Chablis, terroir minéral

© Michel FERCHAUD
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

La minéralité du vin serait-elle une invention française? Enquête à Chablis, appellation qui hisse haut l’étendard du minéral.

On connaît l’adage selon lequel « pierre qui roule n’amasse pas mousse ». Ce dont on a moins conscience, c’est que depuis quelque temps, elle amasse le blé. Ça se passe près de chez vous, dans la boutique de votre caviste préféré, ou même au bout du monde : la « minéralité » est le nouveau sésame qui délie les bourses et remplit les caves. Même les supermarchés s’y mettent dans lesquels on peut aujourd’hui croiser des coffrets « émotions minérales »…

Exit le « boisé », précédent mot magique du marketing vineux, dont les excès ont saturé jusqu’aux papilles du grand public, l’heure est désormais au « minéral ». Il faut dire que le mot sonne bien et qu’avec son corollaire de « pureté », il n’a pas son pareil pour alimenter le fantasme.

En revanche, les choses risquent de se compliquer si vous demandez au caviste en question de s’expliquer sur la notion. Il y a fort à parier qu’il bredouillera un argumentaire embarrassé dans lequel, s’il n’est pas trop mauvais, vous pourrez distinguer des formules comme « notes iodées » ou « côté salin ». Toujours est-il que, de retour à la maison, ce sera à votre tour d’être mal à l’aise quand il s’agira de vous improviser avocat de la cause minérale face aux regards sceptiques de vos invités.

La question mérite donc d’être posée : qu’est-ce que la minéralité? S’agit-il d’une invention française comme l’avançait par provocation un journaliste australien ou encore de « sous-maturité » comme le dénoncent les plus réticents ? Pour y répondre, rien de tel qu’un détour par un terroir consacré « 100% minéral » par de nombreux amateurs : Chablis. De la coopérative aux grands pontes de l’appellation, tentative d’explication d’une notion ouverte.

Le monde du Kimméridgien

Si le bureau de promotion des vins de Chablis revendique le slogan « L’expression cristalline d’un terroir », ce n’est pas seulement par goût de la formule qui marque. C’est avant tout parce le Chablisien fait valoir une histoire géologique particulière. Une histoire qui remonte au Kimméridgien, une ère du Jurassique Supérieure, ce qui implique d’emprunter les couloirs du temps pour un voyage de 150 millions d’années.

Tout porte à croire qu’à l’époque Chablis était recouvert par la mer. Pour preuve, le vignoble regorge aujourd’hui encore de sédiments marins : petites huîtres fossilisées, les Exogyra virgula, et ammonites, des mollusques céphalopodes disparus depuis des lustres. Pour beaucoup, c’est ce substrat géologique, composé de calcaires et de marnes, qui serait à l’origine, en plus du climat et de la position septentrionale, de la grande finesse des vins de Chablis et, partant, de sa minéralité. Ceci d’autant plus que Chablis est le seul endroit au monde où cette composante kimméridgienne croise le cépage blanc mythique de la Bourgogne, le Chardonnay.

Formateur accrédité du BIVB, Éric Szablowki organise des lectures du paysage chablisien afin de permettre à tout un chacun de s’initier à la diversité de ce vignoble qui s’affiche pourtant homogène au regard profane. Comme il l’explique en sillonnant les vignes dans sa Citroën 2 CV bleue, le panorama de 5000 hectares dissimule une mosaïque de parcelles qui déploient quatre niveaux d’appellations : Petit Chablis, Chablis village, Chablis Premiers Crus – qui compte 79 sous-climats (1) regroupés sous 17 climats principaux – et, au sommet de la pyramide, les très prisés Chablis Grands Crus – 7 climats répartis sur 104 hectares.

« Chablis est un condensé de particularismes, en cela il est très bourguignon », avance le spécialiste. Le tout faisant valoir des expositions différentes et des zones géologiques variées qui ont données naissance à des climats, des sous-climats et des lieux dits – ces derniers relevant du cadastre plutôt que, comme les climats et les sous-climats, de qualités organoleptiques particulières. À cela, on ajoutera une distinction entre la « rive gauche » et « rive droite » tracée par le Serein, un affluent de l’Yonne, qui coupe l’appellation en deux. Cette ligne de partage n’est pas sans incidences majeures.

Depuis les hauteurs du climat « Côte-de-Lechet », Szablowki pointe un doigt vers le village de Chablis et la prestigieuse rive droite qui le domine de la tête et des épaules. « Ce qui est frappant vu d’ici, c’est qu’il n’y a aucune vigne plantée dans la plaine, on doit ça aux cisterciens qui ont appris à ruser avec le Septentrion à force d’entêtement », explique le formateur. Lyrique quand on le lance sur le sujet de la minéralité, il se lance dans une défense et illustration de la notion: « On peut distinguer deux grands types de minéralités. L’une est iodée, l’autre s’approche de la pierre à fusil, du silex. Je dirais que sur la rive gauche, les crus sont terriens et correspondent donc au deuxième cas de figure. Sur la rive droite, il y a quelque chose de solaire, d’aérien, cela renvoie à une minéralité iodée, j’aime parler du souffle de minéralité de la rive droite » commente l’oenologue. Plus loin, il s’extasie sur la taille chablisienne des vignes « qui va chercher le sol », à ses yeux, une preuve supplémentaire de connexion profonde avec le terroir.

