Comment la street-food est-elle devenue de plus en plus branchée (et s’est gentrifiée) ?

Streetfood Gastro
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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Tacos travaillés, baos bichonnés, pains saucisses sophistiqués… C’est désormais entendu: le fine dining dope sa créativité en pillant la street food. Coulisses d’un braquage à double sens.

C’est l’expérience gastronomique du moment. Son nom? Eliane. Passé de Dranouter à Gand et de Gand à Bruxelles, Kobe Desramaults est à n’en pas douter le chef dont l’inconscient culinaire restitue le mieux les attentes de l’époque en matière de gastronomie. Il le fait dans le cadre d’une adresse resserrée, 18 couverts au maximum, dont la configuration hésite entre le showcase et l’intimité du chez-soi.

Face au comptoir alignant six places avec vue imprenable sur les assiettes en train de se faire, on s’attend à un imposant fourneau dernier cri programmable au dixième de degré près. En lieu et place, un très modeste barbecue qui ne déparerait pas dans un «yatai», l’une de ces échoppes en plein air populaires au Japon. Bien sûr, il ne s’agit pas de n’importe quel modèle de grill portatif. Desramaults a opté pour une référence fabriquée à la main en terre de diatomée. Le combustible? Du très onéreux charbon de bois binchotan apprécié pour ne dégager que peu de fumée et atteindre des températures élevées.

Le tout participe d’un processus de cuisson-caramélisation imbattable: les grilles étant placées quelques centimètres au-dessus du charbon de bois, le jus des aliments s’écoule et s’évapore à la vitesse de l’éclair. Résultat? Cette vapeur imprègne le produit, un rouget inoubliable par exemple, en lui conférant une saveur à la fois rassurante – celle d’un dimanche en famille, voire d’une brochette dégustée sur le pouce dans une ruelle de Tokyo – sans être invasive. 

À tout moment la rue 

Ce retour à la street food, incarné par Desramaults, est loin d’être un cas isolé. Partout, des chefs s’approprient les techniques et saveurs de la cuisine de rue, réinventant ses classiques pour allécher un public en quête de nouvelles sensations. Toujours à Bruxelles, cette exploration du potentiel des cuisines populaires s’apprête à imbiber la nouvelle version d’Old Boy, adresse pionnière d’un second souffle de la cuisine asiatique.

Dans la perspective d’une réouverture prévue en mars prochain, le restaurant de John Prigogine et Xavier Chen a choisi de se recentrer. «Quand nous avons ouvert il y a six ans, nous avons décidé d’axer notre proposition autour du food sharing. Aujourd’hui, cette formule est partout, elle ne permet plus de se différencier», tranche John Prigogine. Si les assiettes à partager resteront une composante essentielle de la nouvelle formule, l’accent sera désormais mis sur plus de radicalité en cuisine, à l’instar de ce qui est pratiqué par des adresses londoniennes telles que Kiln, Som Saa ou Kolae. 

Pour préparer cette évolution, l’équipe d’Old Boy vient d’accomplir un voyage d’études en Thaïlande. Le programme? Il consistait en la fréquentation d’échoppes de rue et d’établissements de haut vol «pour appréhender de nouvelles manières de présenter les plats», tel Gaggan où Yannick Carr, le chef, a fait ses armes par le passé. C’est avec une vision encore plus précise que les protagonistes sont revenus de leur périple.

«L’un des plus grands changements va concerner la configuration de la cuisine. On va remplacer le petit barbecue portatif d’appoint que l’on utilisait par un vrai poste grill, un «open fire» digne de ce nom. Dorénavant il s’agira d’un foyer d’un mètre sur un. Cela va conférer une dimension très street à ce que nous allons envoyer», promet Yannick Carr.

Brochettes en folie

A quoi faut-il s’attendre? Sans hésiter à de très addictives brochettes Moo ping. Ces incontournables délices associés aux marchés de Bangkok alignent des morceaux de porc trempés dans une marinade sucrée-salée. «C’est déjà délicieux à la base, assure Carr, mais quand on utilise en plus du secreto iberico, alors on touche au sublime.»

Dans cet Old Boy très «flamme nue», les brochettes de rue occuperont une place centrale, elles prépareront les papilles des convives, qu’il s’agisse de porc, de poisson, de légumes ou de moules cuites à la vapeur, puis fumées et finalement caramélisées. Le chef et son équipe promettent également des soupes canailles, façon Gaeng Om, une sorte de curry liquide, et des saucisses spécialement calibrées par le boucher Wesley. 

Le robata, comme on appelle encore le «street grill» japonais, a également séduit une paire de chefs bruxellois doublement étoilés. Ainsi de Pascal De Valkeneer, au Chalet de la Forêt, ou Yves Mattagne qui, au lounge bar de la Villa Lorraine, s’en sert pour envoyer de fondantes côtelettes de chevreuil. Ce dernier ne s’arrête pas en si bon chemin, lui qui dans la foulée de l’épisode Art Club, un restaurant éphémère imaginé dans le cadre des Musées des beaux-arts de Belgique, a fait de ses burgers de ris de veau et de ses baos de poulet fermier sauce Hoisin des plats signature très prisés.

