Exode urbain: Rencontre avec ces restaurateurs qui quittent les villes
Ils sont de plus en plus nombreux, chefs et acteurs de la scène food, à s’installer en milieu rural. Inversant les flux et déjouant le gastro-centrisme urbain, cet exode couve un nouveau feu culinaire.
Le 4 février 2006, un rêve devient réalité pour Hervé et Catherine Bourdon. Avec l’océan pour témoin muet, ils inaugurent leur Petit Hôtel du Grand Large sur la «marina» – un bien grand mot – de Portivy. Les contours de ce port de plaisance de poche, seul abri pour bateaux ponctuant la fameuse Côte sauvage de la presqu’île de Quiberon, le couple se les est mentalement passés en boucle pendant des mois.
Un rêve de citadin? Sans doute. Après des années de travail dans une agence de publicité parisienne et des heures de voiture passées en slow motion sur le périph, ils ont décidé de larguer les amarres sans avoir forcément conscience de tout ce qui les attend. Cette Bretagne qu’il fantasme et aime déjà, le tandem va apprendre à la protéger, à la pérenniser et à comprendre ses richesses au travers des produits de son terroir.
Une cuisine qui s’enrichit
Les débuts sont timides mais sincères: un éleveur de chèvres en bio par-ci, un fabricant d’andouilles artisanales par-là, un mareyeur consciencieux ailleurs. Mais plusieurs rencontres les nourrissent et les font grandir. Hervé découvre par exemple le travail d’Yvon, un résistant qui perpétue, burin et marteau à la main, la tradition du pouce-pied, ce crustacé à l’allure primitive. Au fur et à mesure, la palette des saveurs et des textures s’enrichit.
Dans la foulée, il fait également la connaissance d’un pêcheur féru d’ikejime, une pratique d’abattage consistant à neutraliser le système nerveux des poissons et donc à réduire le stress des animaux. L’impact sur la cuisine est direct, les chairs sublimées vont de pair avec une mâche prononcée et un goût puissant. Plus il en apprend sur le biotope qui l’accueille, plus le chef se sent responsabilisé par celui-ci.
Plutôt que travailler les poissons «clinquants» – bars, turbots, cabillauds… – qui agitent nos imaginaires formatés, l’ancien directeur de création signe des assiettes exhaussant «les méconnus», c’est-à-dire plie, mulet noir, aiguillette, chinchard et autre tacaud. Après la cueillette – nombril de Vénus, hélichryse, ciste marine… –, Hervé et Catherine passent à la vitesse supérieure en initiant des potagers désormais conduits par Amélie Pichonnet et Rory Longton – ils sont aujourd’hui au nombre de quatre sur une surface de près d’un hectare –, duo-clé garant d’un approvisionnement maraîcher autarcique.
Plus récemment, Catherine a poussé le bouchon encore un peu plus loin, estimant ce coin de Morbihan prêt pour le vin – du chenin, une sélection massale réalisée par la pépinière Bérillon, en biodynamie. Avec l’aide des vignerons ligériens Lise et Bertrand Jousset, l’équipe a planté deux parcelles de vigne sur une superficie d’un demi-hectare. Quand on questionne Hervé Bourdon sur son lien avec son environnement d’adoption, il est sans équivoque: «L’orthographe et la grammaire de la cuisine du Petit Hôtel sont, si je puis dire, endémiques, locales et vernaculaires. Jamais je n’aurais fait cette cuisine ailleurs. En fait, c’est ce territoire qui m’a fait. C’est une question de paysage, de biotope, d’environnement et de cette sensation merveilleuse d’exister au sein d’un cercle.»
Nouvelles auberges
Si Hervé et Catherine Bourdon font figure de pionniers français d’un retour à la terre, le mouvement n’a pas manqué de s’amplifier ces dernières années. Le meilleur exemple se glane du côté de Servon, près du Mont-Saint-Michel. C’est là, dans un ancien presbytère du XVIe siècle, que s’est installé, depuis fin 2019, le couple formé par Thomas Benady et Jessica Schein. Le binôme a laissé derrière lui Orties, son restaurant parisien, avec la volonté de «se rapprocher de la nature» mais aussi de «retrouver l’énergie nécessaire pour pratiquer une cuisine écologique pleine de sens».
