La viande contre-attaque

© ANAÏS LESY
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Mise au banc des accusés, la viande se réinvente durable et variée sous la pression d’enjeux écologiques et éthiques. Après avoir été menés en barquette par l’industrie, chefs, bouchers et citoyens remettent la main à la trancheuse.

Le steak de papa a vécu. L’inflation actuelle nous fait d’ailleurs mesurer le nouveau statut de la chair animale. Après avoir été une évidence alimentaire, elle accède désormais au rang de luxe, de privilège que l’on s’arroge sur le vivant. Deux raisons à cela. La première est d’ordre environnemental. Est-il encore besoin d’aligner les chiffres de la FAO (l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) pour réveiller les consciences? Celle-ci estime que l’élevage industriel serait responsable de 7,516 millions de tonnes de CO2 par an, soit 14% des émissions mondiales

. Le Worldwatch Institute considère quant à lui que l’impact est beaucoup plus important, soit 32,564 millions de tonnes de CO2, autrement dit 51% des émissions globales annuelles. Des chiffres repris dans le livre L’avenir de la planète commence dans notre assiette de Jonathan Safran Foer (Editions de l’Olivier). Selon l’auteur américain, il est devenu impossible de réfléchir à la question du dérèglement climatique sans interroger l’élevage intensif. Sans oublier de mentionner les dégâts «collatéraux» – dégradations des sols, diminution des ressources en eau potable, perte de biodiversité… – ainsi que l’incidence sur les questions de santé publique – cancers, AVC et autres montées en puissance des zoonoses, ces maladies incubées dans les élevages avant d’infecter l’homme.

L’élevage industriel serait responsable de 7,516 millions de tonnes de CO2 par an, soit 14% des émissions mondiales.

Animal, on est mal

La seconde motivation qui agit comme un frein à notre inextinguible soif de protéines se révèle être la question du bien-être animal. Les chiffres? Selon l’association française L214, le nombre d’animaux terrestres supprimés au bout des filières d’élevage en 2019 s’élèvait à 80 milliards. Là aussi, difficile de détourner le regard, de nombreuses organisations s’étant chargées de diffuser au grand nombre d’insoutenables images tournées au cœur de ces boîtes noires de nos civilisations que sont les abattoirs. Idem pour les modalités d’élevage industriel, qu’il serait plus opportun de qualifier de «production de viande», plus personne aujourd’hui n’ignore que dans les unités intensives le sort des animaux, des êtres que la science découvre chaque jour un peu plus sensibles et intelligents, est à proprement parler inhumain. Ils ne voient la lumière du jour que lors du transport qui les mène vers l’issue finale. Signe des temps révélateur de ce débat moral, ce questionnement percole jusque dans l’industrie du divertissement. La preuve? Okja, film disponible sur Netflix signé par le réalisateur coréen en vue Bong Joon-Ho, à qui l’on doit également Parasite, en forme de vibrant plaidoyer caractéristique d’une aspiration puissante: un monde dans lequel humains et animaux vivraient en harmonie.

Face à la problématique complexe qu’engendre la consommation de viande, deux réactions se font face. La première consiste à lui tourner le dos. Cette attitude interroge. Difficile de ne pas convoquer le philosophe italien Emanuele Coccia en la matière. Interviewé dans le premier numéro de la revue française En Mutation, il avait ces mots: «Ceux qui refusent la chair animale ne s’intéressent pas à la réalité, ils veulent juste soulager leur conscience afin de se soustraire à la culpabilité, et cherchent une forme de pureté de l’âme humaine. Or la pureté n’existe pas.» En face se trouve le camp ayant enfoui la tête dans le sable qui continue à consommer de la viande sans questionner sa provenance – plus de 90% de la viande disponible découle de process industriels qui débitent des animaux dont le statut est celui d’un «prolétariat rampant de l’élevage» –, ni s’attacher à réduire les quantités. Un impératif pourtant catégorique. Ceux-là se moquent d’ingérer un pauvre steak de vache laitière épuisée de son lait sur un coussinet absorbant, pourvu qu’il soit tendre. Le credo ne fonctionne que parce que les intéressés se tiennent à distance de la chaîne de production carnivore – un autre prolétariat se chargeant de la mise à mort à leur place – et qu’ils s’appliquent à minorer la souffrance animale. Loin des yeux, loin du cœur.

Voie tierce

Entre la pure abstinence et la consommation décomplexée, un troisième chemin se dessine avec de plus en plus de netteté. On évitera de parler de viande «heureuse» ou «éthique»… pour préférer avancer des mots tels que «durable» et «diversifiée». Tout porte à croire que c’est la juxtaposition des approches qui empêchera de remplacer un modèle triomphant par un autre, une impossibilité vu le nombre d’appétits à contenter à l’échelle de la planète. Ils sont d’ailleurs nombreux, chefs, bouchers artisanaux, éleveurs, artistes et intermédiaires, à vouloir inventer de nouvelles façons de consommer et de produire. Pour mieux circonscrire la mutation, il n’est pas inutile de faire un petit retour en arrière pour comprendre quand et comment l’histoire a dérapé.

