La Wallonie, terre honnie des guides gastronomiques et des foodies? Montage Kathleen Wuyard (Getty Images)
La Wallonie, terre honnie des guides gastronomiques et des foodies? Montage Kathleen Wuyard (Getty Images)

Pourquoi les guides gastronomiques boudent la Wallonie

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Trop classique, engoncée dans ses principes, refermée sur elle-même… En dépit de son terroir, la Wallonie est souvent pointée du doigt pour cause de frilosité gastronomique. Et peine à convaincre les amateurs de bonnes tables. Anatomie d’une région en quête d’aura.

Chaque nouvelle édition du Guide Michelin consacre un peu plus le fossé gastronomique qui se creuse entre le nord et le sud du pays. La presse francophone se fait invariablement l’écho de ce phénomène aux allures de camouflet en s’interrogeant, souvent avec une pointe d’aigreur, sur la nature de cette asymétrie entre les Régions.

«La Wallonie est-elle incapable d’héberger des restaurants étoilés?», se questionnait ainsi La Libre Belgique à l’occasion du classement 2022. On le sait, le Guide Rouge promeut une vision formatée, «vieux jeu» diront certains, de la restauration, à tel point que de nombreux foodies ne lui accordent plus aucun crédit.

Depuis le début des années 2000, la célèbre publication ornée du Bibendum se fait doubler sur la gauche par le Fooding, média français nourri quant à lui au «goût de l’époque». Débarqué sous nos latitudes en 2023, le Fooding, un contenu imaginé par Alexandre Cammas, vient tout juste de lancer une seconde édition de son guide papier belge le 10 juin.

En bonus? Un premier palmarès couronnant une série d’établissements bien dans leur assiette. Roulement de tambour… Sur 14 adresses récompensées, parmi 350 nouvelles entrées, partout dans le pays, il n’y en a qu’une seule de primée en Wallonie – le Bistrot Mentin, à Liège, dont la patronne, Marie Corthouts, décroche le prix de «La meilleure taulière» – contre 9 en Flandre et 4 dans la capitale. Et pour ce qui est de la sélection globale du guide, elle ne retient que 15% de tables wallonnes, là où le nord du pays fait valoir 46% d’enseignes et Bruxelles 40%. 

Un manque de dynamisme wallon ?

Le sud du pays aurait-il tout faux dans l’assiette? Pour Christine Doublet, de tels chiffres s’expliquent en raison d’une Flandre plus dynamique que jamais. «Ne serait-ce qu’à Anvers, les ouvertures ont été vertigineuses, chaque semaine apporte une nouveauté digne d’intérêt. Le secteur est florissant, ce qui n’est pas le cas à Bruxelles et en Wallonie qui semblent avoir été davantage impactées par le Covid», explique la directrice du guide.

Et la Franco-Américaine de s’interroger: «S’agit-il d’une faute de moyens? D’une clientèle qui va moins au restaurant? Difficile à dire. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un mouvement plus long mais il existe des initiatives devant être saluées. Ce rythme plus lent ne doit pas oublier un terroir riche avec notamment des fermes, des brasseries et des cidreries remarquables.»

A qui serait tenté de voir dans la convergence Michelin-Fooding un complot contre la Wallonie orchestré depuis la France, on rappellera que les guides ne sont que des thermomètres qui se contentent d’enregistrer la température, plutôt froide et humide dans ce cas-ci, d’une scène food.

Pour s’en assurer, il fallait tendre le micro à une série d’observateurs «dans la place», chefs ou foodies, dont les témoignages sont précieux pour cerner le problème. On en a retenu trois particulièrement significatifs qui ont l’anonymat en commun (il s’agit de prénoms d’emprunt). Logique, «le sujet est houleux», comme nous le confirme San Degeimbre, le chef doublement étoilé de L’air du temps, à Liernu.

Un classicisme lénifiant

Ainsi de Benoît, un Namurois passionné de gastronomie, qui identifie un contexte peu propice. «Le changement de paradigme qui s’est opéré de façon mondiale autour de la nourriture ne convient pas à la mentalité wallonne, explique-t-il. Passée d’un besoin primaire à un marqueur sociologique, l’alimentation s’est complexifiée. Cette transformation va de pair avec une inscription dans les registres de la compétition permanente et de la publicité. Soit deux dimensions qui vont à l’encontre de la façon dont manger est perçu au sud du pays.» 