C’est mieux avec les doigts

Qui envisagerait ce recours intempestif à la street food comme une posture typiquement urbaine en sera pour ses frais. En Wallonie également, loin de Namur, Charleroi ou Liège, les mets avec ADN populaire ont tapé dans l’œil des chefs. Ainsi d’un Christophe Pauly dont nul n’est censé ignorer le Coq aux Champs à Soheit-Tinlot.

Le talent étoilé reconnaît avoir eu son imaginaire culinaire percuté par une échoppe indienne située sur la 5th Avenue à New York. «Moi qui associais assez facilement street food et malbouffe, j’ai été remis en question par une préparation qui posait des crevettes snackées sur une brioche, l’ensemble était lié par une mayonnaise légère et un mélange secret d’épices à tomber.» A la suite de cette révélation, Pauly s’est mis à réfléchir afin de pouvoir distiller des bribes de cette expérience dans sa cuisine.

Il précise: «J’ai compris que le registre de la rue permettait de décomplexer la gastronomie qui en a bien besoin. Dans cet esprit, j’ai imaginé une langoustine du Guilvinec grillée et laquée à la japonaise que j’accompagne de daïkon et d’anguille fumée sur une brioche. La préparation est proposée avec des couverts mais je recommande vivement de s’en passer pour la déguster car la perception est différente. Je m’en réfère aux frites qui ne sont jamais aussi bonnes que lorsqu’on les mange avec les doigts.» Dans la foulée, le chef propose également un autre écho à sa conversion new-yorkaise. Intitulé «Croque le cochon – Ail noir – Estragon», le mets associe pain de mie blanc maison, moutarde, estragon, mayonnaise à l’ail noir et lard confit 60 heures. Une «tuerie» de l’avis général. 

Même son de cloche au Gastronome à Paliseul, où Jean Vrijdaghs et Sébastien Hankard utilisent la street food pour «mettre les clients à l’aise». «Pousser la porte d’un gastro peut être intimidant. Dans ce contexte, un cromesquis, un bao ou un mini-burger doit être compris comme un clin d’œil. C’est une façon de dire que l’on possède tous des références communes», analyse Jean Vrijdaghs.

La street-food permet de décomplexer la gastronomie qui en a bien besoin

Cet univers partagé, le duo l’égrène au fil des amuse-bouches, série de mets condensés dans lequel le tandem met beaucoup de lui-même, qu’il s’agisse d’un très croustillant krupuk de polenta, tartare de veau au piment fumé ou même de délicieuses croquettes, dans l’esprit des pirojki russes frits, fourrées au fromage de la Bergerie d’Acremont et confit d’oignon. 

Street food d’atmosphère

Sous nos latitudes, le début de la street food remonte au début des années 2000. «C’est une mutation qui épouse les bouleversements liés à l’ère industrielle», explique Marcelle Ratafia, autrice du récent Culture Street Food: Histoires et recettes de la cuisine de rue. Elle répond de la manière la plus gourmande possible à la question «que fait-on pour manger quand on ne rentre pas chez soi?»

On notera que «street food» peut se comprendre de deux façons: «cuisiné dans la rue» et «à manger dans la rue». En Europe, c’est davantage la seconde définition qui s’impose, sans doute le signe d’une cuisine de la rue qui l’est moins pleinement qu’en Asie où elle englobe les deux facettes de l’expérience. Favorisée par l’augmentation des temps de déplacement et les crises économiques, la street food connaîtra une explosion en 2008. «C’est parti des Etats-Unis où des chefs ont compris que plutôt que se mettre des crédits à dos, ils pouvaient s’alléger la vie en cuisinant dans un camion», note Ratafia. 

Pour l’intéressée, la street food n’est pas à rapprocher de la malbouffe. «Ce n’est pas une fast-food, même si cette dernière s’est emparée des recettes de la rue. Ici, ce n’est pas le produit noble qui est au cœur de la cuisine mais le caractère nourrissant et le réconfort de l’instant, deux dimensions qui ont souvent partie liée avec le gras. Il reste que la cuisine de rue possède une vraie légitimité, ne serait-ce qu’en raison de l’immense créativité dont elle résulte», pointe l’écrivaine.

Un incubateur de créativité

Selon Marcelle Ratafia, la crise sanitaire a enfoncé encore un peu plus le clou de cette cuisine dans l’imaginaire des chefs. Avec leurs restaurants fermés, beaucoup d’entre eux ont dû ruser pour imaginer des formules compatibles avec les règles en vigueur. Tout cela a contribué à installer l’imagerie street food dans le paysage de la restauration. Et ce ne sont pas des enseignes comme Kodawari à Paris – un restaurant recréant les ruelles d’un marché aux poissons tokyoïte – ou le futur food court bruxellois Ratz (prévu pour septembre 2025) – dont le décor comprendra un marché flottant et des échoppes réduites à de simples réchauds à gaz – qui inciteront à penser le contraire. 

