Le retour de la cuisine faubourgeoise

L'aile ou la cuisse, avec Louis de Funès (1976). © ISOPIX
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Pour renouer avec le charme immuable d’assiettes fleurant bon la tradition, de plus en plus de foodies fuient la ville. Une quête qui s’accompagne d’un voyage dans le temps, sauce nostalgie.

Garçon ! de Claude Sautet (1983).
Garçon ! de Claude Sautet (1983).© ISOPIX

Rencontrer Pierre-Yves ne manque pas de sel. D’abord, la mise. Ce trentenaire originaire de la région de Liège a fière allure dans son impeccable costume trois pièces. Accrochée à son gilet, une montre gousset de 1930 de la marque Waltham confirme que ce dandy gastronome n’est pas tout à fait de son temps. Une conclusion que l’on aurait également pu déduire en observant son moyen de locomotion : une  » deuche « , comprendre une 2cv Dyane  » jaune pétant  » de 1969, reconnaissable à sa troisième vitre latérale. Mais si avoir une entrevue avec ce gentleman élevé à l’andouillette AAAAA ne manque pas de piquant, c’est surtout en raison des règles qu’il a fixées pour l’interview. Soit un déjeuner dans un restaurant de son choix dont ni la localisation, ni le nom ne peuvent être repris dans l’article le concernant. Pas question non plus de chroniquer l’adresse ultérieurement, Pierre-Yves est formel là-dessus.

« Manger est une chose sérieuse, pas un picorage bouche en cul-de-poule »

Dommage. Quand on cherche à comprendre le pourquoi de cette confidentialité, la réponse ne se fait pas attendre :  » Pas envie de voir débarquer ici blogueurs à iPhone et autres gogos du tataki.  » L’homme a pris la gastronomie actuelle en grippe. Quand on évoque avec lui les créations des chefs et les assiettes en forme de jardin, il reprend la fameuse phrase de Chirac à Tony Blair à propos de la nourriture anglaise :  » Au début on croit que c’est de la merde, et une fois dans la bouche, on regrette que ça n’en soit pas !  » Le ton est donné, sans concession pour l’époque et ses dérives. Car, selon cet accro au gratton de canard,  » manger est une chose sérieuse, pas une dissertation, ni un picorage bouche en cul-de-poule dont l’objet change tous les mois « . Pour Pierre-Yves,  » grailler, c’est une histoire d’amour, une fidélité qui se vit sur le long terme « .

Julie & Julia, avec Meryl Streep (2009).
Julie & Julia, avec Meryl Streep (2009).© ISOPIX

Plutôt sur ses gardes au début du déjeuner, cet appétit XXL se lâche avec l’arrivée de l’entrée – du fromage de tête merveilleusement relevé de clous de girofle et de baies de genièvre – et celle du vin qui l’accompagne, un gamay venu de la côte roannaise. Il se lance dans une tirade poético-acoustique du restaurant idéal :  » Un rade parfait doit avoir un comptoir au-dessus duquel on entend des merveilles comme  » le bourguignon de la cinq, enlevez !  » ou encore  » comme d’habitude, monsieur Raymond ?  » Il faut également percevoir le bruit des couverts qui heurtent les assiettes, ainsi que les verres qui s’entrechoquent. Il s’agit d’un lieu généreux et plein de tendresse dans lequel ne pas terminer son assiette relève de la faute de goût. Raison pour laquelle on en sort souvent le ventre distendu. C’est une règle, il ne faut rien prévoir après un tel repas, la sieste comateuse qui s’ensuit est, elle aussi, un grand moment épicurien. « 

