Bière: la révolution « craft »

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Fini l’époque où l’on passait pour un ringard lorsqu’on buvait une bière. Désormais, portés par la vague do-it-yourself, l’orge et le houblon font un carton.

Hier paria, aujourd’hui branchée, tel est le fabuleux destin de la bière. Aux quatre coins du globe, une nouvelle génération de consommateurs avertis acclame ce breuvage millénaire dont elle découvre le potentiel étendu. Attention, nuance de taille, la donne a changé : il ne s’agit plus de pils industrielles, de brunes gorgées de sucre et autres pseudo-cervoises d’abbaye. En lieu et place ? Des IPA – pour India Pale Ale – à l’amertume prononcée, des saisons marquées par l’acidité, ou encore des flacons hybrides nés d’un mélange de triple et de gueuze.

Bière: la révolution
© SIMON BEUZART – CREATIVEROOM

Pour évoquer cette nouvelle mouvance, on utilise le terme « craft » – qui signifie « artisanal » en anglais -, mot directement lié à l’essor des micro-brasseries aux Etats-Unis, d’où est partie la tendance. Ses acteurs sont facilement reconnaissables, ils portent de longues barbes, des chemises de bûcheron et de grosses bottines. Il faut également en mentionner les actrices, au look moins stéréotypé, mais au palais tout aussi averti. Car c’est une évidence, le breuvage, version artisanale, attire son lot de femmes.

A la suite des neo-butchers, célèbres pour avoir restitué l’honneur perdu de la bidoche, ces hipsters nourris au DIY ont décidé de se réapproprier les arcanes de la fabrication de la bière… trop longtemps confisquées par l’industrie à leurs yeux. Chaque semaine, ils brassent entre copains dans leur cuisine et utilisent leur salle de bains en guise de chambre chaude… Ils se servent d’étranges abréviations, telles qu’IBU ou EBC, unités désignant respectivement l’amertume et la couleur. Possèdent également leurs grand-messes comme la Copenhagen Beer Celebration ou le Zythos Bierfestival de Louvain. Tandis que les plus technophiles d’entre eux passent leur temps sur des sites comme RateBeer ou BeerAdvocate, quand ils ne compulsent pas frénétiquement l’application Untappd sur iPhone, histoire de faire savoir au monde entier leurs dernières dégustations.

Sans oublier qu’ils empruntent à l’air du temps nombre de ses gimmicks, qu’il s’agisse de la transparence « open source » – les néo-brasseurs publient les recettes détaillées de leurs créations sur le Net -, du recyclage – ainsi du growler, cette bouteille à anse de 2 litres, surmontée d’un bouchon mécanique, que l’on peut remplir à l’envi -, ou encore de l’économie participative – les plus entreprenants d’entre eux ouvrent leurs brasseries grâce au crowdfunding. Le tout non sans évoquer les fameuses « zones autonomes temporaires » d’Hakim Bey, écrivain politique et père idéologique des hackers, soit ces espaces de liberté, dans lesquels les individus sont plus libres, plus festifs et plus solidaires (*).

Pays de la bière

Cette effervescence a débarqué chez nous il y a quelques années, mais elle s’est intensifiée en 2015 et promet de ne pas faiblir en 2016. « La Belgique est en train de rattraper le gros retard qu’elle avait accumulé en la matière, explique Christophe Gillard, observateur averti du phénomène dont la boutique Mi-Orge Mi-Houblon, à Arlon, fait office de Mecque auprès des amateurs. Il n’y a pas si longtemps, il était plus facile de trouver un bon bar à bières à Barcelone qu’à Bruxelles. Le problème, c’est qu’une étiquette en apparence flatteuse, comme celle de « pays de la bière », est plus néfaste qu’autre chose ; elle agit comme un frein à la curiosité des consommateurs. Le Belge moyen pense tout connaître, alors qu’il n’arrive pas forcément à citer dix références, et, s’il le fait, il débite les noms industriels stéréotypés. »

La boutique Mi-Orge Mi-Houblon de Christophe Gillard, à Arlon, fait office de Mecque auprès des amateurs
La boutique Mi-Orge Mi-Houblon de Christophe Gillard, à Arlon, fait office de Mecque auprès des amateurs© ALEXANDRE BIBAUT

Pourquoi ce soudain engouement worldwide ? L’expert en houblon a son idée. « Je pense qu’il s’agit d’un effet positif de la crise que nous traversons. D’un côté, les gens remarquent que ce produit offre un rapport prix-plaisir difficile à concurrencer. De l’autre, il incarne pour de nombreux jeunes l’opportunité de monter une entreprise concrète, en lien avec des matières premières nobles ainsi qu’avec un besoin primaire de l’être humain, plutôt qu’un énième service basé sur le virtuel. Aujourd’hui, plus que jamais, le grand public désire un bon boucher, un bon boulanger et… un bon brasseur, à proximité. Le locavorisme permet de comprendre l’apparition d’un nombre croissant de brasseries dans nos villes et villages », résume-t-il.

