« Américain fish »: et si une nouvelle tendance bruxelloise était en train d’éclore?

americain fish bruxelles
© Getty images
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Ils incarnent la relève de la gastronomie bruxelloise. Coup sur coup, deux jeunes chefs ont glissé à la carte de leurs adresses respectives une variation inattendue – et un poil iconoclaste – d’un intemporel belge: le filet américain. Sauf qu’ils l’ont façonné avec du…. poisson. Préparations millimétrées, assaisonnements affûtés et goût de la transgression maîtrisée: l’«américain fish» ravit et… intrigue. Simple coïncidence ou début de quelque chose?

Le filet américain demeure l’un des marqueurs les plus reconnaissables – et désormais les plus valorisés – de la gastronomie belge. Lointain cousin du tartare parisien, il s’en distingue par son goût pour le liant : mayonnaise, câpres, sauce Worcestershire, voire une touche de ketchup. Une version adoucie, presque consensuelle, qui reflète une certaine inclination nationale à lisser les angles.

Longtemps, ce plat a été tenu à distance de toute fantaisie. Il incarnait un standard rassurant, que les cuisiniers s’attachaient à reproduire dans sa forme la plus pure, sans prise de risque. Sa présence dans les cartes de brasseries s’est intensifiée, tout comme son positionnement tarifaire : jusqu’à 32 euros dans certaines adresses de la capitale, preuve de sa montée en gamme.

Il y a quelque temps, une première variation s’est timidement installée : l’américain de betterave, aussi végétal qu’inclusif, a su séduire par son audace douce et sa portée symbolique. Cette réécriture a préparé le terrain à de nouveaux avatars.

Aujourd’hui, c’est une nouvelle déclinaison qui attire l’attention : une version à base de poisson auquel on se plaît à donner le nom non officiel d’américain fish, sorte d’écho un peu potache à l’américain frites.

Coup sur coup, deux jeunes chefs bruxellois en vue l’ont glissé à la carte de leurs restaurants respectifs. Une proposition iconoclaste et contemporaine, qui interroge tout en adressant ses hommages à la vénérable spécialité. Les deux assiettes sont ici présentées dans l’ordre où elles ont été croisées – non pour établir un classement, mais pour saisir ce qu’elles révèlent, en creux, d’une scène culinaire en pleine mue.

Dans le mille

La première balle logée entre les deux yeux du filet américain tel qu’on le connaît, on l’a savourée chez Kartouche, ce néo-bistro à la belge ouvert par Géry Van Peteghem, talent reconverti passé par des enseignes aussi prisées que Nénu, St Kilda ou Rebel.  

La trame de l’endroit ? Une trentaine de couverts enrobés dans un cadre ponctué de chaises en bois, de luminaires vintage et d’un joli zinc propice aux conversations entre mangeurs solitaires. Son credo ? «Combiner modernité et goûts connus», selon le chef, ce qui peut se comprendre comme une revisite des classiques belges par le biais de twists bien sentis. Un exemple ? Les bitterballen confectionnées avec de la joue de bœuf – soit une sorte de croquette bien moutardée qui nécessite trois jours de préparation et modifie la perception que l’on a de cette spécialité associée à la malbouffe industrielle.

La version de « l’Américain fish » de Kartouche.

Les bitterballen ne sont pas la seule signature décalée du chef. Le «thon rouge de Noirmoutier, façon américain préparé, pommes Anna» (31€) fait également beaucoup parler de lui. La genèse de cette création? «Quand je reçois un morceau de thon, explique Géry Van Pethegem, que l’on qualifie souvent de  ̋steak de thon˝, je ne peux m’empêcher de penser au registre de la viande. Aussi en termes de couleur et de texture.»

Sur cette évidence s’est greffé un souvenir personnel, celui d’avoir dégusté au Pigeon Noir, à Uccle, un américain assorti de quelques grains de caviar. «Je me suis dit qu’il serait intéressant de mettre en évidence des notes iodées qui ramèneraient de la fraîcheur dans une préparation que la mayonnaise sature parfois», explique cet adepte de la cuisine bistrotière. Pour le reste, celui qui a formé comme vétérinaire ne se prive pas de travailler l’aspect «sauce» du mets en mélangeant Worcestershire, moutarde, mayonnaise, jus de citron, câpres, cornichons, échalote, cressonnette par-dessus et surtout… gochujang – une présence pas illogique quand on sait que le chef a «appris à cuisiner un poulet curry avant même de préparer un waterzooi».  