La grande bouffe (1973).
La grande bouffe (1973).© ISOPIX

Devant le plat, un lapin à la moutarde de Dijon, Pierre-Yves passe carrément aux aveux, confessant que  » toute sa vie tourne autour de la bouffe et de la quête de nouveaux endroits « . A l’en croire,  » les bistrots authentiques ne se trouvent plus dans les villes « . La raison ?  » Livrées à la surenchère, à l’émulation et à la versatilité des consommateurs, les adresses urbaines sont des girouettes. La meilleure preuve, c’est qu’elles se sont emparées de la gastronomie de bistro, qu’elles ont pompeusement appelée  » bistronomie « , pour en faire une formule figée aussi peu appétissante qu’un repas au Lunch Garden. C’est Auguste Escoffier que l’on assassine. Il n’y a pas à sortir de là, les plats de tradition ne nécessitent aucune innovation, il faut se contenter d’en restituer le bouquet, la cuisson et l’onctuosité. Le souci, c’est que rares sont ceux qui y parviennent « , se désole l’intéressé. Heureux de se mettre un trop rare soufflé au Grand Marnier  » dans le tiroir  » en guise de dessert, Pierre-Yves évoque les petits pèlerinages qui émaillent son année gourmande. On apprend ainsi qu’il ne rate pas une seule occasion de descendre dans le Jura où il fait ses provisions de  » fromages paysans  » et de  » vins rustiques « . Il raconte également les centaines de kilomètres qu’il s’enfile régulièrement pour savourer la tête de veau  » cuite à blanc et accompagnée de sauce gaillarde, façon Brive, c’est-à-dire avec de la moutarde violette  » dans ce restaurant français merveilleux, dont il refuse de donner le nom, même off. Sans oublier son aller-retour bisannuel chez Teyssier à Saint-Agrève, le  » Lourdes de la charcuterie « , dont les saucissons se composent de  » morceaux entiers de viande parés manuellement « . Cerise sur le gâteau, au moment de clore le repas, devant une  » poire  » faite maison, c’est presque la larme à l’oeil que Pierre-Yves avoue ne pas comprendre pourquoi la télévision ne diffuse jamais les championnats du monde des tripes à la mode de Caen, une compétition qu’il considère comme étant  » l’événement planétaire majeur en termes de travail sur les abats « . Autres temps, autres moeurs…

Extra et ordinaire

Les recettes du bonheur (2014).
Les recettes du bonheur (2014).© ISOPIX

Pierre-Yves n’est pas le seul amateur de bonne bouffe à quitter la ville pour retrouver le goût perdu des rouelles d’oignons qui croquent. Nombreux sont les alléchés des oeufs en gelée et du coq au vin à déserter le bitume pour aller chercher le bonheur gastronomique en périphérie, voire dans le pré. Nul besoin de faire un dessin, ces dépaysements géographiques sont également des voyages dans le temps. Pour le journaliste Patrick Astor, collaborateur du guide Fooding, il y a là une stratégie illusoire :  » On renoue avec un autre âge, celui qu’a si bien dépeint Claude Sautet. Gare, car cette époque était au moins aussi dure que la nôtre… mais patinée par le temps à l’illusion de la paix des popotes, elle susurre qu’il suffisait de travailler pour gagner sa vie, gagner sa vie pour bien manger et bien manger pour être heureux.  » Il est bien là le miroir aux alouettes qui séduit tant d’amateurs de boeuf bourguignon : noyer les inquiétudes du présent sous des litres d’anisette infusée à la pseudo-simplicité du temps passé. Et ça marche, comme par magie. Il suffit d’évoquer la pêche Melba ou la crêpe Suzette pour apaiser de nombreux contemporains. Ceux-là même qui compulsent les écrits de Maurice Edmond Sailland, dit Curnonsky,  » prince des gastronomes « , à la recherche d’un éloge de l’auberge faisant office de rempart contre le bruit et la fureur. Cette passion  » vintage  » a ses mets – gâteau de foies blonds, omelette norvégienne, saucisson brioché, pâté en croûte, matelote d’anguilles, côte de veau à l’oseille… -, ses décors – cadres lambrissés, banquettes molletonnées… -, ses rites – saluer une clientèle d’habitués, déboutonner son pantalon avant le dessert – ainsi que ses codes – le fait que l’ardoise soit interdite au profit d’une carte façon parchemin, de préférence écriture gothique, enveloppée dans un étui en cuir. Bref, pour citer à nouveau Patrick Astor, un renversement s’opère dans lequel  » l’ordinaire d’hier devient l’extraordinaire d’aujourd’hui « . Un extraordinaire qui est disponible en deux versions. La première,  » popu « , est celle du menu ouvrier, de la quenelle et du gratin de macaronis, que l’on s’enfile sur le pouce dans une cambuse à mi-chemin entre le relais routier et la fameuse cuisine des  » mères  » lyonnaises. La seconde,  » bourgeoise  » ou  » notable de province  » a des allures d’extrême-onction diététique, à coups de saucières épaisses, de digestifs sur-glycémiques et de papilles noyées dans le beurre.

