Accords surprenants: si on mangeait le fromage avec du café?

© Anthony Florio

Dans la foulée du vin naturel ou du chocolat bean to bar, la redécouverte de produits dont on pensait tout savoir ouvre des potentiels gustatifs inédits. Ainsi du fromage et du café qui, entre la tasse et la tartine, réconcilient tradition et modernité.

Originaire du Haut-Doubs, Véronique Socié se souvient de la première fois qu’on lui « a fait ce coup-là ». Celle qui à l’époque n’était pas encore Premier Fromager de Belgique 2016 et ne buvait pas de café découvrait la Belgique et ses fantaisies gastronomiques. Elle se rappelle: « C’était au Birous, chez et avec Philippe Moreau, un fromager liégeois installé sur la Montagne Sainte-Walburge. Pas avare de transmission, il s’amusait à m’apprendre des expressions de sa région. Dans la foulée, il m’a également expliqué ce qu’était le Herve pour lui, soit une tartine de pain avec ce fromage typique, un peu de sirop… le tout à tremper dans une « jatte » de café. » L’amusant rituel n’est pas sans réveiller une madeleine proustienne chez l’intéressée. « Cela m’a ramenée en Franche-Comté, ma région d’origine. Mon grand-père avait pour habitude de couper des petits cubes de Comté qu’il mettait au fond de son bol et sur lesquels il versait du café. Il buvait ensuite le breuvage jusqu’à parvenir à une sorte de petite fondue qu’il considérait comme sa récompense, son petit dessert. »

‘Faire du café, cela devrait être sublimer un terroir. Aujourd’hui, dans les faits, c’est essentiellement rendre un grain poreux.’ Thomas Wyngaard

Associer fromage et café ne vient pas de nulle part. Ce geste simple de tremper une tartine au fromage dans le café compte de nombreuses occurrences, dont certaines ont fait les beaux jours du cinéma – il suffit de penser à cette scène des Ch’tis dans laquelle Kad Merad est invité à mouiller son pain recouvert de Maroilles dans un mélange café-chicorée. C’est que ce rituel procède d’un ancrage fort dans le monde paysan, ce qui lui confère une origine véritable et non pas marketing, comme c’est souvent le cas avec les modes de consommation. « Dans les milieux ruraux, du moins ceux où il y a des vaches, les gens se lèvent tôt. En général, ils prennent un café rapide pour démarrer la journée. Une fois les travaux liés à la traite accomplis, tout le monde se retrouve à table pour le petit-déjeuner. Le beurre, la confiture, parfois un jambon, et le fromage font partie des produits incontournables de celle-ci. Pour ce qui est du café, ce sont des grands bols coupés à la chicorée présentant une forte amertume. En général, ces breuvages chauffent depuis plusieurs heures sur le feu, ce n’est pas très bon, raison pour laquelle on les coupe avec beaucoup de lait et du sucre. Tremper la tartine est dans ce contexte un réflexe pour atténuer le caractère rugueux du café mais cela peut aussi se comprendre comme un écho du repas du soir où le pain est inévitablement plongé dans la soupe », poursuit celle qui, avec son fils Léo Begin, a ouvert La Fruitière dans le centre-ville bruxellois.

Accords majeurs
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Un café prend la tasse

Issu d’un contexte précis et d’un mode de vie particulier, l’accord fromage-café était logiquement appelé à disparaître en contexte urbain. Comment expliquer sa résurgence? On la doit à une révolution gustative en train de se faire, celle du café dit « de spécialité ». De la même manière que le vin naturel a complètement bouleversé notre rapport au jus de la treille – toute personne sensibilisée à cette approche achète un flacon bien plus pour le vigneron qui est derrière que pour un éventuel label biodynamique ou biologique – le café de spécialité redore le blason d’un produit trop longtemps mécompris. Ce renversement des us et coutumes est une véritable lame de fond qui n’est pas, tout comme pour le chocolat bean to bar, sans s’accompagner d’un volet moral. Celui-ci – est-ce un hasard? – nous arrive des pays anglo-saxons, ceux-là mêmes qui font valoir plusieurs années d’avance sur des questions telles que l’hétéronormativité, le genre ou la domination masculine.