Lieux de culte

Qu’il s’agisse de contexte urbain ou rural, les brasseries reviennent en effet en force. Tombées à 120 à l’aube des années 80, on en dénombre environ 170 actuellement. Pour se convaincre de ce nouvel essor, il suffit de dresser la liste de celles qui ont vu le jour récemment : brasseries Warsage, de la Lienne, de Marsinne, microbrasserie de la Principauté et Brasse & Vous, du côté de Liège ; brasseries Demanez et GenGoulf en province de Luxembourg ; ou encore brasserie des Carrières en Hainaut.

Bière: la révolution
© ILAN WEISS

Pour prendre la mesure du phénomène, c’est sans doute Bruxelles qui affiche la situation la plus explicite. Il n’y a pas si longtemps, triste constat, la capitale n’avait plus qu’une seule brasserie à offrir au regard des visiteurs étrangers qui la sillonnaient. A savoir, Cantillon, modèle absolu de résistance à l’uniformisation du goût. Ce n’est qu’en 2010 que cette célèbre  » gueuzerie » a été rejointe par la tout aussi excellente brasserie de la Senne. Coup d’accélérateur, sur la seule année 2015, deux entités sont venues apporter leur pierre à l’édifice. La plus aboutie ? Brussels Beer Project, implanté au bout de la rue Antoine Dansaert, en octobre dernier. On le doit à Olivier de Brauwere et Sébastien Morvan, deux trentenaires qui ont pris la mesure de la révolution craft à l’occasion d’un séjour Erasmus au Canada.

La Babylone mise au point par Brussels Beer Project
La Babylone mise au point par Brussels Beer Project© DR

Pour le mettre sur pied, ils ont choisi de passer par l’économie participative : 1 200 collaborateurs les soutiennent à la faveur d’une contribution annuelle de 160 euros pour laquelle ils reçoivent, entre autres avantages, douze bouteilles. S’ouvrant sur un espace de dégustation mis en scène par l’architecte Diego Carrion et l’agence de graphisme Coast, l’installation appartient pleinement à son époque. On en veut pour preuve des slogans écrits sur les murs façon « Hello 21st Century, Goodbye Middle Ages », ou « Leave the Abbey », en guise d’adieu à une approche obsolète de ce breuvage. Au mur, rien de moins que quinze pompes, avec manomètre, d’où surgissent les différentes créations maison. Le tout pour une gamme qui témoigne d’une approche basée sur une créativité débridée et sur le goût des matières premières. Ainsi de la Babylone, à base de pain séché s’appuyant sur une étude démontrant qu’à elle seule cette denrée représente 20 % du gaspillage alimentaire dans le monde. Rien qu’en 2015, Brussels Beer Project en a récupéré 8 tonnes. Il y a aussi la Salvation, une « earl grey dark ale » conçue avec le groupe de rock Editors, qui est d’ailleurs venu jouer sur place pour en célébrer le premier brassin.

Bière: la révolution
© SIMON BEUZART – CREATIVEROOM

L’autre projet bruxellois se nomme En Stoemelings, il est signé par Samuel Languy et Denys Van Elewyck, des amis de longue date âgés tous deux de 26 ans. Inaugurée depuis juillet dernier, cette « très très petite brasserie », selon leurs mots, tient dans 80 m2 et fait valoir des cuves de 200 litres seulement. Chaque semaine, les deux compères produisent 5 hectolitres, soit 600 bouteilles, autant dire une miette au regard des industriels du secteur. Derrière ce duo d’entrepreneurs, « fiers de s’être forgé son propre emploi », aucune racine brassicole, juste l’envie de faire une « bière bruxelloise de qualité » visant un « marché local ». Leur gamme restreinte le confirme, entre la Curieuse Neus, une rousse triple aux notes de fruits exotiques, la Houdini, une brune légèrement épicée, et la Geele Tram, une blonde légère, c’est bien une certaine sincérité  » made in Brussels » qui est en ligne de mire.

