Pourquoi il est grand temps de passer à la gnôle naturelle: 5 bonnes raisons pour ne plus revenir en arrière

La lame de fond amorcée par le vin naturel trouve désormais un écho dans le monde des spiritueux. Une nouvelle génération de distillateurs refuse l’uniformisation opaque imposées par les méga-groupes de ce secteur. Voici pourquoi il est temps de revenir à des eaux-de-vie artisanales, ancrées dans leur terroir et exemptes d’additifs.
Un livre récemment paru, Naturellement Gnôle, le grand livre des spiritueux naturels (Éditions Intervalles), signé par Theresa M. Bullman et Laurent de Sutter, documente cette révolution en cours et fait office de boussole, de table d’orientation en la matière. Il s’ouvre en évoquant un jalon temporel marquant : le 3 décembre 2018. À cette date, clôturant une longue période d’amnésie, déboule le Manifeste de la gnôle naturelle, un texte engagé qui marque un tournant dans l’univers des spiritueux.
Signé par un collectif de distillateurs artisanaux, le brûlot verbalise un ras-le-bol profond face à une industrie toute-puissante dominée par une poignée de conglomérats internationaux. Derrière l’apparente diversité des étiquettes et des campagnes marketing léchées, un constat s’impose : les spiritueux sont devenus des produits d’assemblage, dans lesquels les matières premières, les levures et les procédés de distillation sont dictés par des impératifs économiques plutôt que par le goût, le temps ou le savoir-faire.
Ce manifeste s’ancre dans le travail de Matthieu Frécon, un artisan dont la trajectoire singulière a inspiré une nouvelle génération de distillateurs. Installé à Faugères à la fin des années 2000, Frécon reprend un vieil alambic et se plonge dans l’expérimentation des eaux-de-vie naturelles. Son livre L’Alambic – L’art de la distillation jette les bases d’une approche radicale : distiller en respectant la matière première, sans recourir aux additifs ni aux filtres industriels.
« Aujourd’hui, tout le monde fait attention à la provenance des aliments, au circuit court. Mais le spiritueux, lui, échappe totalement à cette vigilance »
Autour de lui, plusieurs artisans adoptent cette philosophie et décident de structurer leur démarche par le biais d’un texte fondateur. Ils défendent une gnôle affranchie des pratiques industrielles, qui réhabilite le geste paysan et valorise des produits bruts trouvant leur origine dans un terroir. À la manière des vignerons nature, ils refusent l’uniformisation et entendent que chaque distillation exprime une singularité plutôt qu’un cahier des charges rigide.
D’ailleurs, parler de « gnôle » plutôt que de « spiritueux » n’est pas anodin d’un point de vue social et politique : il se joue là un antagonisme puissant entre une pratique paysanne, ce qu’est historiquement la distillation, et des normes imposées par l’industrie.
On notera la juste distance critique que Naturellement Gnôle entretient avec son sujet. De Sutter rappelle que l’alcool est un poison au même titre que tout ce que nous ingérons : «Ce qui nous tue, c’est l’oxydation des cellules, et l’oxydation des cellules est liée à l’oxygène, qui est aussi ce qui nous fait vivre.»
L’intéressé critique également le mensonge de l’industrie qui, par des campagnes de marketing bien rodées, cache la réalité du produit derrière des images de lifestyle séduisantes : «La communication autour des spiritueux repose sur une fiction : l’homme sophistiqué qui tient son whisky dans un verre en cristal, le fêtard qui fait la nuit, le businessman qui boit un cognac hors d’âge… tout cela fait oublier la nature profonde de l’alcool.»
Il insiste dès lors sur la responsabilité du buveur, qui doit être éduqué sur ce qu’il consomme: «le seul moyen d’en diminuer les effets nocifs, c’est d’apprendre à mieux consommer l’alcool. Cela passe par la quantité, bien sûr, mais aussi par la qualité. Ce qu’on boit est aussi important que combien on boit.»
Une industrie aux procédés opaques
Si les spiritueux industriels paraissent si lisses et uniformes, c’est parce que leur nature véritable est dissimulée. Levures de synthèse pour accélérer la fermentation et garantir un profil aromatique constant, agents acidifiants pour stabiliser les moûts, enzymes et anti-mousses pour maximiser le rendement, colorants et arômes pour donner une apparence et un goût attendus : la production industrielle repose sur une chimie de précision, bien éloignée de l’idée d’un alcool issu simplement de fruits ou de grains fermentés puis distillés.