Tout compris

Cette demande pour une autre gastronomie moins originale mais plus originelle est en passe de s’élargir au-delà du cercle restreint des amateurs. Récemment, le bureau de tendances parisien Nelly Rodi se fendait d’un billet (1) sur cette cuisine dite  » faubourgeoise  » :  » Bouillons, pot-au-feu, terrines de canard, blanquettes de veau, escargots, rognons, tartares et cassoulets se retrouvent sur la table, détachés de la perception ringarde, grasse et indigeste que l’on pouvait en avoir. Une cuisine emblématique, longtemps délaissée pour la créativité et les plats nouveaux, qui se construit aujourd’hui comme un héritage… Héritage que les grands chefs semblent d’ailleurs reprendre, en arrêtant de créer pour se remettre à cuisiner les plats bourgeois qui ont fait la signature de la cuisine française.  » De fait, même si un chef visionnaire comme Alexandre Gauthier, à Montreuil-sur-Mer, n’a pas attendu qu’un gourou du marketing lui explique comment revisiter ses classiques. Né dans le beurre et l’odeur des cuisses de grenouille, Gauthier a ouvert Anecdote il y a un an. Le concept ? Un devoir de mémoire à l’égard de Roland, son cuisinier de père. Pour ce faire, l’homme a remis à jour une carte crémeuse datant du 15 mars 1979, prouvant ainsi que le bon traverse le temps. Au programme, la cuisine bourgeoise de la fin des années 70 dans toute sa splendeur : écrevisses à la nage, lotte en nage de petits légumes, joue de boeuf braisé, roulades de saumon au chèvre, sauce béarnaise dans les règles de l’art, tarte tatin, baba au rhum… Sans oublier les  » apéritifs d’antan  » pour se mettre en appétit, façon kirr ou  » Pontarlier « , une entrée en matière idéale pour amorcer la machine à remonter le temps.

Les bonnes adresses des faubourgs

Anecdote

A 2 h 45 de Bruxelles, la cuisine « faubourgeoise » à son firmament.

1, rue des Juifs (place de l’Eglise), à 62170 Montreuil-sur-Mer. Tél. : +33 3 21 86 65 80.

www.anecdote-restaurant.com

Noorderlicht

Johan Verstraeten est le maître incontesté des anguilles.

33, Damse Vaart Noord, à 8340 Hoeke. Tél. : 050 60 13 39. www.noorderlicht.be

De Vlasschaard

Ce petit restaurant situé dans l’arrière-pays ostendais possède le génie de la côte de porc.

5, Oudstrijdersplein, à 8400 Stene. Tél. : 059 80 38 01. www.devlasschaard.be

‘t Molenhof

Pascal Rubben, chef passé par le Pré Catelan à Paris, excelle dans les côtes à l’os à la moelle, les préparations de gibiers et autres potjesvlees.

2, Veurnestraat, à 8640 Oostvleteren. Tél. : 057 40 01 64. www.t-molenhof.be

Le Fou est Belge

Fritots de cabillaud, anguilles au vert, croquettes aux crevettes, cochon de Nassogne, boudin noir, pain perdu aux pommes caramélisées… il faut au moins une fois dans sa vie avoir parcouru la  » balade » de Daniel Van Lint.

24, route de Givet, à 5377 Heure-en-Famenne. Tél. : 086 32 28 12. www.lefouestbelge.be

Auberge de la Ferme

Si elle s’égare parfois sur les chemins du commerce et de la modernité, l’Auberge de la Ferme signe aussi quelques classiques épatants comme des crêpes Suzette dignes de ce nom.

12, rue de la Cense, à 6830 Rochehaut-sur-Semois. Tél. : 061 46 10 00. www.aubergedelaferme.com

Maxime Colin

Un ancien prieuré repris récemment et déjà réputé pour ses ris de veau flambés à la chartreuse verte en salle.

1, chemin des Curés, à 1950 Crainhem. Tél. : 02 720 63 46. www.maximecolin.be

De Kuiper

Cela fait 150 ans que l’on mange ici du steak de cheval… et ce n’est pas près de changer.

51, Vissersstraat, à 1800 Vilvorde. Tél. : 02 251 13 87. www.restodekuiper.com

Le Coq aux champs

En saison, Christophe Pauly livre un grand moment de cuisine intemporelle avec son lièvre à la royale présenté en deux services selon la recette du sénateur Couteaux.

71, rue du Montys, à 4557 Soheit-Tinlot. Tél. : 085 51 20 14. www.lecoqauxchamps.be

Lesse Capade.

Pot-au-feu de foie gras, filet de Simmental simplement béarnaise, tête de veau à la française… la messe est dite.

155, rue de la Carrière, à 6927 Resteigne. Tél. : 084 34 40 07. www.lessecapade.be

(1) Mis en ligne le 2 juin dernier sur www.nellyrodilab.com

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