Le parcours hors-normes du chef étoilé Yannick Alléno (+ 3 recettes)
S’il incarne une cuisine française moderne et d’exception, fort de ses huit étoiles au Michelin, le chef Yannick Alléno est aussi un grand voyageur, qui garde une affection particulière pour le Japon. Il nous livre son parcours hors normes, ainsi que trois de ses recettes métissées.
Couvrant 1600 mètres carrés sur les Champs-Elysées, le Pavillon Ledoyen figure parmi les temples de la gastronomie française. Chef propriétaire aux commandes de ce vaisseau amiral depuis juillet 2014, Yannick Alléno fait partie de ces cuisiniers multiprimés qui ne cessent de briller: trois étoiles à l’adresse parisienne, trois au Cheval Blanc à Courchevel, une au Stay, restaurant installé au 81e étage de la plus haute tour de Séoul baptisée Signiel… Quant au huitième macaron, il vient de lui être attribué en duo avec son jeune chef japonais Yasunari Okazaki pour L’Abysse, le comptoir à sushis ouvert l’été dernier dans le Pavillon Ledoyen. Sans compter deux autres tables prestigieuses, l’une à Marrakech, l’autre à Dubai.
La sauce n’est pas là pour valoriser le produit ni pour le masquer mais pour que les ingrédients dans une assiette fonctionnent ensemble.
C’est précisément à L’Abysse qu’il décide de partager un rapide déjeuner, assis dans ce décor dessiné par son épouse, la sculptrice Laurence Bonnel. Pour cette première collaboration avec son mari, celle-ci a misé sur une atmosphère aux tons chaleureux, traduite par les banquettes en velours rouge brique qui font face au bar en bois signé de l’artisan d’art Kostia. Elle a également convoqué plusieurs artistes. William Coggin a imaginé les murs rehaussés de corolles en céramique blanche, tandis que Tadashi Kawamata, Japonais installé à Paris, a utilisé 80.000 baguettes en bois qu’il a assemblées du sol au plafond, poursuivant son oeuvre dans le hall d’entrée et à l’extérieur de l’édifice.
« Je disposais de ce lieu sans vraiment le valoriser. Je voulais créer une offre gastronomique différente, parallèlement au 3-étoiles du premier étage. Les temps ont changé: notre clientèle cherche des endroits conviviaux, où passer un bon moment, sans le côté guindé qu’incarnent encore aujourd’hui les grandes maisons. Si on regarde la demande populaire de notre métier, on voit que le trio de tête des plats préférés des Français se compose de hamburgers, de pizzas et de sushis. Je ne me voyais pas servir ici les deux premiers. Le sushi bar s’est donc imposé. Nous chercherons toutefois toujours à atteindre l’excellence. C’est pour cette raison que j’ai fait appel à Yasunari, qui est allé à bonne école auprès de son père, grand maître de la discipline à Tokyo. »
Tout un art
Pour autant, Yannick Alléno ne s’est pas aventuré en terre inconnue. Au début des années 2000, il a passé cinq jours dans les cuisines d’un des plus illustres chefs japonais, lui-même triplement étoilé au Michelin. « Hachiro Mizutani est le fils spirituel du fameux Jiro, dont le sushi bar se trouve dans les couloirs du métro à Ginza. Ils ont travaillé de concert durant vingt-cinq ans. Chez lui, je dormais par terre sur le tatami, et chaque matin, je l’accompagnais au marché aux poissons de Tsukiji. Cela demande des années pour maîtriser l’art du sushi, choisir le bon riz, découvrir l’assaisonnement et la cuisson de celui-ci, apprendre à saler puis dessaler les poissons pour leur conférer une fermeté. » Ce n’est donc pas un hasard si le riz utilisé à L’Abysse fait l’objet de tous les attentions. « Nous nous sommes rendu compte que notre niveau d’exigence requiert un riz fraîchement poli. Mon fournisseur a donc fait venir la machine du Japon; il peut ainsi nous livrer chaque jour un produit transformé la veille. »
Le Français entretient une relation de longue date avec l’empire du Soleil levant. « Je m’y suis rendu pour la première fois en août 1988. Ce fut mon premier voyage à l’étranger. J’avais 18 ans et j’accompagnais mon chef du Royal Monceau pour un concours culinaire organisé au nord du pays, à Sapporo, sur l’île de Hokkaido. A l’époque, il fallait faire escale à Anchorage en Alaska, le voyage durait 24 heures. Moi qui ne connaissais que le chemin entre mon domicile en banlieue et les cuisines, voire la Lozère pendant les vacances, j’ai pris une grande claque culinaire; ce pays vous marque de manière indélébile, cela reste dans le sang. » Il y découvre à la fois les algues, le poisson séché, le crabe mou, le boeuf de Kobé, le tofu… des goûts totalement inconnus alors. « Il y avait des restaurants japonais à Paris mais ils m’étaient inaccessibles financièrement. A la fin du séjour, nous nous sommes rendus dans la montagne, près de Kyoto, chez une vieille dame qui, dans sa petite maison en bois, nous a servi du boeuf cuit sur du granit. C’était beau, chaud et moite en cette saison, c’était étrange », se souvient-il, tandis qu’il évoque son parcours.
