Champagne Dom Pérignon, ou l’effervescence décodée

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Dom Pérignon levait le voile, au printemps, sur son dernier millésime en date : le Vintage Blanc 2005. En filigrane ? Le premier chapitre d’une collaboration unique entre deux personnalités exceptionnelles, le chef de cave Richard Geoffroy et le cuisinier-encyclopédiste Ferran Adrià.

On le sait, rien de tel que la bouille d’un chef apposée sur un plat préparé ou un produit alimentaire pour en asseoir la crédibilité. La ficelle est usée jusqu’à la corde par les publicitaires. Eric Fréchon – aux fourneaux de l’Epicure, au Bristol à Paris – clame ainsi son amour pour le beurre Président ou, plus proche de chez nous, Audrey Lenoir – ancienne candidate de Masterchef – cautionne l’enseigne Delhaize. Désormais, cette démarche est poussée beaucoup plus loin : la haute cuisine vient au secours de toute entreprise en manque de notoriété. Ce phénomène porte un nom, « foodketing », soit un mot-valise résultant de la contraction de « food » et de « marketing ». Définition ? Quelque chose comme « utiliser l’image positive de la gastronomie actuelle pour susciter une demande, une pulsion d’achat, avérée ou encore latente ». C’est que les cuistots de renom sont partout et squattent mieux que personne la lumière des projecteurs. Adulés par les médias, ils sont l’assurance d’une large visibilité. Dans l’imaginaire contemporain, ils sont perçus comme des artistes cotés ayant acquis une valeur et un poids inédits. Pour qualifier leur travail, ne parle-t-on pas, à l’instar d’un tableau de peintre, de signature ? Une réalité qui transparaît à travers l’expression « plat signature » caractérisant une création qui cristallise tout à la fois le savoir-faire et la sensibilité de celui qui l’a imaginé. Des exemples ? Il n’en manque pas. Ainsi de Blancpain qui aime se présenter comme « horloger des chefs et chef des horlogers ». Le tout pour un engagement que le fabricant suisse poursuit à travers ses relations privilégiées avec les plus grands étoilés du monde, ses associations à des concours culinaires tels que le Bocuse d’or, ses partenariats avec Relais & Châteaux et The Leading Hotels of the World ou encore la rédaction de son magazine les Lettres du Brassus. Mais l’on pointera également Microsoft s’appuyant sur Cyril Lignac, à la tête de plusieurs belles adresses parisiennes, pour lancer son Windows Phone ou Volvo recrutant le multi-toqué Marc Veyrat pour vanter les mérites de ses moteurs hybrides.

MESSE ULTRACONTEMPORAINE

Démonstration encore, à Barcelone, en avril dernier… Ce jour-là, des journalistes sont venus des quatre coins du monde pour assister à la présentation du dernier millésimé, 2005, du « roi des champagnes » comme le surnomment les Chinois. Dom Pérignon entend frapper fort, car ce millésime voit le jour tout juste trois cents ans après la mort de Pierre Pérignon, le célèbre moine auquel la marque doit ce goût pour l’innovation et surtout cette double invention cruciale : la prise de mousse et l’art de l’assemblage. « Un tel ancêtre se mérite », confesse Richard Geoffroy, chef de cave de la maison, qui n’a de cesse de cultiver la singularité du breuvage qu’il élabore. Depuis vingt-cinq ans qu’il préside à l’effervescence de cette griffe pas comme les autres, l’expert n’a eu qu’une obsession, celle de « transformer une matière vivante unique, le raisin, en une oeuvre pérenne ». Pour ce faire, cet oenologue-mage, doté d’une faculté peu commune de ressentir les choses, a multiplié les collaborations. Le designer australien Marc Newson, la fondation Andy Warhol, le cinéaste David Lynch, le plasticien Jeff Koons, la créatrice de mode néerlandaise Iris van Herpen… autant de concepteurs prestigieux qui ont déposé au mieux leur génie, au pire leur savoir-faire, devant ce monument champenois.

Cette fois, Richard Geoffroy s’est mis en quête d’une expérience plus vaste. De manière très symptomatique, il a fait appel pour cela à l’Espagnol Ferran Adrià, qui a fermé les portes de son fameux restaurant, El Bulli, en 2011. Ayant déjà travaillé avec le maître de Roses en 2009, Geoffroy a cette fois suscité un projet sur le long terme, soit trois ans. Ce qui représente une éternité dans un monde aussi versatile que le nôtre. Et c’est justement pour laisser entrevoir le premier jalon de ce grand oeuvre, résultat d’un trimestre de recherche, que la presse a été conviée dans la capitale catalane au printemps. « Le but de ce premier temps fort est d’élever la dégustation du millésime 2005 à un niveau jamais atteint », claironne fièrement le vinificateur d’Hautvillers.