Une telle composition, travaillée au couteau, peut-elle se satisfaire d’un poisson lambda ? Pour Géry Van Pethegem, il n’en est pas question. Le chef s’approvisionne auprès de La Coquille Qui Claque, structure réputée en Belgique pour sa sélection rigoureuse en provenance du littoral normand. « Il s’agit de véritable thon rouge de Noirmoutier, ou parfois de Saint-Jean-de-Luz, pêché à la ligne – ce qui, aux yeux de certains, passera peut-être pour une hérésie », glisse-t-il.

Toujours est-il que cette exigence confère à son «américain fish» une netteté et une intensité gustatives peu communes. L’assiette est complétée par un millefeuille de pommes de terre joliment décalé, à mi-chemin entre le gratin dauphinois et la frite épaisse, tranché net pour évoquer un accompagnement canaille.

Artillerie lourde

Pour la deuxième salve, direction Fish Tank, snack arrosé d’embruns imaginé au cœur des Marolles dans une poissonnerie historique du quartier. On la doit à Milan La Roche et à son associé Loïc De Doncker, un duo à suivre de près. Chef à l’imaginaire nourri d’influences anglo-saxonnes – c’est en Australie, dans le Queensland qu’il a eu la révélation de la cuisine – et de fulgurances personnelles, La Roche s’est fait connaître à travers St Kilda ou encore la table du Manneken Pis Café.

L’Américain fish de Fish Tank

Squatté par un comptoir en étain autour duquel on passe commande, la vaste salle rectangulaire du lieu se découvre toute carrelée et rythmée par des détails décoratifs justes – vieille bouée ou chaises de couleur conçues par les Bruxellois d’Ateliers J&J. Aux manettes de ce chalutier qui draine dans ses filets le meilleur de la mer du Nord et de la Manche, une équipe féminine bienveillante. La capitaine ? La cheffe exécutive Morgane Brees, pépite ancrée passée entre autres par l’Auberge du Vert Mont (Boeschepe).

L’ «américain fish» a été pensée de longue date. «J’ai élaboré la carte de ce projet il y a un an, explique La Roche, et cette préparation y figurait déjà». Différence marquante : le poisson utilisé est ici de la truite saumonée. Servi avec salade, frites et un jaune d’œuf cru, l’américain en question, vendu à 18€, assume son ADN belge tout en prenant ses distances avec la mayonnaise traditionnelle. «Ce type de poisson était déjà bien gras, il n’est pas nécessaire d’en rajouter», tranche cette figure en vue de la scène culinaire bruxelloise. Le Tabasco est, quant à lui, servi à part. Résultat: une assiette fraîche tout en rondeur qui se situe à équidistance entre le tartare et le filet américain, notamment en raison de sa couleur.

La truite utilisée provient d’élevages belges en circuit court, fournis sans intermédiaires par des partenaires sélectionnés pour leur exigence. La préparation, elle, est minutieuse : truite hachée finement pour conserver à la fois texture et liaison, huile d’olive infusée au citron, zestes, échalotes, ciboulette, persil plat ciselé, poivre noir fraîchement moulu, sel de Maldon, et un jaune d’œuf assaisonné de quelques épices mexicaines. On notera enfin que chez Fish Tank, l’américain poisson se décline aussi en bun, façon «pistolet américain» (9€). Un clin d’œil aux standards populaires revu avec une dose d’impertinence.

Qu’on y voie un simple télescopage d’idées ou le frémissement d’un nouveau courant, ces deux «américain fish» racontent un moment. Celui d’une cuisine bruxelloise plus libre, plus joueuse et sans tabou culinaire. Et il est passionnant de suivre cette gastronomie en mouvement portée par cette génération talentueuse.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content