Les avenues mythiques du luxe

Rue de la paix à Paris © getty images

Elles sont rares, mais les quelques avenues mythiques du luxe sont aussi symboliques de l’histoire des villes. Et des marques qui s’y sont installées.

Ces dernières semaines, une immense bâche dessinée par Karl Lagerfeld recouvre le bâtiment en rénovation à l’angle des rues Saint-Honoré et Cambon, à Paris. On y voit un portrait de Gabrielle Chanel, un sac matelassé, un 31, un camélia, un collier de perles, un noeud, les deux C entrelacés, un n°5… Et une phrase qui résume le tout :  » Le patrimoine spirituel de Chanel.  » C’est que l’implantation originelle de la maison fait figure d’emblème autant que ses tailleurs en tweed. Le 31 rue Cambon est bien plus qu’un patrimoine immobilier en plein coeur de la Ville lumière, c’est une adresse sacralisée, intégrée dans les récits mythiques de la griffe, témoignant de son pouvoir de création et de ses savoir-faire. Au même titre que le 13 rue de la Paix pour Cartier ou le 12 place Vendôme pour Chaumet, la géographie participe à l’image glamour véhiculée par ces grands noms qui construisent leur histoire sur l’aura de ces belles avenues parisiennes et sur les ateliers qu’elles y ont installés à leurs premières heures. Encore davantage chez Chanel, puisque c’est là que Mademoiselle habitait : son appartement privé, logé au-dessus de la boutique, est préservé comme un trésor et ouvert occasionnellement à des privilégiés.

Le luxe a donc l’art de s’approprier certains lieux et d’en faire des figures fortes. Déjà, le premier parfum de Balenciaga, en 1946, était Le Dix, en référence au 10 avenue George v où le couturier était installé. Hermès a son 24 Faubourg, évoquant son siège du 24 Faubourg Saint-Honoré. Cartier, pour fêter ses 150 ans, baptisait sa collection xiii en référence à son adresse postale… Aujourd’hui, depuis la boutique où Louis Cartier a élu domicile à la fin du xixe siècle, un dôme central vitré permet d’entrevoir les ateliers de haute joaillerie sans qu’on y ait accès. Et Delphine Dion de parler, dans Marketing du luxe : stratégies innovantes et nouvelles pratiques (éd. EMS), de  » puissance numineuse  » des maisons prestigieuses en appuyant :  » Grâce à cette proximité avec les ateliers, ces magasins sont au coeur du savoir-faire et de l’identité de la marque. Et en deviennent des pivots.  »

A l’échelle mondiale, les avenues du chic n’ont valeur que par leur passé. Si, aujourd’hui encore, l’avenue Montaigne à Paris ou la Fifth Avenue à New York font figure de références, c’est parce qu’elles cumulent l’histoire et les symboles. Pas un hasard, d’ailleurs, si la plupart ont créé, au fil des années, des associations pour les faire rayonner à l’international et préserver leur patrimoine. Rien à voir avec les nouveaux QG urbains des fashionistas où s’alignent les enseignes plus ou moins bling-bling. Paris, Londres, New York et Milan, en vraies capitales mondiales de la mode, peuvent parler d’adresses historiques qui ont vu poindre les prémices de la haute couture et du prêt-à-porter, et c’est là tout leur enjeu – et la stratégie marketing des marques – aujourd’hui.