Bars, caves, etc

Au Bar Dynamo, la quinzaine de variétés est servie uniquement à la pompe.
Au Bar Dynamo, la quinzaine de variétés est servie uniquement à la pompe. © DR

Il n’y a toutefois pas que les brasseries qui attestent de cette effervescence. Il faut aussi pointer une série de bars et de caves. Là aussi, c’est la capitale qui donne le ton. Sans revenir sur l’ouverture très significative du bar BrewDog, du nom de cette enseigne liée à une brasserie écossaise incarnant la plus belle réussite commerciale en matière de bières craft, il n’est pas inutile de signaler les différents établissements qui sont sortis de terre. A Saint-Gilles, c’est le Dynamo, un bar dit « de soif », qui impressionne avec sa quinzaine de variétés servies uniquement à la pompe. A Schaerbeek, le Barboteur se présente à la fois comme caviste et bar de dégustation. Ici aussi, les patrons, Sébastien et Jean-Thomas, font place à des soirées événementielles propres à cet esprit artisanal, celles que l’on nomme  » Tap Takeover », lors desquelles un brasseur s’empare des pompes de l’endroit pour y faire couler sa propre production. Sans oublier, à Ixelles, L’AubiEregiste, qui dresse un portrait de la mouvance artisanale en 80 à 85 étiquettes d’une pertinence absolue. Côté cavistes, deux enseignes se distinguent. Malting Pot, à deux pas de la place Flagey, propose quelque 250 références qui tournent constamment. De son côté, le beer shop du parvis de Saint-Gilles, Malt Attacks, décline growlers, bières belges et étrangères – tout particulièrement britanniques – mais également littérature thématique et kit de démarrage pour se lancer chez soi.

Beerstorming
Beerstorming© JORRIT MICHIELS
Bière: la révolution
© JORRIT MICHIELS

Dans la foulée, de nouveaux concepts naissent qui entendent démystifier cette boisson afin que tout un chacun apprenne à l’apprécier. A Braine-l’Alleud, c’est NovaBirra qui joue les éclaireurs (lire ci-dessous). Près de Mons, Antoine Malingret a repris une ancienne ferme familiale dans laquelle il vend les bouteilles qu’il aime et surtout les associe à la nourriture à la faveur de dégustations pédagogiques. Très didactique est également Beerstorming à Bruxelles. L’idée de ce projet novateur aménagé en un espace dégustation et une pico-brasserie ? Elle est résumée par la tagline du lieu :  » Seul ou avec des amis, participez à une séance de cogitation-dégustation-apprentissage afin de créer la bière de vos rêves, que nous brasserons directement ensemble sur place. » Quant à Antoine Lavis, qui a fait ses armes à Montréal, il se propose de débarquer chez les particuliers. Nom de code ? « J’irai brasser chez vous », tout logiquement.

(*) Cité dans Manifeste pour le vin naturel, par Antonin Iommi-Amunategui, Les éditions de l’Epure.

3 questions à Emanuele Corazzini, de Novabirra

Bière: la révolution
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Emanuele Corazzini, un ingénieur du son belge reconverti dans l’orge et le houblon, a été le premier à proposer des ateliers afin d’apprendre à brasser. Rencontre avec un catalyseur.

Comment vous est venue cette idée ?

C’est en passant sept années aux Etats-Unis que j’ai attrapé le virus. J’étais à Brooklyn, paradis du DIY, cette approche qui consiste à fabriquer soi-même les objets que l’on consomme. La bière n’y échappe pas. Là-bas, il suffit d’entrer dans une librairie pour tomber sur 1,50 m de rayonnage qui vous explique les secrets du métier. De retour à Bruxelles, j’ai été frappé par l’opacité qui entourait un produit pourtant fer de lance du patrimoine gustatif national. J’ai mis sur pied NovaBirra, une structure dédiée au partage du savoir autour de cette thématique. La formule repose sur une journée d’apprentissage théorique, une autre de brassage proprement dit – un brassin de 24 litres – ainsi qu’une mise en bouteille qui s’effectue environ quatre semaines plus tard.

Avez-vous le sentiment de jouer un rôle de catalyseur au sein de la mouvance craft en Belgique ?

Oui, je le pense. Quatre bières nées chez NovaBirra sont désormais sur le marché : Li P’tite Gayoûle, la Non Peut-être, la Super Fresca et la Chatte, une bière villageoise. Au début, c’étaient plutôt des curieux qui venaient me voir, désormais j’accueille des gens qui font de véritables projets de reconversion professionnelle.

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Par ailleurs, vous brassez vous-même. Parlez-nous de votre dernière création ?

La Holy IPA a pour ambition de remettre de l’ordre dans la confusion actuelle qui règne autour de ce style de bière. Une IPA moderne répond à certains critères trop souvent négligés par opportunisme commercial : une couleur qui se situe entre le blond doré et l’ambré foncé, un volume d’alcool compris entre 6 et 7 %, la présence de houblons aromatiques, le fait de ne pas pratiquer une refermentation en bouteille… C’est précisément tout ce que j’ai veillé à faire pour remettre les pendules à l’heure. « Holy » est à comprendre ici comme « sacro-saint », elle est conçue dans les règles de l’art.

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