Guillaume Gilcqueau-Michel du domaine Louis Michel et Fils possède également son idée sur la question.  » Prenez deux bouteilles d’eau. Hépar, par exemple, qui est très minérale, et Evian. La minéralité est la différence entre les deux, soit la salinité qui se dégage de l’Hépar. Cela dit, c’est de l’ordre du ressenti car je défie quiconque de trouver une molécule de minéralité », explique celui qui a quitté sa vie parisienne pour se consacrer au vin. Cette énigmatique minéralité est l’horizon des vins de la maison. « Depuis 1969, mon grand-père à fait le choix d’une vinification en cuve. Nous nous inscrivons aujourd’hui encore dans cette lignée car nous estimons que la cuve en inox est idéale pour les vins de Chablis qui se distinguent par une fraîcheur et une grande tension. Il est crucial que nous gardions cette typicité qui tranche par rapport aux chardonnays opulents de la Côte d’Or », précise le trentenaire devant un verre de Chablis 1995 1er Cru Les Monts Mains.

D’autres échos

Au fronton du temple Chablis, le nom d’un vigneron culmine : Vincent Dauvissat. Dans sa cave où s’alignent les feuillettes – des fûts de chêne de 132 litres propres à Chablis -, ce vigneron converti à la biodynamie rend à César ce qui appartient à César.  » La combinaison kimméridgien-chardonnay est une chance incroyable pour Chablis. Nous devons tout mettre en oeuvre pour préserver cette typicité unique », analyse-t-il. Né au-dessus de la cave où il parle, Dauvissat est en totale symbiose avec un terroir qui est celui de ses ancêtres. Interrogé sur la minéralité, il apporte des précisions intéressantes:  » Il existe deux versants à la minéralité. Le premier est olfactif, il s’agit d’arômes de cailloux chauds, d’huîtres, de pétards et d’odeurs marines. L’autre est tactile, c’est une sensation dans la bouche, une sensation qui peut-être crayeuse mais également vive, incisive comme une lame de rasoir.

La minéralité c’est ce qui apporte la profondeur au vin de Chablis. Grâce à elle, un vin de 12% de volume d’alcool possède la même longueur qu’un autre qui en fait 14″, précise le vigneron en débouchant un Premier Cru Sécher 2011. Le liquide versé transcende les mots, l’impression qui domine est celle de boire une eau de roche, de « sucer le caillou » comme on dit par ici.

Emblématique d’une nouvelle génération, Thomas Pico appartient à la frange de ceux qui secouent Chablis. Fidèle à une vision sans compromis du vin, il a repris à son compte une partie du domaine paternel. Ses flacons commercialisés sous le nom Domaine Pattes Loup se sont fait une belle réputation en 8 ans. La première initiative de Pico a été de renouer avec le sol en se convertissant à l’agriculture biologique. Ce n’est pas le seul élément qui fait de lui un franc-tireur de la vigne. Plutôt que de se contenter des analyses des laboratoires pour déterminer la date des vendanges, il soumet également les pépins et les raisins à ses papilles. Résultat des courses, il est parmi les derniers à vendanger. Ce qu’il gagne en maturité, il ne le perd pas en tension : ses Chablis terminent leurs sucres, faisant valoir droiture et profondeur. Avec beaucoup d’humilité, Thomas Pico avoue ne pas savoir ce que recouvre exactement le terme « minéral » mais son expérience le lui fait associer à une certaine persistance.

Si le terme de « coopérative viticole » peut avoir une connotation péjorative dans l’esprit de certains amateurs, il n’en va pas de même pour La Chablisienne qui réunit les vignerons depuis 1923 sous la bannière de l’excellence. Hervé Tucki, ambassadeur la coopérative, explique les raisons de cette qualité par une formule « quand on produit 25% d’une appellation, on se doit d’être une vitrine irréprochable ». L’homme avance sa vision de la minéralité : « Je préfère parle de minéralités avec un « s ». C’est un arbre avec des branches qui ne se ressemblent pas. Il existe une minéralité calcaire qui donne une sensation crayeuse en bouche, une minéralité salivante qui évoque le beurre salé, une minéralité épicée entre le sol et le bois, une minéralité iodée à rapprocher d’une plage envahie par le varech… »

Le dernier mot de ce concept pour le moins ouvert ? Il revient à Jordi Ballester, enseignant et chercheur à l’université de Bourgogne. « Malgré le flou autour de la définition de la minéralité, il semble que les vins de Chablis soient de bons représentants de cette notion… mais en l’état actuel des recherches on ne sait pas exactement de quelle manière. Certes il existe des dérives commerciales, elles ne doivent cependant pas faire tirer un trait sur le concept, il y a encore beaucoup de choses à apprendre. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a plusieurs minéralités et qu’elles peuvent être expliquées par la culture et l’expérience des dégustateurs. Personnellement, je n’utilise pas beaucoup le terme « minéral » quand je commente un vin car je sais qu’il y a des chances que je sois mal compris ».

(1) Un nombre avancé par Sylvain Pitiot et Jean-Charles Servant dans « Les Vins de Bourgogne », 2010, Collection Pierre Poupon.

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