plexiglas et la charnière en métal qui s’ouvre en un clic… » Frederik parle amoureusement de son « cercueil de Blanche-Neige », surnom donné à cette platine intégrant ampli et haut- parleur en une merveille de minimalisme vintage ; un objet révolutionnaire lors de sa sortie en 1959, avant-gardiste sans vouloir l’être. « A l’époque, je cherchais des produits Braun, se souvient-il, j’avais déjà acheté un petit ventilateur, mais la pièce maîtresse, c’était le SK5. Je me disais : « Un jour, j’en aurai un. » Et c’est arrivé, je suis tombé sur une annonce, « Lecteur vinyle ancien » sur eBay. Il n’y avait ni nom, ni marque, juste les photos. Ça m’a coûté 170 euros, c’était vraiment une belle affaire, mais ce prix dérisoire, dans mon budget d’étudiant, ça équivalait à un mois de nourriture. J’ai mangé des pâtes pendant des semaines, mais je ne l’ai jamais regretté. » Par chance, son exemplaire est « encore nickel, en meilleur état que celui qu’ils ont au MoMA », et il prend grand soin de son bijou, gardé hors de portée des UV. « Dieter Rams est une influence majeure du design contemporain, reprend-t-il. Tout est pur, intuitif et intemporel chez lui, il n’y a rien de compliqué ou de superflu. Quand Jonathan Ive, boss du design chez Apple, a découvert Dieter Rams, il a tourné le dos au look « lollipop », à la transparence et aux couleurs acidulées », avec le succès que l’on connaît. Mais cela a été plus loin : « Le premier iPod est basé sur une radio de Rams, sa calculatrice ET44 a servi de modèle à celle de l’iPhone, il y a d’autres références dans le genre, c’est presque un hommage. » Moralité : des millions d’adorateurs de l’esthétique Apple sont des fans de Dieter Rams qui s’ignorent.

Liz Nowé (Entrepreneuse)

Fauteuil Flag Halyard de Hans J. Wegner
Fauteuil Flag Halyard de Hans J. Wegner© Frédéric Raevens

Son fauteuil Flag Halyard de Wegner est situé à l’étage de son habitation, nichée à Lissewege, petit village de l’entité de Bruges, à trois kilomètres de la mer à vol d’oiseau. Un bungalow de plain-pied qui s’est vu coiffé d’un cube, il y a six ans, pour y loger un sauna, un bureau signé Prouvé et cet objet iconique, composé de tubes en acier, d’un cordage ayant nécessité plus de 14 heures de travail, d’un oreiller sanglé et d’une peau de mouton à poils longs. Une vue magique sur les Polders, qui invite immédiatement à la respiration consciente. « J’y viens pour travailler ou me relaxer, pour m’extraire du quotidien, confie celle qui s’occupe, en tant que COO, de la gestion journalière du groupe belge FFDI, propriétaire des griffes de mode Julia June, AMaNIA Mo, Giovane et Furore.

C’est à la naissance de son premier enfant que Liz Nowé a reçu ce Flag Halyard, de la part de son mari. « Je rêvais depuis longtemps d’acquérir une de ces premières éditions. Il s’en dégage une élégance qui me touche. J’aime l’alliance des matériaux, le travail des cordes, tellement fin et précis, qui dévoile un jeu d’ombre et de lumière. Et puis, il y a l’histoire de sa fabrication : l’idée a germé lorsque le designer passait une journée à la plage, avec ses enfants. Il a tracé ses premières esquisses en rentrant chez lui, d’après les angles d’assises réalisés dans le sable. Tous les jours, nous allons à la mer avec les petits. La symbolique est forte, à plus d’un titre. Jamais je ne pourrai m’en séparer. »

Avec un grand-père artiste et un autre collectionneur d’art, passionné du mouvement Cobra, Liz Nowé a forgé son oeil, dès son plus jeune âge, à l’esthétique. Pas étonnant qu’avec son mari, médecin, elle partage une passion pour le design. Ensemble, ils ont déjà parcouru des milliers de kilomètres, du Danemark à l’Italie, pour dégoter des premières éditions de meubles iconiques. « Il y a quinze ans, ce genre de pièces pouvait encore se trouver, au gré de pérégrinations. Le vintage n’avait pas encore le succès qu’on lui connaît maintenant. » De quoi accumuler de nombreux trésors qu’ils ont progressivement vendus depuis, faute de place, quand il n’était pas possible de les accueillir chez eux ou dans leur bed & breakfast B&B95, non loin de chez eux.

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