NFT s’invite aussi à table: la gastronomie va-t-elle devenir lieu de privilège et non plus du partage?

NFT dans la gastronomie
Vous reprendrez bien un peu de NFT en dessert, non ? © getty images
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Après avoir séduit des univers aussi variés que l’art, la mode ou l’horlogerie, les NFT, ces jetons non fongibles qui font les beaux jours du monde virtuel, ont désormais leur rond de serviette au restaurant. Pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.

S’il fallait écrire l’histoire des NFT avec du recul, ou à tout le moins avec le peu de distance qu’il nous est permis de prendre à ce stade-ci de cette aventure digitale, il y a fort à parier que le récit prendrait la forme d’un conte philosophique peu reluisant. Car qu’est-ce que le Non Fongible Token (en français «Jeton Non Fongible») au-delà de la définition de «certificat numérique unique sur Internet authentifiant une forme de propriété»?

Difficile d’y voir autre chose qu’une énième tentative – désespérée? – de créer de la valeur dans un monde mis à sac par la production industrielle, la reproductibilité et l’extraction effrénée des ressources. Ceci d’autant plus qu’au moment où l’environnement dit «stop», on peut s’interroger sur le sens qu’il y a à multiplier les fermes à bitcoins qui soutiennent cette économie – dans l’Etat de New York les ventilateurs refroidissant les serveurs de ces dernières couvrent le bruit des chutes du Niagara – ou à cultiver le goût de l’expérience exclusive quand des ressources de première nécessité viennent à manquer. Tout n’est pas pour autant à jeter dans les NFT, ainsi du concept de «smart contract» (lire plus loin) qui permet aux créateurs de prétendre à une rémunération plus juste de leur travail sans être soumis au bon vouloir d’un intermédiaire.

Le dernier soubresaut d’un système envisageant la nourriture comme lieu du privilège et non du partage.

Complètement token

Appliqué à la scène food, le principe de ces jetons inspire la méfiance, même si, au contraire de certains items de mode, il se déploie dans une configuration relativement concrète – se payer une pizza dans un métavers reste marginal – d’un titre donnant accès à un repas tout ce qu’il y a de plus réel. Pourquoi douter dès lors? Parce que la formule repose sur une logique consistant à survaloriser l’offre en l’exposant à une demande élargie dopée par la promesse d’une expérience distinctive en phase avec le goût du jour.

En clair, ce qui se vend ici majoritairement n’est pas la certitude d’un menu meilleur, que ce soit en termes de goût ou de responsabilité environnementale, mais la possibilité d’un repas instagrammable à l’envi, que tout le monde ne pourra pas s’offrir. C’est de la pure exclusivité qu’il est question de mâcher au prix plein.

On pense ainsi au NFT «La Table du Chef» proposé sur OpenSea, une place de marché bien connue sur laquelle un artiste tel que Damien Hirst vend des œuvres. Ce jeton renvoie vers un pass permettant une réservation de table décrite comme «hors du commun dans l’établissement d’un grand chef étoilé» sans plus de précision. De la poudre au palais? En tout cas, un chat dans un sac. A vos risques et périls.

Le meilleur exemple de ce mouvement est donné par le Flyfish Club, restaurant new-yorkais dont les portes s’ouvriront en 2023. L’adresse sera uniquement accessible à des détenteurs de NFT. Coût de l’opération? Deux formules s’offrent au curieux. Le «Flyfish» à 2,5 ETH (environ 3 000 euros au moment d’écrire ces lignes) pour un accès à la salle du restaurant ; mais également le «Flyfish Omakase», permettant d’accéder à une expérience de menu surprise réunissant quatorze membres VIP, proposé pour la modique somme de 4,25 ETH – soit un peu plus de 5 000 euros. Bien entendu, ces montants se comprennent boissons et repas non compris…

Table d’argent, à louer

Il est à noter que les formules sont sujettes à de fortes variations et pas seulement à cause du cours de l’Ethereum. Début novembre, sur OpenSea là aussi, les prix de départ n’étaient plus qu’un lointain souvenir, la fourchette s’échelonnait entre 4 et 19 500 ETH (plus de 2 millions d’euros).

Du délire? Pas pour Gary Vaynerchuk, l’un des trois associés derrière le projet. Aux sceptiques, l’homme fait valoir le caractère d’investissement d’une telle acquisition. En effet, le «smart contract», un contrat intelligent dont les conditions s’appliquent automatiquement à l’intérieur de la blockchain (ce grand registre qui consigne toutes les opérations comme le ferait un notaire), a prévu la possibilité d’une location du titre de propriété.

En clair, il est loisible de louer votre NFT pour un mois, contre rétribution, de manière qu’une tierce personne puisse profiter des privilèges liés à l’abonnement. De là à penser qu’il faudra bientôt posséder un master en finances pour s’asseoir à la table d’un restaurant, il n’y a qu’un pas.

Sans parler du parcours du combattant pour acquérir les NFT en eux-mêmes: achat de cryptomonnaies, acquisition d’un portefeuille ad hoc (MetaMask), assiduité à scruter les fluctuations de ces actifs… Vaynerchuk avance un autre argument, plus significatif, faisant écho à la situation de nombreuses adresses à travers le monde.

Celui-ci se rapporte au modèle économique actuel de la restauration qui, selon ses dires, ne serait plus viable. «Le secteur est très compétitif, que ce soit en raison de l’augmentation des loyers, du salaire minimum et des coûts de la main-d’œuvre, c’est tout simplement très difficile, la marge est très faible», a-t-il déclaré à la publication Nation’s Restaurant News. Pour peu, on compatirait, s’il ne s’agissait pas d’un projet complètement mégalomane – il est question de plus de 10 000 mètres carrés en plein New York – et déconnecté de cette «fin de l’abondance» que l’on nous promet.

Vu sous cet angle, le mariage des NFT et de la gastronomie apparaît comme le dernier soubresaut d’un système envisageant la nourriture comme lieu du privilège et non du partage. C’est sûr, une autre façon de revaloriser la restauration est possible.

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