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En Belgique, cette vision du café née dans les années 90 ne s’est pas encore imposée mais elle a trouvé des relais dans le nord – Mok, Gust Coffee Roasters, Wide Awake Coffee, OR Coffee Roasters… – et dans le sud du pays – La Baie, Naga Coffee… -, même si celui-ci s’avère moins réceptif en raison d’un socle culturel latin qui en fait l’un des derniers bastions de résistance au changement. Véronique Socié de détailler: « Longtemps, boire du café a été pour moi une grande souffrance. C’est sans doute pour cette raison que j’ai refusé d’installer une machine à espresso dans la fromagerie, alors que nous avons une table d’hôtes. J’estimais que café et fromage n’avaient rien à se dire. C’était avant que je fasse la connaissance de Thomas ( NDLR: Wyngaard). C’est lui qui m’a montré que le café ne dépendait pas seulement de la manière dont on le préparait. Importe également la façon dont il est ramassé, trié, fermenté, torréfié… jusqu’à l’eau utilisée pour le faire. » Au bout de l’aventure? Un nouveau nuancier gustatif percutant, allant de la bergamote au consommé de tomate, en passant par le chocolat chaud.

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A travers les sessions pour les professionnels et les particuliers qu’il organise tout au long de l’année, Thomas Wyngaard, formé par la SCA (Specialty Coffee Association) et fort d’une expérience d’expert café pour des sociétés food & beverage pendant près de deux ans à New York, se présente comme un acteur de référence du café de spécialité à Bruxelles par le biais de sa structure Ok Coffee. « Le café de spécialité est le futur du café, même s’il est confidentiel pour le moment, c’est-à-dire qu’il ne représente que 5% du marché mondial. Cela dit, il draine avec lui une vérité essentielle, c’est que le café ne pousse pas en Italie, tout comme les cacaoyers ne se trouvent pas en Belgique… Cette réalité oblige à repenser les structures dans le sens d’une traçabilité et d’une transparence totales. Le problème du café classique est le même que le chocolat. Au lieu du « vin de l’Islam » de grande noblesse que devrait être ce produit, il est pris dans des logiques de volume, celui de matières premières indexées à un marché, qui font que l’on n’apporte aucun soin au grain. Faire du café, cela devrait être sublimer un terroir. Aujourd’hui, dans les faits, c’est essentiellement rendre un grain poreux. Le mot d’ordre en vogue pour ceux qui sont sensibles à cette réalité, c’est de « décoloniser le business model du café ». Son histoire est celle d’un produit rare et cher passé au statut de produit de masse grâce à l’exploitation d’une main-d’oeuvre taxable et corvéable à merci. Gustativement, c’est l’amertume et le brûlé qui emportent tout, là où l’acidité, la rondeur et la fraîcheur sont des marqueurs organoleptiques beaucoup plus légitimes. » L’un des signes forts de ce malentendu se lit sur les étiquettes du café de commodité qui sont pour le moins indigentes. L’industrie se limite à mentionner l’espèce, Arabica par exemple, et le pays d’origine d’un café, là où le consommateur est en droit de connaître le nom du producteur, la région, le type de fermentation, la date de torréfaction ou le genre d’expression qu’il requiert (filtre, cafetière à piston…).

Dans la mesure où elle imprègne la gastronomie depuis longtemps, l’ancienne culture du café dite « de commodité », chevillée à un process industriel et accroché aux cours boursiers, mène à un paradoxe. Thomas Wyngaard commente: « De nombreux acteurs gastronomiques n’ont pas conscience de ce changement de paradigme. Résultat des courses, la situation est paradoxale. Pour brosser celle-ci à gros traits, on peut dire que de nombreuses cultures food locales brillantes sont associées à des cafés commerciaux, sans intérêt, tandis que les cafés de spécialité voient leurs accords réduits à des préparations globales comme le cheesecake ou le carrot cake. Ce qui manque, c’est la rencontre des deux. Raison pour laquelle associer des fromages d’artisans avec ce type de café fait autant sens. » C’est sur la promesse que laisse entrevoir ce nouveau champ des possibles que Véronique Socié et Thomas Wyngaard ont noué leurs savoir-faire. Elle dénote dans le monde du fromage où jusqu’ici les seuls pairings « coffee and cheese » identifiés avaient été initiés par des grands noms du café industriel – on se souvient ici d’une campagne promotionnelle, à laquelle s’était prêtée Nathalie Vanhaver (Callebaut Kaasmeesters à Audenarde), qui avait été sponsorisée par… Nescafé Dolce Gusto.