Fils et petit-fils de chevillard, Marcel Biron évoque la situation agricole avant les années 60. «Dans les villages, presque tout le monde avait des animaux pour la consommation personnelle. Mon grand-père achetait des bêtes et les destinait au petit abattoir communal. La consommation de viande était réduite. On ne mangeait de la viande noble que le dimanche et le reste du temps c’était de la carbonnade et d’autres morceaux à bouillir pour le pot-au-feu», explique le sexagénaire. La suite se résume à une course vers la rentabilité, calculatrice à la main. Le secteur s’est concentré pour produire davantage, sans doute pour étouffer l’angoisse de la pénurie liée aux traumatismes de la guerre, et pas cher. Ce productivisme a convoqué la génétique (via la sélection), l’alimentation animale, la science vétérinaire et des techniques comme la stabulation au chevet de l’élevage.

Avec l’arrivée de la grande distribution, le mouvement s’amplifie. «L’intensification a gagné la nature de la viande elle-même, plutôt que du bœuf, plus long à préparer, c’est le taurillon qui a dominé sous la pression de la grande distribution, une chair moins persillée qui est devenue la norme», ajoute l’intéressé. De fait, le modèle s’est imposé de cette viande incolore, inodore et avec un peu de goût dont la tendreté, parfois suspecte, est aujourd’hui encore érigée par les ignorants comme un étalon de qualité. Parallèlement, la logique de concentration s’est amplifiée, entraînant les acteurs de la chaîne dans une course folle actuellement marquée par des épisodes répétés de crise sanitaire et des cadences d’abattage de plus en plus rapides – le fait qu’il n’existe plus que 25 abattoirs agréés en Wallonie est l’un des indices de ces forces centrifuges.

Manger n’est pas la pire forme de relation à l’animal qui puisse exister. Dans un contexte de responsabilité, cela peut être une réponse plus appropriée à la mort que l’incinération ou la mise en terre.» Elsa Maury

La résistance s’organise

En réaction à ce constat, en Belgique francophone, la mobilisation surgit de partout, parfois même d’où on ne l’attend pas. Ainsi d’une plasticienne comme Elsa Maury ayant signé en 2020 Nous la mangerons, c’est la moindre des choses, un documentaire sensible contribuant à faire bouger les lignes des représentations collectives en la matière. Le film invite le spectateur à adopter le point de vue d’une bergère. Elsa Maury d’expliquer: «Pour l’éleveuse, il est question d’une écologie particulière qui nécessite de trouver un équilibre entre la taille du troupeau et le milieu qui l’accueille. La mort de l’animal n’est alors pas une humiliation. Depuis cette perspective, je voulais montrer que manger n’est pas la pire forme de relation à l’animal qui puisse exister comme nous avons parfois tendance à le penser. Dans un contexte de responsabilité, cela peut être une réponse plus appropriée à la mort que l’incinération ou la mise en terre.»

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Cette question de la mise à mort travaille le milieu agricole. A l’instar de l’abattage mobile à la ferme encouragé par une récente étude de l’Université de Liège, des approches se développent prouvant qu’il est possible de se réapproprier le destin des animaux que l’on élève. Depuis 2018, un abattoir coopératif et participatif a vu le jour à Suarlée, près de Namur. Particularité? Il est adapté aux élevages de petite taille et en plein air. Cette structure permet aux éleveurs de s’occuper eux-mêmes de la mise à mort de leurs volailles. Y officie un artisan comme Quentin Ledoux de La Ferme du Coin2, à Sart-Saint-Laurent, qui considère comme primordial d’être la personne responsable de l’abattage de ses canards. Ce bio-ingénieur reconverti endosse de cette manière la responsabilité totale de son travail devant la société.

Et du côté des chefs aussi, les choses bougent. Trois axes sont privilégiés: la diminution des quantités – 200 grammes de protéines animales pour un 7 services chez Ivresse (Bruxelles), 90 grammes le 5 services chez Barge (Bruxelles) et à peine 80 grammes au fil du menu-dégustation de San Degeimbre (L’Air du Temps à Liernu) – mais également la proximité et l’achat par carcasse entière. Motivée par «la nécessité d’une traçabilité», l’équipe d’Ivresse avoue trouver aberrant que «la majorité des restaurateurs fonctionnent avec Rungis ou des centrales opaques». Côté portion, le parti pris est ici de considérer la viande «comme un condiment dans la conception d’une assiette» ainsi que d’«imaginer un plat au départ d’un coup de fil aux éleveurs». Ce contact direct favorise les prix doux. Autre avantage collatéral, «on reçoit beaucoup de morceaux sur l’os, ce qui est l’assurance de mener des cuissons gustativement plus intéressantes», détaillent Benjamin Rauwel et Quentin Szuwarski. Cette connexion directe est aussi une évidence pour Grégoire Gillard: «Cela stimule la créativité. J’établis un calendrier annuel des viandes qui détermine la tonalité de nos menus». Quand on évoque avec le chef de Barge la possibilité d’une gastronomie qui tirerait un trait sur la chair fraîche, la réponse surprend et dit la force des liens entrelacés entre la ville et le monde rural. «En tant que chef, j’y trouverais mon compte mais l’homme et le chef d’entreprise en moi n’accepteraient pas d’abandonner mes fournisseurs à leur sort.»