Après être née et avoir travaillé en province du Luxembourg, Lisbeth a quant à elle tout quitté pour vivre à Bruxelles. Son constat est sévère: «J’ai l’impression d’un territoire qui ne bouge plus depuis trente ans. Le classicisme quand on ne fait pas beaucoup de restaurants, ça passe… mais une fois que l’on y va souvent, ce n’est plus possible. Dans les adresses wallonnes, j’ai l’impression de revivre sans cesse le même repas. Ce qui lui porte préjudice, c’est que cette Région est fort tournée vers la France, qui a pris un train de retard en termes de gastronomie. Et puis, je palpe chaque fois la lenteur, cette réticence à changer les choses. Les Wallons n’ont pas envie qu’on les dérange. La gastronomie est le reflet d’une résistance au changement plus globale», analyse cette quadra. 

Restaurateur installé en province de Liège, Bernard pointe un manque de curiosité dans l’assiette, pour preuve «la burrata reste quelque chose d’original pour certains clients»: «Importer les codes des capitales internationales s’avère risqué. Une partie de la clientèle est conservatrice, elle s’effraie si on ne change pas les couverts entre deux plats ou si la musique joue un peu fort. On a vite fait de perdre des clients, même si bien sûr il y a d’autres convives qui adhèrent à ces évolutions.» L’intéressé de pointer aussi des décors «figés dans les années 90», un désert stylistique qui s’exprime à travers la prolifération de «chaises en cuir à dossier haut» et de «pans de mur de couleur vert pomme». «Plus on descend vers le sud, plus on est susceptible d’en croiser», note cet observateur… 

Un public (trop?) frileux

La question d’un public qui ne va pas au restaurant pour élargir ses horizons trouve un écho dans le parcours de Grégoire Gillard. Originaire de Beauvechain, formé à Namur et passé par L’air du temps, le chef de Barge s’est volontairement installé à Bruxelles. «Les raisons de se rendre au restaurant ne sont pas les mêmes en Wallonie qu’en Flandre et à Bruxelles», dit-il.

Pour illustrer son propos, le talentueux cuisinier risque une métaphore avec le cinéma: «Le public d’un film d’auteur n’est pas celui d’un film commercial. Chercher à identifier la patte d’un réalisateur ou passer une après-midi au sec quand il pleut sont deux démarches différentes, toutes deux respectables. Je suis venu à Bruxelles pour monter un projet avec une identité propre et contemporaine qui puisse être comprise et appréciée.» 

‘Le changement de paradigme qui s’est opéré de façon mondiale autour de la nourriture ne convient pas à la mentalité wallonne.’

Benoît, foodie namurois

Lorsque l’on prend le pouls de la scène food wallonne, on réalise vite que le problème ne vient pas uniquement d’une clientèle frileuse, celle-ci ne l’est d’ailleurs qu’en partie, ou ayant perdu du pouvoir d’achat – un argument avancé au regard d’une Flandre prospère où les tables sont prises d’assaut. David Ghysels, créateur de Dinner in the sky, ce dispositif événementiel offrant aux amateurs de sensations fortes un repas à 50 m au-dessus du plancher des vaches, en témoigne.

Cet entrepreneur qu’une représentativité belge travaille – 8 des 25 chefs avec lesquels il collabore sont wallons – désigne un «manque d’unité» doublé d’une «lumière médiatique insuffisante», sans doute en raison d’un «soutien défaillant des pouvoirs publics».

Ou d’un manque de moyen

Ce dernier élément est également repris par San Degeimbre. Considéré comme la «locomotive de la gastronomie wallonne», le chef a mis beaucoup d’énergie dans la représentativité des talents du sud du pays. Il commente: «Nous avons mis Génération W (NDLR: un collectif de chefs visant à promouvoir la gastronomie sur ce territoire) sur pied car nous voulions mettre l’humain au centre de l’assiette. Cette idée ouvrait une voie pour les chefs wallons entre le culte espagnol de la technicité et l’axe scandinave d’une sacralisation du produit. Cela faisait sens. Mais les pouvoirs publics n’ont pas suivi. Sur dix ans, il y a eu 350.000 euros de budget. C’est difficile à avaler quand on sait que l’Apaq-W (NDLR: l’agence wallonne pour la promotion d’une agriculture de qualité) bénéficie de 8 millions annuels. La Région a compris que le soft power gastronomique était important mais n’a jamais décidé d’en faire une priorité.»

De son côté, Eric Boschman, ambassadeur du terroir wallon, regrette que «le tourisme soit aux yeux du gouvernement wallon une compétence croupion». Le sommelier précise: «En Espagne, en Irlande… ou en Flandre, le tourisme et l’agriculture sont regroupés. Faire la même chose en Wallonie permettrait une mise en avant du terroir. Une visibilité de cette richesse imbattable profiterait aux chefs et à toute la filière gastronomique.» 