Paris

La rue de la Paix

Ce n’est pas seulement la case la plus chère du traditionnel Monopoly né en 1935, c’est aussi le fief des joailliers, avec la place Vendôme attenante. Contrairement à l’avenue Montaigne, elle a, dès le début, l’ambition d’être la plus belle avenue de Paris. C’est en tout cas ce que précise le décret pour son percement en 1806. Baptisée rue Napoléon à l’origine, elle est très vite renommée, en 1814, pour célébrer la paix nouvelle négociée entre Louis xviii et les coalisés qui occupaient Paris, après l’exil de Bonaparte. Pour la petite histoire, la voie est percée sur l’emplacement de l’ancien couvent des Capucines, où ont été inhumés des personnalités comme la marquise de Pompadour. Et même si certains ossements ont été transférés dans les catacombes de Paris, d’autres gisent encore sous terre. Dès le départ, l’exception de l’endroit est cultivée, et c’est encore le cas en 1829 lorsque l’artère devient la première éclairée au gaz. Dès lors, point de surprise d’y voir s’installer l’orfèvre Louis Aucoc en 1821 – c’est lui qui forma René Lalique -, le joaillier Gustave Baugrand en 1826, le pâtissier des cours royales d’Europe Marie-Antoine (dit Antonin) Carême, le couturier Charles Frederick Worth au n°7, en 1858 – c’est le père de la haute couture – ou encore la maison Paquin au n°3 de 1891 à 1956. Aujourd’hui, griffes anciennes et plus récentes s’y côtoient – comme Repetto depuis 1959 par exemple – mais c’est indéniablement Cartier, installé au n°13 depuis 1899, qui en a fait son repaire.

Dès son percement au xixe siècle, la rue de la Paix a pour vocation, par décret, de devenir l'une des plus belles artères de Paris.
Dès son percement au xixe siècle, la rue de la Paix a pour vocation, par décret, de devenir l’une des plus belles artères de Paris. © getty images

L’avenue Montaigne

En 1672, on parle d’un chemin mal famé qui mène aux cabanes des jardiniers du marais des gourdes. Deux cents ans plus tard, l’urbanisation aidant, ce sentier descendant en pente douce vers les Champs-Elysées se mue en avenue Montaigne – en 1850 exactement – et les hôtels particuliers et beaux immeubles poussent sur ses 615 mètres de longueur. Ce qui en fait un point d’attrait ? Un snobisme heureux. En 1855, le Palais des beaux-arts est construit sur l’avenue par l’architecte Hector-Martin Lefuel pour l’Expo universelle de Paris. Mais les tableaux de Gustave Courbet y sont refusés et, furieux, le peintre fait ériger à ses frais un bâtiment provisoire au n°7 pour exposer une quarantaine de ses oeuvres. Il n’en faut pas plus pour que la polémique attire son petit monde et transforme l’axe en nouveau quartier chic. Son histoire n’a d’ailleurs de cesse d’être liée à l’essor culturel de Paris. En 1913, le Plaza Athénée y est créé pour loger les spectateurs du Théâtre des Champs-Elysées, venus du monde entier. Et c’est ce même Plaza qui incite Christian Dior à prendre ses quartiers au n°30, en 1946, dans l’idée d’attirer la riche clientèle américaine. On raconte même qu’il passe un marché avec le palace : ses mannequins y mangent gratuitement et, en échange, il crée des modèles au nom du Plaza Athénée. Autant dire que le développement de la marque va booster l’essor de l’avenue et les lier ad vitam.

C’est à sa suite qu’arrivent d’autres noms fastueux au point que l’artère se dessine comme l’un des côtés du triangle d’or parisien, avec les avenues des Champs-Elysées et George v. Le prestigieux rendez-vous des fashionistas aligne désormais Prada, Ferragamo, Fendi, Jil Sander, Saint Laurent, Chanel, Versace, Valentino, Gucci ou encore Nina Ricci, compte LVMH parmi ses plus gros propriétaires – le siège de l’entreprise y est installé – et figure chaque année au classement des rues les plus chères du globe. Un Comité Montaigne a été créé en 1971 pour cultiver cette image prestigieuse. Il est jumelé depuis 2014 avec l’avenue Louise, à Bruxelles, qui organise ses Vendanges Louise sur le modèle de l’événement parisien, lancé en 1989.