Pour Laurent de Sutter, cette logique est celle d’un trompe-l’œil permanent, qui réduit l’alcool à un produit calibré, aseptisé, privé de toute racine. « On oublie que pour faire un alcool, il faut d’abord faire une bière, un cidre, un vin… et que ces produits agricoles posent toutes les questions habituelles: d’où viennent les matières premières? Comment ont-elles été cultivées? Ont-elles été traitées avec des pesticides, des engrais chimiques ?»
Dans cette optique, la gnôle naturelle ne prétend pas masquer ses aspérités, mais au contraire les revendiquer. Ce qu’elle propose, c’est une approche où la matière première, le travail du distillateur et le terroir sont remis au centre, loin des artifices et des illusions de l’industrie.
Pourquoi passer à la gnôle naturelle?
Face à ce constat, la question se pose : comment boire autrement ? Si l’idée d’un spiritueux conçu comme un produit vivant, issu d’un terroir et d’un artisanat réel, séduit, encore faut-il comprendre ce qui distingue véritablement une gnôle naturelle d’un spiritueux conventionnel.
Voici cinq bonnes raisons pour franchir le pas et ne plus jamais faire marche arrière.
1. Parce que distiller, c’est concentrer
Loin de l’idée romantique de la purification par la distillation, l’alambic ne nettoie rien, il condense. «L’alambic ne purifie rien du tout. L’alambic concentre», rappelle Laurent de Sutter. « Boire un alcool est boire l’image exacte de toutes les opérations qui ont été menées pour y aboutir, qu’elles soient honteuses ou vertueuses. » Autrement dit, les défauts des matières premières ne disparaissent pas, ils s’amplifient. Les pesticides, les levures artificielles, les stabilisants ou les arômes de synthèse utilisés dans les spiritueux industriels se retrouvent sous une forme puissante dans le liquide final.
La distillation n’a jamais été un processus d’épuration, mais une technique qui exacerbe les caractéristiques d’un ingrédient de départ. Une gnôle naturelle exige donc une matière première irréprochable : des fruits ou des céréales cultivés proprement, des fermentations maîtrisées, aucun ajout superflu. «L’alcool ne représente pas seulement un terroir, il représente la manière dont ce terroir est maltraité ou méprisé», ajoute l’auteur.
2. Parce que manger bio, boire nature et se contenter d’alcools industriels, ça ne tient pas debout
L’absurdité d’un certain mode de consommation est frappante. Pourquoi être exigeant sur le vin, le pain, les légumes et accepter sans sourciller des spiritueux ultra-transformés ?
Dans les bars et les restaurants, les cartes mettent en avant des producteurs engagés, des vins biodynamiques, des ingrédients de saison. Mais au moment de commander un cocktail ou un digestif, c’est la logique industrielle qui reprend ses droits.
«On va chercher des bières artisanales, des vins nature, des fromages de petits producteurs… et sur les étagères du bar, ce sont toujours les mêmes marques des mêmes multinationales», constate Laurent de Sutter. Or, il n’existe aucune raison valable pour que l’alcool fort échappe à cette exigence de qualité et de transparence.
Boire une gnôle naturelle, c’est adopter une cohérence globale dans sa consommation. C’est refuser des spiritueux dont la traçabilité est floue, dont les procédés de fabrication sont verrouillés par le secret industriel et où les arguments marketing ont remplacé les savoir-faire réels.
3. Parce que dans un marché dominé par trois ou quatre méga-groupes internationaux, il faut se réintéresser aux artisans locaux
L’univers des spiritueux est dominé par une concentration extrême : derrière la diversité apparente des marques, trois ou quatre géants contrôlent l’ensemble du marché. Ils possèdent non seulement les marques d’entrée de gamme, mais aussi les distilleries dites « prestigieuses ».
Face à cela, les distillateurs de gnôle naturelle revendiquent un ancrage local. Ils refusent une logique où le spiritueux devient un produit déterritorialisé, dépourvu de lien avec son environnement. Le mouvement prône un retour aux eaux-de-vie de terroir, celles qui portent l’empreinte de leur sol, de leur climat, et du savoir-faire artisanal qui les façonne.