Au Japon, j’ai pris une grande claque culinaire. Ce pays vous marque de manière indélébile, cela reste dans le sang.
Quête de modernité
En 2014, ce père de deux garçons publie Ma cuisine française (Hachette), un recueil qui, de son propre aveu, lui a permis de tourner une page. En couverture, l’homme, photographié en pied, est d’autant plus impressionnant que le format de l’ouvrage, dans sa version originelle, est hors normes. Tiré à mille exemplaires, tous signés par le chef en personne, il pèse 18 kg pour 1 250 pages, l’objet ouvert mesurant 74 cm de largeur pour 48 cm de hauteur. « Je voulais que les assiettes soient reproduites grandeur nature », justifie-t-il à ce propos. Cette parution met un terme à une première partie de sa carrière, celle qui « sans lever la tête du guidon » a débuté par l’apprentissage, dès l’âge de 15 ans, chez Manuel Martinez, meilleur ouvrier de France, pour s’achever aux commandes du Meurice. Il restera dix ans aux fourneaux de ce palace, de 2003 à 2013, son travail et son ambition revendiquée étant couronnés d’une troisième étoile dès 2009.
Non content d’exceller dans ce qu’il fait, Yannick Alléno a développé plusieurs concepts, dont le terroir parisien, antichambre du mouvement locavore. Dans le livre Terroirs (Hachette), il met en parallèle deux méthodes de préparation des aliments: les fermentations et la juste température des cuissons. « La cuisine est l’art de passer du cru au cuit. La fermentation est une troisième voie. Nous, cuisiniers, nous maîtrisons le feu. Nous savons exécuter toutes sortes de cuissons, des plus douces aux plus violentes. Nous distinguons griller, rôtir, braiser, poêler, bouillir, mijoter. Nous avons beaucoup de mots et de sensibilité pour définir ce qui détermine la saveur du plat final. » Un autre livre de réflexions témoigne de sa prédilection pour les sauces. « Dans l’histoire de la gastronomie, les évolutions majeures ont toujours été concrétisées par ces dernières. Deux grands peuples ont travaillé sur ce thème, les Chinois – surtout les Cantonais – et les Français. La sauce n’est pas là pour valoriser le produit ni pour le masquer mais pour que les ingrédients mélangés dans une assiette fonctionnent ensemble. » Mais ici encore, il opte pour la modernité. Avec le scientifique Bruno Goussault, il développe la cryo-concentration. « Sous ce terme barbare se dissimule une technique assez simple. Ce procédé, connu depuis 1928, est le même que celui qui permet d’obtenir du vin de glace, dont les arômes sont concentrés sous l’effet du froid. L’eau contenue dans l’extraction est séparée par essorage. Ce qui en résulte concentre tout le goût du produit dans sa pureté (cru ou cuit à sa juste température) et ce avec une force, une intensité et une longueur en bouche incroyables. »
On l’a vu, celui qui revendique la modernité de la cuisine française s’intéresse à d’autres cultures, comme celles qu’il côtoie dans ses différents restaurants, de la montagne de Courchevel aux tours de Dubai ou de Séoul, en passant par les ruelles de Marrakech. « Le Maroc m’a apporté beaucoup et m’a ouvert les yeux sur une autre vision du monde. Les gens là-bas ont une compréhension de la valeur nature, du temps; ils ne sont pas entrés dans l’industrialisation à outrance. J’aime particulièrement cette phrase qu’on me cite régulièrement: vous, les Européens, vous avez les montres, nous avons le temps. » Arrivé à la cinquantaine, le chef se dit à la recherche d’authenticité dans sa démarche. La modernité reste une de ses priorités tant dans les fondements de la gastronomie que dans la manière de la proposer. « Dans quelques mois, nous inaugurerons un troisième lieu dans le Pavillon Ledoyen, côté Champs-Elysées. L’exigence de qualité sera la même. Mais le concept sera ouvert, l’atmosphère détendue, loin de la raideur de certains services dont nos clients ne veulent plus, eux non plus. »
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