C’est donc une mise en scène aux contours quasi religieux qui se charge de hisser la dégustation du Vintage Blanc 2005 vers des sommets. Elle débute par un défilé en musique, un étrange adagio souligné par des percussions africaines. Chacun des participants marche vers une des quarante tables alignées à la perfection sur lesquelles se trouvent un verre et une bouteille de la cuvée célébrée. Soudain, des cloisons en forme de vagues s’abaissent. La découverte, qui était au départ collective, prend des contours intimes. Ce face-à-face a des allures sacrées, un vrai recueillement. Ainsi s’ouvre This is not a dinner, expérience-repas dont le contenu est signé par le maître de la cuisine moléculaire. Un miracle en soi dans la mesure où celui-ci ne s’est plus trouvé derrière les fourneaux depuis 2011. Son retour s’effectue en force, Ferran Adrià a mis vingt-neuf petits plats dans les grands, ses fameux « snacks » comme il les appelle. Divisé en quatre chapitres – Minéralité, Intensité, Seamless, que l’on peut traduire par « sans couture », et Harmonie -, ce menu déstructuré, fait d’impressions fulgurantes, traduit en sensations gustatives les qualités du champagne millésimé. Olive façonnée par sphérification inverse – une technique permettant de gélifier sous forme de bille n’importe quel ingrédient, elle se distingue par une explosion en bouche -, oreilles de lapin frites, huîtres accompagnées de noix et d’algues, feuilles de mangue croquantes et souci comestible… La succession des mets, à laquelle répond un décor évolutif, touche à une autre dimension, savante et incroyablement rigoureuse.

TANDEM DE POINTE

Serait-ce d’un simple artifice marketing dont il s’agit dans cette collaboration ? Si cette dimension ne peut être niée, il apparaît par ailleurs que ce joint-venture d’un genre nouveau transcende les catégories publicitaires habituelles. Pourquoi ? Cela tient avant tout aux deux personnalités mises en présence. Ferran Adrià, pour sa part, n’a plus rien à prouver. Il est aujourd’hui à la tête de l’elBullifoundation qui refuse tous les partenariats commerciaux. Ce laboratoire 2.0, financé en fonds propres, n’a qu’une ambition : la connaissance de la chose gastronomique. Pour ce faire, Adrià a mis au point une méthode – Sapiens – dont le but est de déconstruire de manière exhaustive ce qu’elle entreprend d’étudier afin de pouvoir en comprendre les mécanismes. Ce programme peut également être perçu comme un observatoire unique, un Big Brother. Ainsi, dans le cas de Dom Pérignon, le moindre tweet avec le hashtag « Dom P » est analysé par l’équipe en place. C’est exactement cela que le label est venu demander au Catalan : l’aider à mieux se connaître, à ne plus perdre une miette de lui-même pour dégager des possibilités créatives. La réponse formulée par le cuisinier se nomme Dom Pérignon Decoding, elle a pour ambition de combler des vides aussi béants que laissent entrevoir des questions telles que : « comment communiquer sa philosophie ? », « comment celle-ci est-elle comprise par le consommateur ? », etc.

Si l’ancien propriétaire d’El Bulli a accepté la demande qui lui a été faite, c’est comme il le dit, « uniquement parce qu’il s’agit de Richard Geoffroy ». Il est vrai que le chef de cave possède une personnalité à part. Il l’a déjà montré dans le passé, lui à qui l’on doit l’approche Dom Pérignon OEnothèque. Au contraire des millésimés qui vieillissent en cave après avoir été dégorgés (cette étape consiste à provoquer l’expulsion du dépôt de levure présent dans le col de la bouteille sous l’effet de la pression interne), cette gamme chemine dans les couloirs du temps, sans subir ce procédé. Le liquide reste donc en contact avec les sédiments contenus dans les flacons, ce qui change tout au niveau de l’expression aromatique.

Geoffroy entretient en fait un rapport particulier à la temporalité. La meilleure preuve en a été livrée il y a peu par le philosophe Michel Onfray lui-même. Interviewé par François Busnel lors de l’émission La Grande Librairie, l’auteur du Ventre des philosophes expliquait combien il avait été impressionné par ce vinificateur. En cause, sa description d’un millésime, celui de 1921, au cours de laquelle chaque mot utilisé aurait pu convenir pour décrire le père de l’intellectuel français. C’est cette remarquable capacité à toucher le « zeitgeist », l’esprit d’une époque traversant tous les êtres vivants – du vin aux hommes – à un moment donné, qui confère à Richard Geoffroy son talent. Les éléments de connaissance mis à jour par Adrià devront donc permettre à son binôme de mesurer le potentiel d’une année avec encore plus d’acuité et d’afficher un élan créateur afin de « transformer l’éphémère en pérenne ».

PAR MICHEL VERLINDEN

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