Bière: la tendance est à l’amer

© DR
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

L’amertume a désormais la cote auprès des amateurs. Dès lors, un nombre croissant de brasseries s’engouffrent dans cette brèche particulièrement prometteuse en termes d’image. L’amer, le nouveau goût du jour ?

« Bitter is the new sweet » – « L’amer est le nouveau sucré » -, la phrase est aujourd’hui sur toutes les lèvres des gourous du marketing. Dans un marché qui a longtemps juré que par le sucre, l’amer sonne comme la promesse inespérée d’un renouveau. Fer de lance de la promotion de cette saveur qui heurte pourtant certains palais, la bière s’affiche comme un produit dont les racines sont historiquement liées à l’amertume.

Il en est ainsi de la célèbre India Pale Ale (IPA) – pour n’évoquer que cet exemple – créée par les brasseurs britanniques afin de désaltérer l’Armée des Indes. Fortement houblonnée – pour rappel, c’est le houblon qui confère arôme et amertume à la bière – en vue de supporter les longs voyages par mer sous des climats chauds, l’IPA fait figure de référence pour de nombreux brasseurs actuels.

INDICES IBU ET EBU

Indices tangibles de l’engouement généré autour de cette nouvelle voie gustative : le EBU (European Bitterness Unit) et le IBU (International Bitterness Unit) (photo ci-contre) qui servent à quantifier l’amertume, d’une manière fort proche, en usant d’une unité de poids par million d’isohumulones (NDLR : alpha-acides à la saveur amère). En clair, plus l’IBU ou l’EBU est élevé, plus la bière est amère.

Depuis peu, une nouvelle génération de consommateurs – pour qui cette mesure est capitale – a vu le jour. Pour elle, un Orval – dont l’IBU est d’environ 28 – constitue une sorte de seuil en dessous duquel la dégustation ne vaut pas le détour. Cette attitude plutôt radicale surprend quand on sait que les pils les plus vendues en Belgique ne dépassent pas les 10 IBU. Jacques, un amateur croisé lors d’une dégustation, commente : « Ces nouveaux amateurs de bière ont un impact sur le marché, ils tirent les IBU vers le haut. Certains brasseurs élaborent des produits – rien que pour leur plaire – sur lesquels ils font figurer le nombre d’unités. Plus l’IBU est élevé, plus la bière possède une image « zéro compromis » et « puriste » qui attire d’autres consommateurs via les réseaux sociaux. Ces derniers temps, on a pu voir des bières qui dépassaient les 100 IBU. À mon sens, c’est n’importe quoi ».

Face à cette spirale de l’amertume, un expert comme Christophe Gillard du magasin arlonais Mi-Orge Mi-Houblon en appelle à la raison : « Il faut garder la notion d’équilibre. Celle-ci doit rester un pilier. L’amertume c’est bien mais ça peut également avoir ses travers. Un bon brasseur sait qu’il ne doit jamais perdre de vue la globalité du goût ainsi que sa constance. »

L’AMER À BOIRE

La folie de l’amertume ne serait-elle que le fait de quelques allumés du houblon ? Pas vraiment. Pour preuve, une enseigne grand public comme Delhaize a lancé il y a peu, trois nouvelles bières emblématiques de cette montée en puissance. Présentée en série limitée au début de l’année 2013, la gamme Xtreme Hop s’est taillé une place de choix en supermarché. Le pitch ? « Trois bières brassées de la même façon mais contenant chacune une variété de houblon caractérisé par un arôme prononcé et/ou une teneur très élevée en matières amères : Citra, Sorachi Ace & Colombus », commente-t-on du côté de l’enseigne au lion. A titre d’exemple particulièrement révélateur, la bière brassée à base de Colombus, une variété relativement jeune d’houblon américain, affiche un EBU de 75… du jamais vu en grandes surfaces. Le tout pour des notes de dégustation « terriennes et épicées, parfois résineuses avec des notes d’agrumes ».

Autre fait révélateur, le lancement en 2007 par le groupe Duvel-Moortgat de la Tripel Hop, bière chargée en houblon à l’amertume prononcée – aux alentours de 44 IBU – qui contribue à faire évoluer l’image de la brasserie davantage dans l’esprit actuel.

Avant que ce réel engouement pour l’amertume ne se déclenche, quelques microbrasseries s’étaient déjà lancées dans l’aventure avant les autres. Il en fut ainsi pour la Brasserie de la Senne – emmenée par Yvan De Baets et Bernard Leboucq – pour qui l’amertume a toujours représenté une forme de résistance au système. « Nous avons commencé à brasser dans des casseroles pour sustenter notre soif d’amertume, explique De Baets. Depuis les années 1950, l’industrie agroalimentaire s’est rendu compte qu’en ajoutant du sucre dans nos aliments, elle allait parler à un de nos instincts les plus irrépressibles. Dans ce contexte, il fallait que certains résistent à cette standardisation du goût en faisant la promotion des goûts acquis – l’amer, l’acide… – au détriment des goûts innés – le sucré et le gras. »

Parmi les pionniers de l’amertume, impossible de ne pas citer la brasserie De Ranke à Dottignies. Nico Bacelle et Guido Devos, les deux fondateurs, ont été les premiers à oser, à la fin des années 1990, un IBU de 65 unités avec leur XX Bitter. Fabriquée à base de malt pâle et d’un grand nombre de cônes de houblon – de type Brewers Gold et Hallertau -, cette bière a été historiquement la première en Belgique à renouer avec une authenticité amère, celle d’avant le sucre et la « société de consolation ».

www.brasseriedelasenne.be

www.deranke.be

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content