Inévitablement, des observateurs y voient une énième résurgence de l’appropriationnisme culturel. Ainsi de ce chef wallon qui préfère garder l’anonymat. «La street food est une expression brute, viscérale, d’une culture locale. Chaque plat, chaque échoppe raconte une histoire, celle des gens qui vivent dans les rues. L’amener dans une cuisine étoilée, la transformer en un objet de luxe, c’est effacer cette histoire, avec une interprétation aseptisée, déconnectée. Cette cuisine appartient aux marchés, aux trottoirs, là où elle vit et respire, et non aux salles de restaurant où tout est figé dans le marbre, s’insurge l’intéressé. Ce qui me dérange, c’est l’hypocrisie. On encense des chefs pour avoir «réinventé» un plat de rue qu’ils n’ont fait que copier sur des vendeurs qui le font depuis des décennies avec plus de sincérité. La street food est accessible, partagée, et non réservée à une élite.»

Cette cuisine appartient aux marchés, aux trottoirs, là où elle vit et respire, et non aux salles de restaurant où tout est figé dans le marbre. La street food est accessible, partagée, et non réservée à une élite.

Un lien bilatéral

Marcelle Ratafia, elle, ne souscrit pas à cette vision unilatérale, même si elle pourfend «le cynisme des chefs étoilés qui ouvrent des concepts street food pour le buzz.» Inutile de crier au hold-up: «Entre la rue et les grands chefs, il y a paradoxalement un lien. D’ailleurs, ces dernières années, en Europe, la street food n’a eu de cesse de s’améliorer. Globalement, elle n’est plus aussi rudimentaire que ce qu’elle était. C’est très vrai pour les kebabs qui traînaient une mauvaise réputation alors qu’aujourd’hui, la fierté de faire soi-même son pain ou sa broche est entrée dans ces établissements. Cette mutation a été possible parce que le discours des grands chefs, relayé par les émissions de télé puis les réseaux, a fécondé les mentalités. La société globale s’est intéressée à ce qu’elle mangeait, à la qualité des produits et à leur provenance. L’exigence du public est passée à la vitesse supérieure. Avant, on allait dans un «chinois», même s’il était vietnamien ou cambodgien; aujourd’hui quand on va dans un restaurant chinois, on veut savoir quelle est la province du pays qu’il met à l’honneur.» 

Marcelle Ratafia pointe aussi les grands perdants de cette nouvelle configuration. «Entre le snack street food de qualité et l’étoilé qu’on s’offre de temps à autre, c’est la catégorie des restaurants du milieu qui va trinquer. La bistronomie, par exemple. A Paris, c’est flagrant, où il n’y a finalement pas une grande différence entre des adresses street tarifées à 15 euros et des enseignes classique où un menu entrée-plat s’affiche à 20 euros.» 

Figure emblématique de la haute gastronomie wallonne possédant deux échoppes street food à Tour & Taxis – Korean Tiger et Sausage –, San Degeimbre a lui aussi son avis sur la question sur les rapports entre «la cuisine de la tête et celle du ventre» selon l’expression du chef français Mory Sacko. «La gastronomie de haut vol a tendance à intellectualiser l’assiette. Elle s’est rendu compte qu’il y avait aussi une demande d’immédiateté, de sensations directes, ce que le recours à la street food peut apporter. De plus, quand on cuisine 14 heures par jour, c’est une absolue nécessité que d’expérimenter, d’aller voir ailleurs pour continuer à s’amuser. Il reste que le rôle du chef gastronomique est entier, il lui revient de questionner cette matière, bien sûr en termes de qualité de produit, mais aussi quant à ses fondamentaux. Par exemple, le fait qu’elle soit trop axée sur les protéines animales, ce qui va à contre-courant de l’époque. Il est attendu du chef de voir plus loin, de travailler à sa végétalisation», conclut le patron de L’air du temps. Une vision qui incite à voir la cuisine comme une grande mosaïque à laquelle chacun apporte sa pierre. 

5 adresses qui bousculent les codes

Parce que la street food ne cesse d’inspirer et de se réinventer, voici cinq adresses où les classiques de la cuisine de rue prennent une toute nouvelle dimension.

  1. Old Boy (Bruxelles). Pour ses brochettes Moo Ping au secreto ibérico, aussi régressives qu’addictives. oldboyrestaurant.be
  2. Kline (Bruxelles). Pour ses yakitoris trop fondants laqués au rhum et au rutabaga, la cuisine de rue asiatique se tient ici entre le pouce et l’index.
  3. Villa Lorraine (Bruxelles). Pour ses baos au poulet fermier sauce Hoisin, une touche de street food au cœur d’un restaurant étoilé. lavillalorraine.be
  4. Coq aux Champs (Soheit-Tinlot). Pour son «Croque le cochon», un clin d’œil audacieux et ultra-gourmand à la street food marqué par du lard confit pendant 60 heures. lecoqauxchamps.be
  5. Le Château du Mylord (Ellezelles). Pour son churro de fromage de Herve, une «mortellerie» forestière boostée à l’écorce de pin et à la morille. restaurant-mylord.be

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