Jamais je n’aurais fait cette cuisine ailleurs. En fait, c’est ce territoire qui m’a fait
L’Auberge Sauvage déploie une gastronomie ancrée qui fait la part belle au végétal sous toutes ses formes. Le menu unique imposé qui s’avance sous l’intitulé «cuisine française moderne» évolue en permanence, valorisant les produits locaux – maquereaux fumés, agneau de pré-salé, betterave cuite en croûte… En plus de s’être créé un réseau d’éleveurs et agriculteurs, Thomas Benady s’est dessiné un potager dans lequel il plante nombre de variétés d’herbes et d’aromates qu’il n’avait pas travaillés jusqu’alors. La cueillette sauvage est également au programme, qu’il s’agisse de prunelles, travaillées en lacto-fermentation, de salicorne, d’arroche ou encore de consoude. Le chef est formel: jamais il ne reviendra en ville.
Pas de doute, l’Hexagone a bien identifié cette mouvance de toques qui quittent tout pour s’installer en campagne, offrant souvent gîte et couvert dans le même temps. Le phénomène a été décrit dans un bel ouvrage, Nouvelles Auberges (*), cosigné par Victor Coutard et Anne-Claire Héraud. Le livre détaille à travers textes et images le renversement des flux qui s’opère. Désormais, ce sont les chefs qui vont aux produits et plus l’inverse, ce qui n’est pas sans bon sens écologique. Mis en contact avec les producteurs, les cuisiniers y gagnent aussi au niveau de l’inspiration: connaître la spécificité d’un produit permet de l’exprimer au mieux de son potentiel gustatif.
La fin d’un mythe
Pour Victor Coutard, il faut mettre fin à un mythe. «C’est difficile de bien manger dans la campagne française… c’est un tabou de le dire. Par «bon», j’entends savoureux, pas cher et inspiré par les produits locaux saisonniers. Il n’y a rien de pire que ces adresses qui se réclament des «spécialités régionales» ou toute autre dénomination d’«authenticité». La plupart du temps, c’est une technique culinaire qui est mise en avant plutôt que l’expression du terroir», raconte ce journaliste.
Ayant identifié une vague de nouvelles adresses nageant à contre-courant à la faveur de ses déplacements en régions, Coutard a pris acte des prémices – l’opus ne reprend que huit adresses – d’une reconnexion dont il lui fallait absolument rendre compte. «Si révolution de palais il doit y avoir, elle viendra de là, de ces chefs hors-venus qui se sont installés en périphérie pour inventer une nouvelle cuisine de campagne, précise-t-il. Pourquoi? Parce que les intéressés disposent d’espace et de temps, deux dimensions permettant la réflexion, l’expérimentation et la création. Sans compter qu’ils se donnent la possibilité d’évoluer dans un lieu avec beaucoup moins de contraintes qu’en ville où, en plus des nombreuses charges, la concurrence est féroce.»
Pour mieux le cerner, Coutard et Héraud pointent les «Dix commandements» de ce nouvel élan culinaire. Extraits choisis? «Les diversités des races et des espèces tu préserveras» ou «Des vins naturels tu serviras». Sans oublier l’éloquent «L’équilibre entre modernité et tradition tu trouveras» qui signale aux amateurs de nostalgie rance de passer leur chemin car si «Hier, c’était bien», ces chefs néo-ruraux sont la garantie que «Demain ce sera mieux».
Mise au vert belge
La Belgique n’est pas épargnée par cette lame de fond, jusque dans les plus hautes sphères gastronomiques. Ainsi de Christophe Hardiquest, dont le restaurant bruxellois est en mode pause pour le moment. Le chef de Bon Bon a choisi de faire souffler un vent de fraîcheur sur sa cuisine en s’installant sur le long terme derrière les fourneaux de l’hôtel-restaurant La Mère Germaine, à Châteauneuf-du-Pape.
«Si un chef veut garder de la créativité et une vision, il est absolument nécessaire de s’ouvrir à autre chose, explique-t-il. J’aime mon pays et ses produits mais ici en France j’ai découvert les meilleurs pois chiches de ma vie, les olives Lucques les plus délicieuses, je pensais savoir ce qu’était une pêche et en réalité… non. Cela a été une formidable leçon d’humilité et un terrible apport à ma cuisine. J’ai élargi mon imaginaire gastronomique de manière incroyable.»
L’ampleur du phénomène se mesure également auprès d’adresses plus modestes mais non moins géniales. Passés par des tables comme Bouchéry et Hortense à Bruxelles, Laëtitia Bogais et Cédric Lansival ont ouvert Botèye, un bar à cocktails proposant une sharing food à Spa.