Un problème de com’

Enfin, il semblerait que le bât blesse du côté de la communication, talon d’Achille des enseignes wallonnes. «Il y a un côté ‘vivons cachés’ chez les Wallons qui contrevient avec la nécessité de communiquer. On se trouve un peu sur le même scénario qu’en France où les chefs ne voient pas le besoin de relations publiques tant que leur restaurant est complet. C’est une façon de penser dangereuse à l’heure où la gastronomie évolue sans cesse, tout comme les envies des clients, de plus en plus versatiles. C’est à celui qui sera le plus sexy, qui donnera le plus envie», affirme San Degeimbre.

‘Les raisons de se rendre au restaurant ne sont pas les mêmes en Wallonie qu’en Flandre.’

Grégoire Gillard, chef de Barge

A titre de comparaison avec la Flandre, Eric Boschman rappelle qu’un chef comme Timon Michiels possède un agent, telle une star, alors qu’il n’est pas propriétaire de Carcasse, à Saint-Idesbald, où il officie. Le nord du pays a aussi bien compris la nécessité d’une stratégie unifiée, comme le prouvent les multiples articles «en partenariat avec Visitflanders» en ligne, entre autres sur un site comme Yonder.fr, et dont les titres – «Pourquoi la Flandre est le paradis des foodies?», par exemple… – ont vite fait d’allécher.

Revient alors en mémoire la remarque d’une attachée de presse accompagnant depuis plus de vingt ans des chefs wallons: «Toutes les femmes étoilées par le Michelin se trouvent en Wallonie… Est-ce qu’une quelconque promotion a été organisée autour de cette info? Nullement. Côté flamand, la moindre initiative est relayée urbi et orbi. Les talents wallons ne sont ni soutenus, ni valorisés.» 

Nouvelle aurore

Est-ce à dire qu’en dépit de son terroir exceptionnel – qui est celui du temps long versus un modèle majoritairement industriel au nord –, il faudrait désespérer de la gastronomie wallonne? Certainement pas.

Pour s’en convaincre, il faut tendre l’oreille vers un chef comme Thomas Troupin. «En Wallonie, on ne sait pas se mettre en avant. Mais il ne faudrait pas confondre «niveau» et «perception du niveau». Je suis bien placé pour en parler. Ma communication est nulle mais c’est parce que j’ai mis toute mon énergie dans l’organisation interne de mon restaurant. Dans les faits, il y a une grande clientèle flamande qui vient en Wallonie pour ce qu’elle ne trouve plus chez elle: de la convivialité et des produits uniques liés à une addition 30% moins chère. Notre niveau est haut, il n’est pas rare qu’on me dise que les 1 ou 2-étoiles en Wallonie sont meilleurs qu’en France», se défend le chef de Toma, à Liège. Même son de cloche du côté de Mario Elias du Cor de Chasse, à Wéris, dont la clientèle est néerlandophone à 50%. 

Stefan Jacobs, un chef généreux que beaucoup d’amateurs citent comme exemplaire d’une gastronomie wallonne non reconnue à sa juste valeur, avoue qu’il est «plus difficile de prendre des risques gastronomiques au sud du pays» en raison d’un «consommateur moyen moins averti». Le chef de Hors-Champs, à Gembloux, ne manque pas de pointer le caractère paradoxal de cette situation, lui qui, passé de Bruxelles à la Wallonie, prend acte d’un grand patrimoine gastronomique, «un réservoir immense de belgitude», notamment à travers le corpus de recettes d’un Gaston Clément, cuisinier-écrivain du siècle passé. Il reste que Jacobs promet l’arrivée sous peu d’une jeune garde capable de faire basculer le centre de gravité culinaire. 

Avenir radieux ?

Une confiance en l’avenir dont fait aussi preuve François-Xavier Simon. Après avoir été le second de l’étoilé français Pierre Gagnaire, le chef du Bistrot Blaise est venu s’installer à Marche-en-Famenne. «Dans les quatre à cinq ans, il y aura une explosion de jeunes chefs wallons», promet-il. Ce retard par rapport à la Flandre, l’intéressé l’explique notamment par un business-model selon lui plus vertueux. «Au nord, beaucoup de chefs ont des investisseurs derrière eux, une démarche moins pérenne. Les Wallons ont privilégié une approche de chefs-propriétaires, une formule qui met plus de temps à s’imposer.»

Ce cuisinier est bien placé pour en parler, lui qui a mis deux ans à rendre son établissement et sa vision incontournables. «Aujourd’hui, je peux travailler les produits que je veux, les clients me suivent car la confiance a été gagnée. Je suis aussi parvenu à déconstruire les marqueurs traditionnels, comme les amuse-bouches que je remplace par des tapas travaillées. Je sens une véritable adhésion et une compréhension profonde du projet.»

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