Milan

La Via Montenapoleone et la Galleria Vittorio Emanuele II

Paris a son triangle d’or, Milan son quadrilatère de la mode avec les vias Montenapoleone, della Spiga, Sant’Andrea et Manzoni. Dans l’entre-deux-guerres, la première réunit tailleurs, magasins d’antiquités et fournisseurs des cours royales. Le quartier prend néanmoins son réel envol dans les années 50 quand des ateliers de couture s’y installent. On y trouve alors Larusmiani, Bettina Rossi Arts Rosa ou la maison Biki, qui habille La Callas. Mais il faut attendre les années 80 et l’explosion de l’Italie sur la scène fashion internationale – c’est l’émergence des Armani, Versace, Krizia et consorts – pour que l’endroit acquière l’importance qu’il a aujourd’hui. En plus de cette jeune veine de créateurs italiens, des ateliers familiaux reconnus comme Gucci, Trussardi ou Ferragamo se renouvellent et se positionnent à l’époque comme des figures majeures du secteur. Le quartier, avec ses immeubles néoclassiques, n’aura de cesse de suivre l’évolution de ce  » made in Italy  » devenu puissant, voyant au fur et à mesure les petits indépendants disparaître au profit des grandes marques à vocation mondiale. En 2002, une association dédiée à cet axe fastueux est lancée pour promouvoir cette spécificité nationale et conforter Milan dans sa position de capitale de la mode. Au milieu des acteurs du luxe actuel, survit néanmoins la Pasticceria Cova, une pâtisserie créée en 1817 par Antonio Cova, un soldat de Napoléon, qui reste une référence incontournable pour un expresso ou un panettone.

Incontournable lieu milanais, la Galleria Vittorio Emanuele ii attire aussi bien les touristes que les passionnés de mode avec ses boutiques fastueuses, aux enseignes dorées sur fond noir, pour plus d'unité.
Incontournable lieu milanais, la Galleria Vittorio Emanuele ii attire aussi bien les touristes que les passionnés de mode avec ses boutiques fastueuses, aux enseignes dorées sur fond noir, pour plus d’unité. © getty images

De son côté, la Galleria Vittorio Emanuele ii a une valeur historique plus ancienne puisque dès son inauguration, en 1878, par le roi dont elle porte le nom, elle est vouée à rassembler le tout-Milan pour converser et se montrer. De configuration cruciforme, cette galerie couverte, de styles néoclassique et baroque, est à l’époque surnommée le Salon de Milan… Idéalement située entre le Dôme et La Scala, c’est un lieu de passage, et toutes les boutiques qui y sont réunies – avec des enseignes dorées sur fond noir pour chacune d’entre elles – affichent un certain standing imposé par les lieux. S’y pressent des antiquaires et d’élégantes librairies, aux côtés d’Armani, Borsalino, Prada, Tod’s ou Versace. La Botte en plein. Quand ce n’est pas le bal des touristes qui tournent, le talon du pied droit planté dans les organes génitaux du taureau représenté en mosaïque au sol, pour invoquer la chance…

Londres

Bond Street

Cet axe du quartier Mayfair est scindé en deux : Old Bond Street et New Bond Street, la faute à sa construction en deux temps, la première partie en 1686 ; la seconde vers 1720. Comme souvent à Londres, c’est le promoteur du projet qui lui donna son nom. En l’occurrence Sir Thomas Bond, qui transformera cette ruelle de l’époque Tudor en une vaste opération immobilière pour construire également les parallèles Albermale Street et Dover Street. Dès le départ, on y retrouve l’aristocratie locale, avec des figures comme l’amiral Horatio Nelson et sa maîtresse Lady Emma Hamilton, mais également mondains, poètes et écrivains parmi lesquels Laurence Sterne ou James Boswell. A cette époque déjà, marchands d’arts et antiquaires prennent possession de l’endroit et c’est là, aujourd’hui encore, qu’on trouve l’une des plus fortes concentrations de marchands d’art au monde. La célèbre salle de ventes Sotheby’s est établie depuis 1744 au n°35. Le marchand Agnew s’y pose dès 1860 et verra passer nombre de Raphaël, Rubens… ; Paul Durand-Ruel, marchand de Monet, quitte la France pour la capitale britannique durant le conflit franco-prusse, en 1870, et s’y installe; et A Fine Art Society s’y ouvre en 1876.