«On travaillait dans la capitale mais on passait tous nos week-ends à Stavelot, la région d’où vient Cédric. Nous étions plein de questions car nous travaillions dans des établissements qui ne cessaient d’interroger le sens de la gastronomie. L’intuition d’ouvrir une adresse sur Spa pour nous rapprocher des produits s’est confirmée dès que nous en avons parlé autour de nous. Nous voulions creuser l’univers des alcools, plus opaque mais pas moins intéressant que le vin et la bière, tout en restant accessibles… raison pour laquelle nous proposons des assiettes à partager qui sont le fruit de nos collaborations avec les producteurs locaux», souligne le duo.
Celui-ci travaille ainsi avec l’Atelier Constant-Berger, un pressoir doublé d’une cidrerie et d’une distillerie à Battice, avec la micro-ferme du Bout du monde à Creppe, pour les légumes et les herbes, ainsi qu’avec Commanderie 7, la plus ancienne pisciculture du pays (Fourons).
Loin de la pression
En province de Namur, c’est le cas Basile De Wulf qui s’avère révélateur. Cet ancien de chez Bon Bon a construit lui-même son restaurant – le détail est important en ce qu’il révèle une volonté de sortir des schémas économiques asservissants –, en agençant containers et charpente en bois, sur le site de La Petite Campagne, une ferme doublée d’un magasin à Bovesse.
«J’ai habité Bruxelles pendant quelques années mais étant originaire de la campagne et issu d’une famille d’agriculteurs, je n’aurais jamais pu y implanter mon projet. J’ai besoin de place et d’air frais. Je ne me voyais pas non plus évoluer dans un contexte saturé de tables.» Qu’il s’agisse des agneaux de la ferme Censier, des volailles de la Ferme de Julien (Incourt) ou encore des légumes du Radis de Saint-Denis, De Wulf s’est constitué tout un réseau de fournisseurs à proximité.
Enfin, impossible d’évoquer le sujet sans parler d’Utopia, à Seraing. Là aussi, un duo, ayant quitté Bruxelles, est aux commandes. Il est composé de Benjamin Gaugué, un chef qui a enduré la discipline des maisons gastronomiques old school – «nettoyer la rue à 2 heures du matin parce qu’on a laissé tomber une grenouille en cuisine» –, et d’une jeune femme, Amina El Banouti, issue du secteur socio-culturel. Ils signent un restaurant aux contours d’utopie, fidèle en cela à l’intitulé choisi. Des préparations de haut vol se mêlent ici à des cours de cuisine pour enfants, des concerts, des ateliers et autres projets de potagers partagés. Dans le viseur? Renforcer le tissu social sérésien.
Les bonnes adresses
Le Petit Hôtel du Grand Large. Cette table qui fait corps avec son terroir, la presqu’île de Quiberon, a été récompensée d’une étoile Michelin en 2011 et d’une étoile verte supplémentaire en 2019.
Auberge Sauvage. Dans le département de La Manche, cette adresse à la cuisine exigeante se découvre comme un bol d’air et une salutaire parenthèse à la fureur des villes. Fooding d’Amour et étoile verte en 2002.
L’Auberge de Chassignolles. Le coup de cœur de Victor Coutard et Anne-Claire Héraud qui est à l’origine du livre Nouvelles Auberges.
La Mère Germaine. La nouvelle aventure française de Christophe Hardiquest dans une adresse mythique de Châteauneuf-du-Pape. Fermé à partir du 13 novembre, le lieu rouvre fin novembre pour un menu spécial truffes.
lameregermaine-chateauneufdupape.fr
Botèye. Le bar à cocktail gagné au locavorisme. En phase avec les questions qui travaillent la gastronomie, cette adresse propose breuvages et boissons exemplaires.
instagram.com/barboteye/?hl=fr
Basile Cuisine Gourmande. Basile De Wulf est partout: en salle, aux fourneaux, dans le potager, au conseil vin… et à la confection de la charpente qui abrite son restaurant adossé à une ferme.
Utopia. Cette adresse est une révélation cachée au cœur d’une rue anodine de Seraing. Préoccupations sociales, environnementales et gastronomiques s’y rejoignent.
Hors-Champ. Le chef Stefan Jacobs a quitté Bruxelles pour rénover une ferme du Brabant wallon. La table généreuse fait également place à des chambres et à un projet de boulangerie basée sur des cuissons au feu de bois.
(*) Nouvelles Auberges, par Victor Coutard et Anne-Claire Héraud, Tana éditions.
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