Cette volonté d’entretenir des relations étroites avec les éleveurs a donné naissance à de nouveaux intermédiaires. Vincent Pautré est de ceux-là. Il y a quatre ans, ce Normand de de 37 ans, installé à Bruxelles, a imaginé Beef Take. «Rencontrant des difficultés à trouver de la viande de qualité dans la capitale, je me suis mis à frapper à la porte de fermes wallonnes. J’ai alors retrouvé les sensations gustatives de mon enfance. En me liant d’amitié avec un éleveur, je me suis rendu compte que les deux bouts de la chaîne alimentaire ne parlent plus la même langue. J’ai alors imaginé une communauté pour reconnecter consommateurs, restaurateurs, bouchers et éleveurs.» Cette mise en relation prend entre autres la forme d’un système d’achats groupés agrémenté d’un échange physique avec les agriculteurs. «Les uns et les autres se rencontrent dans un restaurant et discutent librement sur la réalité de l’élevage, les problématiques du travail avec le vivant», précise le Français. Autre axe fort du projet, le savoir charcutier. Pautré d’expliquer: «Beaucoup de bouchers font faire leurs terrines et autres saucissons par des tiers. Ils le font car cela prend du temps mais il est crucial que cet art séculaire ne se perde sous aucun prétexte car il est né de la saine économie qui consiste à valoriser la totalité d’un animal. Avec Beef Take, nous proposons des KIT’Rillettes pour redonner le goût de la charcuterie faite maison aux consommateurs.» Dans la foulée, celui qui se définit comme «créateur de liens» propose également le projet «Quartier» qui «accompagne des restaurants et des associations de commerçants pour organiser des groupements d’achats entre professionnels et particuliers au sein d’un même périmètre urbain à Bruxelles».

Je me suis rendu compte que les deux bouts de la chaîne alimentaire ne parlent plus la même langue. J’ai imaginé une communauté pour reconnecter consommateurs, restaurateurs, bouchers et éleveurs.» Vincent Pautré

À contre-courant

Enfin, un panorama de ce secteur en pleine mutation ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas d’autres réponses formulées qui prennent l’air du temps à rebrousse-poil. On pense à Cuts, un concept de néo-boucherie comptant trois boutiques – deux à Paris et une à Bruxelles. Les lieux en question que Romain Séligmann, l’un des deux associés-fondateurs, présente comme «la boucherie de demain», font valoir des contours d’épicerie fine. Plus de comptoir et de billot pour la découpe mais de grands frigos alignant des morceaux choisis de viande sous-vide, «un mode de conservation idéal pour garder les qualités organoleptiques». «Nous importons des muscles entiers d’animaux élevés en plein air, issus à 98% de Black Angus d’Argentine, qui sont ensuite taillés en pièce en Europe, ce sont des viandes qui ont avant tout du goût, elles ne sont pas simplement tendres», commente ce trentenaire reconverti formé auprès d’un boucher-star parisien, Yves-Marie Le Bourdonnec. Pourquoi ce long détour par l’Argentine? Selon Séligmann, «parce que le mode d’élevage n’est pas possible sous nos latitudes, on parle de 10 hectares par animal». Quand on aborde la question de l’impact écologique, la réponse fuse: «Ce sont des animaux qui pendant deux ans se sont nourri du paysage et n’ont rien «coûté» à la planète. Certes, ils sont ensuite acheminés en bateau pendant 30 jours… mais la facture carbone est moindre que chez nous où une logistique importante est nécessaire.» Quid de l’abattage? Les animaux sont mis à mort dans de vastes infrastructures débitant 1 800 bœufs Angus par jour. Pragmatique, Romain Séligmann n’y voit rien à redire sachant que les bêtes ont vécu leur meilleure vie pendant deux ans et que la sélection opérée par Cuts assure une qualité de chair optimale. «Nous réservons les deux meilleurs grades de viande établis selon différents critères objectifs comme le taux d’engraissement et la conformation… ce serait impossible en Europe.»

Enfin, tout porte à croire qu’il faudra bientôt compter – il est question d’un horizon de cinq ans – sur la viande de culture. Si cette production en laboratoire heurte tous ceux qui valorisent le lien au terroir, elle interpelle en raison de son apport en protéines animales tout en répondant aux attentes d’une société réticente à la souffrance des bêtes. Les obstacles? Un savant cocktail entre prix, mentalités, autorisations auprès de l’Autorité européenne de sécurité des aliments et difficulté de diffuser ce modèle à une vaste échelle – raisons pour lesquelles les start-up engagées sur cette voie ne rêvent pas d’un grand remplacement mais envisagent plutôt «la viande propre» comme «un complément à la viande d’élevage».

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