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Les beaux mariages

Avec des cafés complexes à leur disposition, Véronique Socié et Thomas Wyngaard ont calibré des accords de grande finesse. On a eu la chance de les goûter à la faveur d’une session à laquelle étaient également conviés les pains de Vincent De Troy, boulanger bruxellois de La Boule. « Nous sommes partis sur des fromages avec des textures bien marquées, des grands classiques que tout un chacun peut trouver facilement », prévient Véronique Socié. Pour ce qui est des cafés, Thomas Wyngaard a sélectionné des profils de terroirs identifiables et relativement stables. Quant à la façon de procéder, le bon plan consiste à goûter d’abord le café, puis le fromage et enfin les deux en même temps, ce qui constitue le temps fort de l’expérience gustative. La première association met en présence une tomme fleurette du Pays-D’Enhaut (Suisse), un fromage à pâte molle au lait de vache cru que l’on doit à la fromagerie de Rougemont, avec « Easy Rider », une gamme de cafés signée par les torréfacteurs de Wide Awake Coffee à Bruxelles. « L’avantage avec cette création, c’est qu’elle repose sur une ligne organoleptique stable, quelle que soit l’origine, confie Thomas Wyngaard, qui a choisi de l’exprimer à travers une filtration en cône de la marque Kalita. Ce café résulte d’un procédé dit « mielleux » dans lequel les cerises de café sont dépulpées partiellement et laissées à sécher, on se trouve entre une fermentation lavée et une fermentation naturelle. Les notes gustatives, c’est prune, miel et chocolat au lait. » En bouche, l’accord se fait caressant, on pense à des notes de caramel monté à la crème. Vient ensuite un pairing associant un chèvre biologique fermier affiné, le Florence, de chez Karditsel (Lummen) avec un café kenyan lavé torréfié par Mok et extrait sur cône en céramique avec filtre papier pour une texture en bouche délicate, cristalline, proche du thé. Ici, des notes de tomate et une acidité élevée expriment magnifiquement la salinité du délice à croûte fleurie blanche. Le tout s’avère frais, digeste et surprenant. Le troisième accord? Il marque les papilles à travers un dispositif plus sophistiqué impliquant une baguette de froment au levain joliment toastée (La Boule), du sirop artisanal fermier de poires et de pommes en provenance de chez Thomsin. C’est bien sûr le fromage de Herve qui constitue la clé de voûte de cette alliance. Côté café, il est question d’un mélange espresso de chez OR (55% Brésil, 20% Costa Rica, 10% Colombie, 15% Ethiopie), le « Houseblend », marqué par le chocolat noir, les amandes grillées et préparé sur une cafetière à piston et filtre métal. « Le profil espresso donne plus de contenance/force/caractère au café, il est légèrement plus foncé qu’un profil filtre, plus délicat, mais sans être brulé pour autant. Il faut noter que le filtre métal laisse passer plus de graisse que le filtre papier ainsi que les plus petits composants non solubles. Le café est donc plus trouble à l’oeil, et gras en bouche. Le tout pour un accord très réconfortant et gourmand », commente Thomas Wyngaard. Enfin, le duo choisit de marier le Comté au « Moon Safari » du torréfacteur Wide Awake Coffee. Ce café brésilien en fermentation naturelle s’avère assez rond, on pense au brownie, au caramel, mais avec de belles nuances de cerises ou dates séchées. Le match marqué par peu d’acidité révèle les saveurs lactiques de fromage, qu’il s’agisse d’abricot ou de fruits secs type noisette, en y ajoutant une pointe empyreumatique.

La Fruitière organise des ateliers fromage et café de spécialité. Prochaine session le samedi 14 mai à 11 heures. lafruitiere.business.site

Ok Coffee programme des coffee tours et des « trip to origin » pour comprendre le café de spécialité. okcoffee.tips

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