Laurent de Sutter cite l’exemple des eaux-de-vie liégeoises Constant Berger, qui illustrent parfaitement cette approche. « Elles goûtent leurs gestes, leur alambic, leur choix esthétique », explique-t-il. Contrairement aux produits de l’industrie, conçus pour s’intégrer à des gammes marketing globales, ces distillats expriment une identité forte, impossible à reproduire en dehors du contexte qui les a vus naître.
Cette logique s’oppose directement à la tendance actuelle qui privilégie des spiritueux lointains et ultramédiatisés. Pourquoi chercher un whisky écossais ou un rhum des Caraïbes alors que des eaux-de-vie d’exception sont produites localement ?
En redonnant leur place aux distillateurs indépendants, la gnôle naturelle défend une alternative concrète à la mainmise de l’industrie. Certaines distilleries vont même jusqu’à refuser la grande distribution pour privilégier la vente directe, assurant ainsi un circuit court et une relation plus juste entre producteur et consommateur. S’intéresser aux artisans, c’est donc refuser un modèle qui préfère la rentabilité à la qualité et élire des spiritueux qui ont une histoire, un goût, et une âme.
4. Parce que dans un verre, c’est toujours le pire ingrédient qui décide de la qualité du mélange
Dans un contexte global qui acte la diminution de la consommation d’alcools forts, il apparaît que l’immense majorité des spiritueux n’est pas consommée pure, mais en cocktail. Or, un mauvais ingrédient domine toujours l’ensemble d’un mélange.
Un excellent gin peut être ruiné par un tonic médiocre. À l’inverse, un alcool de mauvaise qualité reste médiocre, même noyé sous des arômes de fruits ou d’herbes. Pourtant, rares sont les bars qui appliquent aux spiritueux la même exigence qu’aux autres ingrédients.
Laurent de Sutter le souligne avec insistance : «Aujourd’hui, tout le monde fait attention à la provenance des aliments, au circuit court. Mais le spiritueux, lui, échappe totalement à cette vigilance. Il est perçu comme un ingrédient abstrait, alors qu’il est l’élément central du cocktail. On va chercher des citrons bio, du sucre brut Fairtrade… et au moment de verser l’alcool, on prend un gin industriel ou un rhum bas de gamme. Pourquoi?»
5. Parce que c’est meilleur
Au-delà des discours, la raison ultime est gustative. La différence entre un distillat vivant et un alcool standardisé est immédiatement perceptible. Un bon exemple est le culte du finish dans l’industrie du whisky et des spiritueux vieillis. Laurent de Sutter souligne que l’industrie privilégie systématiquement les techniques de finition en fût comme argument de vente, au détriment de la qualité intrinsèque du distillat.
« Aujourd’hui, ce qui est vendu, c’est souvent le finish. C’est le fût, le vieillissement, le single cask. Mais l’essentiel – ce qui précède, à savoir la matière première, la fermentation et la distillation elle-même – est complètement occulté », explique-t-il.
Or, le whisky, comme tout spiritueux, n’est rien d’autre qu’une eau-de-vie de céréales. Un bon whisky commence donc par de bons grains, une bonne fermentation et une distillation soignée, pas par un vieillissement artificiel censé masquer les défauts d’un distillat médiocre.
Le cas de Waterford en Irlande, une distillerie qui misait sur la traçabilité des céréales et des méthodes artisanales, illustre bien cette tension entre une approche centrée sur le produit brut et un marché qui valorise essentiellement l’emballage. « Waterford a tenté de faire l’inverse, de revenir à la base, de nommer ses producteurs et d’expliquer pourquoi le goût du whisky commence avec la céréale. Mais ce modèle n’a pas tenu face aux exigences de l’industrie, et la distillerie a fermé », constate de Sutter.
Loin des effets de mode et des fûts calibrés censés donner une patine luxueuse à un alcool sans caractère, la gnôle naturelle défend l’idée que le goût se joue avant tout dans la qualité de la matière première et la justesse du geste de distillation. C’est là toute la différence entre un alcool vivant et un spiritueux calibré pour répondre inonder le marché.
Naturellement Gnôle, le grand livre des spiritueux naturels, Theresa M. Bullman et Laurent de Sutter, photographies Lorraine Hellwig, Éditions Intervalles, 303 pages, 49 euros.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici