À la table des chefs: que valent ces expériences culinaires hors-du-commun ?

table privée
Barbara Serulus Journaliste
Fanny Bouvry Journaliste

Un moment privilégié assis face aux fourneaux, un Polaroid pris par le chef en guise de souvenir ou un restaurant rien que pour soi? Le luxe ne se limite plus à l’assiette, c’est aussi une expérience à vivre mémorable.

Nous avons tous envie d’expériences hors du commun qui nous sortent du quotidien et qui nous font vivre intensément l’ici et maintenant. Et cela vaut aussi pour les restaurants. L’époque où un chef pouvait se contenter d’impressionner uniquement avec ses plats est révolue, l’expérience est désormais le mot-clé dans l’horeca. Et les tables de chefs – qui se situent dans ou à proximité de la cuisine – entrent parfaitement dans ce concept. 

«Lorsque le couple qui était assis à côté de nous a disparu un long moment, j’ai trouvé ça bizarre, s’amuse Ellen De Wolf, invitée l’année dernière au 2-étoiles Hertog Jan at The Botanic à Anvers. Mais un peu plus tard, c’était notre tour: juste avant le plat principal, on nous a installés dans la cuisine du restaurant, à une table ronde, protégée par un demi-cocon, ce qui donnait un agréable sentiment de protection, alors qu’on était vraiment au milieu de la pièce.»

Arrivent alors deux plats, préparés et apportés directement par le chef. «Ce contact personnel, ces explications supplémentaires ont rendu ce moment mémorable. Le Polaroid pris par son bras droit et collé dans un livret que nous avons reçu à la fin du repas et dans lequel figuraient aussi le menu et un poème constituait un beau souvenir, que je garde toujours précieusement. Le prix était élevé, mais comme pour un concert de Beyoncé, c’est une expérience que je n’oublierai jamais.»

Moments partagés

«Je n’aime pas trop faire la causette avec les gens dans le restaurant, avoue le chef Gert De Mangeleer du même Hertog Jan quand on lui demande pourquoi il a mis en place cette table d’exception. Je suis plutôt introverti. Le schéma classique du chef qui entre dans la salle pour aller papoter à chaque table, ce n’est pas pour moi. Souvent, ce n’est pas vraiment un bon moment, les gens ont déjà bu pas mal d’alcool et ça ne va pas plus loin que des banalités.»

L’étoilé estime toutefois qu’une rencontre individuelle est cruciale car il veut montrer qu’il apprécie la présence de chacun. C’est pour cette raison qu’il  a mis en place ce rituel du «dôme»: «La forme ronde s’inspire des trulli des Pouilles, de magnifiques petites maisons rondes très anciennes, précise-t-il. Au moment où les gens y prennent place, je suis dans le flow et je me sens bien. Ils me voient au travail et ils ont la possibilité unique de vivre de l’intérieur la dynamique et la sérénité de notre cuisine. Parfois je discute un peu plus longuement, parfois ils n’ont pas besoin de parler, ça se sent tout de suite.» 

Le prix était élevé, mais comme pour un concert de Beyoncé, c’est une expérience que je n’oublierai jamais

Ellen De Wolf qui a testé la private table du Hertog Jan

Autre table de chef légendaire: celle de l’institution Comme chez Soi à Bruxelles. Laurence Rigolet, représentante de quatrième génération à la barre du restaurant, raconte que ses parents n’ont jamais eu l’intention d’installer des clients dans l’espace qui jouxte la cuisine. «Le lieu où se trouve maintenant la table du chef était au départ prévu pour le personnel, mais les habitués et les amis de mes parents demandaient toujours à pouvoir s’asseoir là.»

Changer de décor

Ses parents ont cédé, ont un peu décoré l’endroit et une table de chef iconique est née. «Avant, tout le monde était assis à une seule longue table, mais lorsque nous avons rénové le restaurant en 2006, nous avons opté pour plusieurs petites tables, de manière à ce que chaque groupe puisse s’installer séparément. Nous n’avons pas envisagé de supprimer cet espace: beaucoup de nos clients ne veulent s’asseoir que là et l’endroit est aussi prisé par les groupes, il y a une atmosphère particulière.» Et de nous raconter cet anniversaire au cours duquel quelqu’un avait amené un piano: «Les convives dansaient pendant qu’on continuait à s’activer», s’amuse-t-elle.

Cette envie de partager un moment authentique avec sa clientèle anime également le chef Pierre Résimont du restaurant étoilé L’Eau Vive à Profondeville. Une maison qui dispose aussi d’une «table hôtes» – comme il l’appelle –, de 2 à 8 couverts, juste en face de la table d’envoi, en plein cœur de l’action donc. Un lieu réservé tous les jours depuis sa création il y a vingt-huit ans et où l’on ne paie pas plus plus cher qu’en salle.

«Je pense qu’avec le temps, ce concept s’essouffle un peu car certains chefs n’aiment pas être observés de la sorte. Ça peut être vécu comme une contrainte. Mais moi, je fais cela depuis si longtemps… Je suis très calme, il n’y a pas un mot plus haut que l’autre dans ma cuisine, et c’est devenu naturel que des visiteurs soient présents. En fait, j’adore ça, j’apprécie vraiment le contact avec ceux qui dégustent notre cuisine. C’est tellement important.»

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Initiation culinaire

Michel Vancabeke, lui, est un habitué de la table exclusive du Comme chez Soi. Il y a déjà mangé pas moins de vingt fois et est un vrai fan de ce concept encourageant les échanges autour de mets délicats. «Le Comme chez Soi est un des premiers restaurants belges à avoir installé une grande table en cuisine, où une vingtaine de clients peuvent prendre place, même s’ils ne sont pas arrivés ensemble. »

Et d’ajouter: « c’est l’endroit parfait pour observer le ballet des chefs, qui travaillent presque sans bruit dans une cuisine extrêmement structurée et absolument impeccable. Même les odeurs sont limitées au maximum grâce à un système d’extraction performant. Cette expérience permet de mieux comprendre tout le travail qu’il y a derrière une assiette et de parler avec le chef à différents moments. Mais être à cette table n’empêche pas de discuter avec les autres convives. On n’est pas dans l’ordre du spectacle, comme à certains comptoirs de restaurants. Les cuisiniers font simplement comme si on n’était pas là.» 

Notre homme aimant lui aussi cuisiner, il profite du moment pour bien observer les mises en place et les gestes précis. «Il y en a un qui me marque particulièrement lorsque l’équipe prépare l’un de ses plats signature, la sole au riesling. La mousseline est montée au fouet, avec ce cliquetis caractéristique des sabayons. Dès que ce plat est commandé, c’est reparti!»

Pour ce gastronome, une expérience comme celle-là est bien sûr un must quand on aime la haute gastronomie. Mais elle peut aussi être intéressante pour ceux qui découvrent ce domaine. «On peut voir de près le travail et le soin apporté par les chefs. Cela permet de mieux comprendre pourquoi on paie un prix plus cher qu’ailleurs», dit-il.

Service sur mesure

A Edegem, au Stable, le jeune chef Tom Loockx mise également sur ce concept – avec un espace ayant vue sur la cuisine, équipé d’une grande ou de deux petites tables – et y voit un petit côté éducatif… «Je trouve ça chouette que nos clients voient tout le travail qu’un plat exige, affirme-t-il. Une belle assiette, ça ne tombe pas du ciel. Il faut beaucoup de monde et de manipulations pour que ce soit parfait. Je sens que les gens sont plus impliqués quand ils sont assis près de la cuisine.» Certes, ce dispositif met un peu plus la pression sur l’équipe, il n’y a pas de place pour les erreurs. Mais la plus-value pour le client en vaut la chandelle, estime le chef: «Les gens qui ont pris place près de la cuisine demandent toujours à revenir.» 

