À la recherche de la tomate perdue: les secrets des chefs pour bien les choisir, selon les saisons

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Fruit-légume le plus consommé au monde, la tomate a sacrifié son âme sur l’autel du succès. Heureusement, la résistance s’organise depuis quelques années. Aux quatre coins du pays, chefs, artisans maraîchers et amateurs oeuvrent pour que sa saveur redescende sur terre.

La confession est plus que révélatrice. On la doit à Sang-Hoon Degeimbre, talent emblématique du renouveau de la gastronomie wallonne. D’un geste circulaire de la main, invitant à embrasser des yeux l’étendue de sa vaste parcelle, il désigne les 5 hectares de son potager de Liernu. Celui-là même qu’il a conçu en 2001 pour faire évoluer son restaurant vers un idéal d’autarcie.

Ce projet de fruits et légumes cultivés sur place, c’est la tomate qui me l’a inspiré il y a vingt ans. En trente ans de carrière, j’ai vu ce produit se dégrader d’une manière vertigineuse. Elle est vraiment devenue synonyme de mauvais aliment. Je ne pouvais pas rester les bras croisés » Sang-Hoon Degeimbre, chef de L’Air du temps

«  », commente l’intéressé. Derrière ce constat se cache une réalité de terrain peu reluisante. Passée des oubliettes de la nourriture – le XVIIe siècle la confinait dans un rôle ornemental – à la lumière du goût du jour, la belle rougissante s’est vue propulsée sur le devant de la scène alimentaire par la société de consommation. Son physique avantageux, de jolies pommettes luisantes, et ses promesses sucrées lui ont valu une sorte d’Oscar de la table aux effets pernicieux. Pour que prolifère cette incarnation du bonheur gustatif que l’on croque à pleines dents, il fallait que la production suive, massivement. Quitte à en oublier les fondamentaux. Chaque année, ce sont 120 millions de tonnes qui sont récoltées dont 90% poussent… hors sol, que ce soit en aquaponie, sur des tapis de laine de roche ou dans le sable.

Sang-Hoon Degeimbre, chef de L'Air du temps.
Sang-Hoon Degeimbre, chef de L’Air du temps.© SDP / KIM HYEONG SEONG

Née dans les Andes, la tomate a conquis le monde: elle est aujourd’hui cultivée dans 170 pays. Plus que regrettable est le fait que faisant fî de l’incroyable nombre de variétés existantes – il se dit qu’il existe 12.000 sortes -, les géants de l’agro-industrie n’en privilégient que 4 ou 5. And the winner is? Sans surprise, les tomates « long life », telles que la montfavet ou la daniela, réputées pour être chipotées en vue de leur permettre de supporter tous types d’acheminements logistiques… et parader telles des boules de billard, insensibles à la flétrissure, dans les rayons des supermarchés.

On rappellera que le premier OGM autorisé à la consommation humaine fut… la McGregor, une « tomate » dite « au goût de l’été » connue sous la dénomination « Flavr Savr33 ». C’était en 1994, la commercialisation fut un échec. Provisoire.

Le potager de L'Air du temps.
Le potager de L’Air du temps.© SDP / PIETER D’HOOP

C’est épidermique, dès que je vois des tomates à la carte d’un restaurant en dehors de la saison appropriée, j’ai des boutons. Pour moi, c’est le marqueur d’une faute professionnelle grave. », « San » Degeimbre

Tomates à la carte hors saison, une faute de goût

« C’est épidermique, dès que je vois des tomates à la carte d’un restaurant en dehors de la saison appropriée, j’ai des boutons, confie « San » Degeimbre. Pour moi, c’est le marqueur d’une faute professionnelle grave. » Si l’on en croit ce cuisinier aux racines coréennes, le défi est de prolonger la saveur de la tomate au-delà de la plage temporelle serrée que lui a concédée la nature.

Pour ce faire, l’intéressé s’est emparé d’une technique issue de son pays natal, le « jangajji », qui consiste à mariner les légumes dans l’eau, la sauce soja, le sucre et le vinaigre. Ce procédé lui a permis entre autres de revisiter un grand classique belge qui, tant en matière de texture que de goût, témoigne du destin malheureux du fruit rouge: la tomate aux crevettes. Il détaille: « Dans le pire des cas, cette préparation panache une tomate dure comme la pierre et des crevettes épluchées au Maroc avant d’avoir été plongées dans un bain de bisulfite de sodium… Il n’y a plus aucune saveur, en l’état, c’est impossible d’en faire un fleuron de notre gastronomie nationale. Pour retrouver ce que l’on est en droit d’attendre d’une telle préparation, j’utilise une tomate entière préservée selon la méthode coréenne, je me sers ensuite du liquide de conservation pour glacer la surface. J’ajoute également un jus de crevettes pour que les saveurs explosent en bouche. »

Parmi les créations de ce fer de lance wallon qui subliment la tomate, on pointera aussi un Homard au géranium qui s’appuie sur une eau tomatée légèrement épaissie.