Old Bond Street, une rue où les boutiques de mode ont pris leurs quartiers à Londres, dans le sillage des galeries d'art... et de leurs clients.
Old Bond Street, une rue où les boutiques de mode ont pris leurs quartiers à Londres, dans le sillage des galeries d’art… et de leurs clients. © getty images

C’est évidemment la clientèle fortunée de ce marché dédié à la création de haut vol qui va inciter les maisons de mode à faire du coin la plaque tournante du luxe dans la cité. Précurseur, l’association du quartier est créée en 1924 pour accentuer l’aura des deux Bond Street. Aujourd’hui, elles alignent quelques-uns des hôtels prestigieux mais aussi un des plus grands nombres de Royal Warrants, les mandats émis aux fournisseurs officiels de la Cour. C’est là que Jacques Cartier, petit-fils du fondateur de la griffe, installe une boutique en 1909. Là encore que Delvaux s’est implanté outre-Manche et qu’on retrouve Bulgari, Burberry, Chanel, Dolce & Gabbana, Hermès, Jimmy Choo, Louis Vuitton, Ralph Lauren ou Tiffany & Co. Mais aussi l’incontournable restaurant eSketch, à deux pas sur Conduit Street, lancé en 2003 par Mourad Mazouz et toujours hyperprisé pour sa cuisine chic et son décor fou. Autant dire que l’adresse cultive ses légendes.

New York

La Fifth Avenue

L’histoire de cette avenue se déroule au fil de celle de Big Apple. Dans les années 1810, l’urbanisation se concrétise avec les fameux tracés de voies perpendiculaires… Point de pavés ou de béton, les routes sont en terre mais la Fifth Avenue est déjà là. Dès 1840, de belles demeures bourgeoises s’y érigent dans un style néogothique. Et c’est l’inauguration de Central Park en 1857 qui va en accélérer le développement. Ici encore, le snobisme tient à un fil et c’est lorsque, en 1862, Caroline Webster Schermerhorn Astor, une socialite au carnet d’adresses explosif, s’installe au n°350, à l’angle de la 34e rue, que le coin monte en grade. L’immeuble voisin est occupé par le frère aîné de son mari et, en 1893, William Waldorf Astor, son neveu, décide de le faire raser pour bâtir le Waldorf Hotel sur 13 étages – l’hôtel le plus imposant de la cité, à l’époque. Ce qui fait enrager sa tante au passage… Mais l’ego fait des miracles : Caroline Webster Schermerhorn Astor fait alors détruire sa demeure, engage l’architecte de son neveu et construit l’Astoria Hotel sur 16 étages… Signant là la fin de la prééminence du résidentiel sur Fifth Avenue. Un temps, les querelles s’apaiseront pour créer le Waldorf-Astoria, mais il sera racheté et détruit en 1929 pour laisser place à un autre mythe : l’Empire State Building.

La Fifth Avenue, à New York, cultive depuis le début du xxe siècle son aura fashion... On raconte que la maison du joaillier Cartier (en photo, ornée d'un grand ruban rouge, en 2012) fut achetée... contre un collier de perles fines !
La Fifth Avenue, à New York, cultive depuis le début du xxe siècle son aura fashion… On raconte que la maison du joaillier Cartier (en photo, ornée d’un grand ruban rouge, en 2012) fut achetée… contre un collier de perles fines !© getty images

Dès lors, Fifth Avenue se développe au gré des maisons prestigieuses qui vont s’y greffer. Le department store B.Altman and Company en 1906, Van Cleef & Arpels en 1942, Tiffany & Co en 1940 – la légende raconte qu’une trentaine de demandes en mariage ont lieu chaque année dans la boutique rendue célèbre par le film Breakfast at Tiffany’s – ou Cartier et son immeuble acheté contre un collier de perles fines en 1917. Et d’aligner encore les grands magasins Bergdorf Goodman, Bloomingdale’s et Saks Fifth Avenue – dont le 8e étage, entièrement dédié aux chaussures, a son propre code postal ! -, ainsi que des enseignes premium comme Burberry, Hermès, Fendi, Chanel, Louis Vuitton, Prada, et des mastodontes tels qu’Apple ou Abercrombie & Fitch. Bref, quatre kilomètres pour un lèche-vitrines géant mais avec la petite particularité que Fifth Avenue n’est pas uniquement réservée au shopping, c’est avant tout l’un des centres névralgiques de la mégapole… où les suffragettes ont notamment défilé pour obtenir le droit de vote.

Par Amandine Maziers

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