Comme Inneke Gebruers, une photographe qui a vécu l’expérience il y a quelque temps. «Le chef avait entendu que je n’aimais pas les huîtres. Dans l’espoir de me convaincre, il est venu lui-même avec son plat de coquillages à notre table, et il avait en parallèle préparé une alternative végétarienne. Il était certain que sa manière de préparer le mollusque me convaincrait. J’ai poliment passé mon assiette à mon voisin, mais j’ai trouvé exceptionnel qu’il ait passé autant de temps pour moi. Lorsque nous avons terminé le repas, vers 23 heures, la cuisine était complètement rangée. Mais à ma grande surprise, l’équipe s’est remise à cuisiner. Tous les plats du nouveau menu devaient être testés et goûtés. Etre témoin au premier rang de tant de passion, c’est inoubliable.» 

Des formes hybrides

A côté des authentiques tables de chefs dans ou près de la cuisine, on trouve aussi de plus en plus des formes hybrides où salle et cuisine fusionnent, les convives s’installant autour d’un fourneau ouvert. Un bel exemple: Gist, à Grammont, où les clients sont assis à un comptoir en forme de L autour du feu ouvert de la cuisine dans une grange rénovée en pleine nature. «Même si on ne parle pas avec tout le monde, on a un sentiment de groupe en étant ensemble, explique Sara Lamens, qui y a passé une soirée hors du commun. Les regards, la connexion humaine, le fait de voir de près tout le travail qu’une telle assiette représente, tout ça contribue à apprécier encore mieux ce qu’on déguste. L’atmosphère en cuisine était très sobre, avec une sorte de moiteur sous-jacente qui trahit tout de même une certaine adrénaline.» 

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Repartir de plus belle

C’est aussi cette connexion qui anime le chef bruxellois Christophe Hardiquest, lui qui a renoncé à son restaurant doublement étoilé Bon-Bon, pour créer Menssa, un comptoir pouvant accueillir au plus 24 couverts. Au printemps dernier, il nous confiait avoir pu, grâce à ce nouveau concept, «se reconnecter au client»:  «Cette disposition permet d’observer ses attitudes, son non-verbal, dans le but de sentir ses envies en y apportant des réponses sur mesure.» 

Pour les mêmes raisons, le chef Bart Desmidt du Bartholomeus à Knokke a décidé il y a quelques années d’abandonner lui aussi volontairement ses deux étoiles et de redémarrer avec un concept intimiste, une vingtaine de personnes pouvant prendre place dans une cuisine ouverte. «Le long comptoir donne le sentiment d’être assis en cuisine, souligne Isabelle Rasquin, traiteur, qui s’y est attablée. L’ambiance est détendue. Alors que le chef était en train de casser des œufs, un client a demandé s’il pouvait donner un coup de main. Dès qu’on arrive, on vous fait sentir qu’il n’est pas question de stresser et qu’on peut faire comme si on était à la maison. On reçoit des plats délicieux, mais sans le petit côté guindé d’un restaurant gastronomique classique.» 

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Une question d’habitude

Le restaurant culte Pieter à Furnes est un cas particulier. Ici, le chef Pieter Clement cuisine pour six personnes par service. Les heureux élus sont assis à l’élégant comptoir dont une extrémité sert de table pour les convives et l’autre de plan de travail. «Je dois reconnaître qu’au début, j’ai dû m’habituer, avoue Pieter Clement. Souvent, quand je commence à dresser les assiettes, le silence se fait spontanément, tout le monde fixe mes mains. C’est stressant, mais aussi magique.»

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Comme chaque mouvement attire les regards, Pieter Clement présente sa mise en place avec beaucoup de soin. Alors qu’avant les herbes étaient disposées sur un simple plateau en acier inoxydable, elles prennent place désormais sur une belle serviette blanche posée sur un plateau d’argent. Outre ces gestes, l’Ox Grill, un grill d’acier fait sur mesure et réglable en hauteur, capte immanquablement l’attention. Et la disposition du restaurant miniature permet de briser la glace entre des clients qui ne se connaissent pas. «Il y a parfois des amitiés qui se créent», se réjouit-il. Ainsi d’un groupe de trois couples qui ont fait connaissance et reviennent, depuis, chaque année ensemble.»

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