Le jangajji de Sang-Hoon Degeimbre.
Le jangajji de Sang-Hoon Degeimbre.© SDP / ADTSHD

Il n’y a toutefois pas qu’en province de Namur que la « Solanum lycopersicum », le nom scientifique attribué par Linné, peut compter sur d’ardents prophètes gustatifs, loin de là. A Torgny, en Gaume, Clément Petitjean souligne le malentendu sur la saisonnalité du produit. « Il arrive régulièrement que des clients s’étonnent de voir les tomates sur la carte en octobre, ce qui est pourtant normal. Cela prouve combien les repères en la matière sont complètement brouillés », confie le maestro de La Grappe d’Or, qui privilégie des fournisseurs locaux comme La Main Verte (Libramont) ou les Pépinières La Gaume (Tintigny).

Côté recette, le chef signe une remarquable création à base de tomates vertes fermentées, un rien plus acides, qu’il marie avec des coquillages. Sans oublier un dessert marquant, à base de tomates et de fraises, reposant sur la complémentarité acidité-sucrosité.

À la recherche de la tomate perdue: les secrets des chefs pour bien les choisir, en respectant le fil des saisons
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Quête effrénée

Dans la capitale, les apôtres de la « cerise du diable », son surnom au Moyen Age, ne manquent pas. En raison de sa cuisine 100% végétale, Nicolas Decloedt s’impose comme un maître du genre. Il ne mâche pas ses mots: « La tomate n’est pas un problème, en revanche les chefs qui veulent l’utiliser toute l’année en sont un. Pour ma part, je n’en utilise que d’août à fin octobre. »

Pour le patron d’Humus x Hortense, le défi consiste également à connaître le vrai goût de la tomate. « J’ai eu la chance de grandir avec les tomates de pleine terre que mes grands-parents faisaient pousser dans leur potager de Torhout… mais quelle est la perception d’un enfant qui n’a mangé que des tomates Flandria super aqueuses? », se désole ce cuisinier inspiré qui aime compenser l’acidité d’une Rose de Berne avec une aubergine fumée. Connu pour ne pas répéter ses recettes – « je regarde toujours vers l’avant » -, Decloedt utilise en revanche toutes les astuces possibles pour éviter le gaspillage. Parmi celles-ci, il n’hésite pas à déshydrater la peau des tomates pour en faire une poudre qui agrémentera bouillons et cocktails au fil de l’année.

Nicolas Decloedt et Caroline d'Humus x Hortense.
Nicolas Decloedt et Caroline d’Humus x Hortense.© SDP / KRIS VLEGELS

Vous avez dit cocktails? Chez Humphrey, Glen Ramaekers et Julie De Block s’inspirent des Philippines, un des rares pays d’Asie à avoir la tomate dans son ADN culinaire, pour créer la surprise gustative. Ainsi d’une préparation comme le Bloody Humphrey, mélange qui panache jus et dés de tomates avec du mescal, du sel, des herbes. « Cette boisson est pour nous l’occasion d’aboucher les Philippines avec l’Amérique centrale, il y a eu beaucoup d’allers et retours entre ces deux pôles », signale Glen Ramaekers.

Il reste que si cette manière de revoir le Bloody Mary a fait grand bruit, ce n’est pas seulement en raison de sa composition. Le couple a réussi à y faire entrer la quintessence du goût tomaté. Outre une recette calibrée au plus juste entre sel, sucre et acidité, ce petit miracle de dégustation possède une origine double. D’abord, un potager d’un hectare du côté de Malines dans lequel Julie veille avec un soin jaloux sur les San Marzano, Lemon Tree, Indian Yellow Cherry et autres Noir de Crimée. Ensuite, des graines volontiers dénichées auprès de jardiniers amateurs (Daisy Verschueren à Booischot).

Nouveau, ce genre de pas de côté par rapport au circuit habituel des fournisseurs témoigne de l’impérieuse volonté de tenter toutes les stratégies pour renouer avec la flaveur. La démarche s’observe également du côté d’une enseigne comme Anarchy à Zaventem. Trop content d’avoir mis la main sur la perle rare, Sébastien Van der Beeten, le chef, s’interdit de révéler le nom de la main verte dilettante qui le fournit. Classées secrets défense, lesdites tomates culminent dans une entrée déclinant également biscuit de tourteau et brousse de brebis. Tout y est, de l’acidité au croquant.

Le Bloody Humphrey.
Le Bloody Humphrey.© SDP

Dans la région du Denderstreek, Jonas et Laurence Haegeman, un duo frère et soeur officiant à Brakel, entretiennent eux aussi un rapport intéressant avec le délice rouge. « C’est un peu un plaisir coupable pour moi. J’ai grandi avec les principes macrobiotiques que suivaient mes grands-parents. Pour les disciples de Georges Ohsawa, la tomate est un poison tout comme la pomme de terre ou les asperges. Il est vrai que si l’on se contente d’une version industrielle de ce fruit, très chargée en potassium, c’est le cas.

Tomates belges

Heureusement, depuis plusieurs années, la situation s’est améliorée. Il est désormais possible de trouver du local de grande qualité », analyse ce chef qui se fournit auprès de De Kollebloem, une ferme biodynamique, à 10 kilomètres de son restaurant De Vijf Seizoenen. La matière première qu’il y déniche lui permet un joli plat signature dans lequel la sole est sublimée par de la tanaisie et une compote de tomate fermentée-courgette. Jonas concocte également un mets centré sur la tomate cerise, la lavande, l’aubergine fumée et du fromage de chèvre frais.

A Gand enfin, Vilhjalmur Sigurdarson du restaurant Souvenir se remémore parfaitement de sa vraie première tomate. « Chez nous, en Islande, on se sert de la géothermie pour faire pousser des tomates sans âme. Puis un jour, j’ai planté les dents dans une vraie tomate. C’était presque une renaissance. En m’installant en Belgique, j’ai eu la chance de nouer des liens avec des artisans maraîchers dignes de ce nom. Ils font un travail formidable. J’en veux pour preuve le fait qu’un journaliste venu de Malte qui testait une de mes assiettes m’a dit qu’il n’avait jamais goûté une tomate d’une telle qualité sur son île », raconte le chef gantois.

Face à de tels joyaux, « William », comme on le surnomme, défend un point de vue non interventionniste. Il estime que son rôle consiste à s’effacer derrière les tomates de Dries Delanote, son maraîcher attitré (lire par ailleurs). « Je m’autorise à peine à en retirer l’humidité et à en concentrer le goût. Et surtout, quand elles sont abondantes et au meilleur de leur forme, je leur dédie un menu spécial, de l’entrée au dessert. Je leur ai rendu cet hommage l’année passée, j’espère que les conditions météorologiques me permettront de faire pareil cette année. »

Les magiciens de la terre

Dries Delanote.
Dries Delanote.© SDP / ELVIRE DELANOTE

La Belgique peut compter sur deux artisans maraîchers d’exception. Benoit Blairvacq travaille à Liernu, près de Namur, et Dries Delanote, du côté d’Ypres (Dikkebus). Pour ce dernier, le secret de la bonne tomate, c’est l’attente. « Un fruit dont le jus savoureux s’écoule dans la bouche, c’est comme le vrai sexe. Et pour le vrai sexe, il n’y a pas d’autre secret que de patienter jusqu’à ce que les deux partenaires soient prêts. L’industrie ne comprend rien, elle viole, elle force la terre, réchauffe et nourrit artificiellement. Le résultat est l’absence totale de saveur », martèle cet ancien enseignant qui a fondé Le Monde des Mille Couleurs, une ferme agricole de 2500 m2 faisant vivre 5 familles grâce aux revenus qu’elle génère. Fils de paysan industriel, Dries a eu l’occasion de voir de ses yeux tout le mal qui résulte de la production intensive. C’est grâce à un sol sablo- limoneux, qu’il respecte par le biais de fréquentes jachères, que Dries produit une trentaine de variétés de tomates en permaculture. Celles-ci sont prisées par des chefs comme Nicolas Decloedt, Kobe Desramaults, Vilhjalmur Sigurdarson ou encore Koen Lefever (Gand). Benoit Blairvacq, lui, n’a pas de mots assez durs pour fustiger les tomates de la grande distribution. « Elles n’arrivent jamais à maturité afin de faire belle figure dans les rayons, elles ne goûtent que l’eau », raconte ce courtier en assurances reconverti. Passionné, Blairvacq avoue que la « tomate comble une folie en lui ». Il faut dire que les soins qu’il apporte à ses 480 plants détonnent. Non seulement, il dépose des arêtes de poisson, des orties et de la consoude à leurs pieds mais en plus, en fin de journée, il leur diffuse un air de musique dans le long tunnel de 30 m de long qui abrite ses 60 variétés de tomates. Téton de Vénus, Green Giant, tomate noire Paul Robeson, Raisin Vert, Coeur de Boeuf Blanche… la qualité est toujours au rendez-vous. Le secret? L’homme confie: « Certains clients du restaurant me disent que je suis le roi de la tomate. En réalité, j’ai compris que ce qui faisait leur qualité, c’était le circuit ultracourt mis en place, seulement quelques mètres entre le potager et l’assiette. Ce raccourci permet de privilégier le mûrissement optimal. La clé ultime des tomates qui ont du goût est de la manger quasi sur l’arbre. »

Lire aussi: Cinq recettes pour savourer la tomate autrement

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