La cuisine belge réinvente (enfin) ses classiques avec audace

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Inspirée par la fusion, la légèreté et la végétalisation de l’assiette, la gastronomie belge revisite ses totems. De la table étoilée au bistro, cette transformation ne s’interdit rien.

Elle ne pouvait décemment pas rester les bras croisés à attendre sa relégation aux oubliettes de l’histoire gastronomique. Face à la lame de fond qui secoue la cuisine mondiale – montée en puissance des techniques venues d’ailleurs, atomisation des menus, lisibilité des assiettes, végétalisation des compositions… -, la cuisine belge se devait de réagir en assimilant toutes les nouvelles injonctions de l’air du temps. Au bout du processus ? Une identité à la fois plus souple et plus affirmée mais également des marqueurs plus aptes à une diffusion internationale.

Il est intéressant de constater que ce phénomène de « cuisine belge twistée » traverse tous les registres de la restauration, sans doute faut-il y voir une preuve de l’urgence et de la nécessité de la transformation. Les chefs ont reçu le message cinq sur cinq, il n’est plus question d’enfiler des œillères et d’attendre que cela passe. En ces temps d’effervescence culinaire – une émulation intensive dont tout le monde peut prendre la mesure notamment à travers la circulation effrénée des recettes sur les réseaux sociaux – faire l’autruche n’est plus une option : quiconque refuse de changer un iota aux mets classiques associés au terroir belge en signerait l’acte de décès.

Une revisite en profondeur

L’un des premiers talents à avoir pris la mesure de ces enjeux n’est autre que Christophe Hardiquest, du restaurant bruxellois Menssa: « Ma prise de conscience remonte à il y a 6-7 ans, au moment où je suis parti sonder l’international, explique-t-il. J’ai remarqué alors qu’il y avait un déficit d’identité qui entourait notre cuisine. Il fallait réagir sans tarder. » Pour ce faire, ce chef d’origine liégeoise décide avec humilité de « potasser ». Il se plonge alors dans les ouvrage de Gaston Clément, cuisinier – notamment pour Léopold II ou pour le Baron Empain – et écrivain gastronomique prolixe du siècle précédent, afin de démonter les rouages du bien-manger national.

Christophe Hardiquest

De ces intenses cogitations surgiront une revisite en profondeur, le créateur de feu Bon Bon ne manquant pas de mettre le doigt sur certains paradoxes communément acceptés mais peu souhaitables dans un monde qui change. L’un des plus flagrants d’entre eux ? La fameuse tomate-crevettes. « Ce plat fait un grand écart qu’il est utile de repenser, analyse l’intéressé. La saison idéale des crevettes, c’est l’hiver. Tandis que celle des tomates, c’est l’été. »

Même pour des produits plus modestes

Dans ses cuisines, Christophe Hardiquest va s’employer à résoudre ce casse-tête. « La première étape a consisté à dénicher des crevettes vivantes et pas cuites à l’eau de mer comme c’est traditionnellement le cas. Pour en préserver la puissance gustative, je les ai bloquées à l’azote liquide et les ai salées, toujours sans les cuire. Ensuite, je les ai associées à des tomates ayant été fermentées. Pour souligner le tout, j’ai réalisé une bisque à partir des têtes des crustacés. Ce jus intense et iodé booste d’autant plus la dégustation qu’une quenelle de caviar belge l’accompagne », détaille l’ancien double étoilé.

Qui reprocherait au chef de Menssa son recours à un produit de luxe, les œufs d’esturgeon, pour sublimer ses compositions, en serait pour ses frais. Son travail sur le terroir national, Christophe Hardiquest l’a également mené à travers des produits modestes : gâteau moelleux de bulots, ris de veau, croustillon forain sur-croustillant, moule parquée, marinade de rollmops ou encore « sprotjes », du nom de ce poisson fumé populaire à Bruxelles. Sans oublier les frites dont il a redessiné le croquant par le biais d’une cuisson en trois temps, à savoir pochage à la vapeur suivi d’une précuisson à 140°C et une cuisson finale opérée avec un mélange de fécule de pomme de terre et de pâte à tempura. Le résultat bluffe qui fait pencher le célèbre bâtonnet du côté d’un beignet aérien.

“Je réfléchis à une rencontre entre le boulet sauce lapin et l’arancini italien” (Christophe Hardiquest)

Hardiquest de plaider sa cause : « Je pense que la fonction de chef est là, à savoir donner une nouvelle vie aux classiques, permettre de les expérimenter autrement de manière plus légère et en croisant les influences. Je réfléchis en ce moment à une rencontre entre le boulet sauce lapin liégeois et l’arancini italien. J’imagine offrir une dégustation de cette boulette dans laquelle la sauce se trouve à l’intérieur. Un cœur coulant avec des dattes, du sirop de Liège et de la bière. » Envie de croquer cette approche à pleines dents ? Bonne nouvelle, ce sens aiguisé de la réinterprétation ne manquera pas de nourrir l’esprit de son futur bistro, Le Petit Bon Bon, que le chef promet pour fin novembre.

La force (du potager) est avec nous

Dans la lignée d’une telle revisite des mets du répertoire classique et aussi de la perspective imminente de l’ouverture de son tout nouveau BISTRO propice à ces expérimentations, se profile également l’incontournable silhouette de San Degeimbre (L’Air du temps, à Liernu). Là aussi, l’intéressé a étudié la question. « Les racines de la cuisine belge sont paysannes. Il y a beaucoup de mijotés, des plats que l’on laisse sur les feux pendant que l’on est aux champs. Sur cette base se sont greffées des influences au nord, les Pays-Bas, comme au sud, la France », résume celui qui dispose d’un potager de 5 hectares pour alimenter sa cuisine.

Sang Hoon Degeimbre

Ce constat de rusticité, San entend le réagencer. « Mon approche consiste à identifier les marqueurs gustatifs d’un plat mais en l’allégeant, avance-t-il. Il n’est pas question de noyer les produits sous le beurre et la crème. Par exemple, si je travaille un poulet compote, je ne vais utiliser que la graisse qui sera libérée par la chair de l’animal. » Un autre axe fort de la démarche de San Degeimbre réside dans la végétalisation des plats. « Il y aura par exemple une carbonnade flamande à la carte. L’idée est d’équilibrer la viande avec une couverture de poireaux au miso dans laquelle le légume apporte de la fraîcheur et le miso un écho sucré à la préparation », promet-il. Quid des frites, incontournable symbole identitaire ? L’audace est de mise : un mélange de topinambour et de pommes de terre avec leur peau cuites dans de la graisse de bœuf Wagyu élevé en Belgique.

De la fricadelle au menu

Parfois, c’est depuis l’extérieur que tout s’éclaire. C’est le cas de François Durand (34 ans), Français aux manettes de Pollen, le nouveau restaurant du Domaine de Naxhelet (Wanze). Armé d’un solide bagage gastronomique – il est entre autres passé par Le Relais Bernard Loiseau à Saulieu -, ce chef avoue « se réjouir d’avoir enfin ouvert les yeux sur la cuisine belge » dont il ne connaissait rien. Une création, pourtant un simple amuse-bouche, en résulte qui fait beaucoup parler d’elle. Il s’agit d’une… fricadelle.

Durand d’expliquer : « J’ai été frappé de constater que personne autour de moi n’était capable de me dire ce qu’il y avait dans ce snack pourtant tellement populaire. » En réaction, celui qui a également fait ses armes à La Chèvre D’Or imagine une version ultralocale. « Etant au cœur d’un domaine incroyable de 200 hectares, sur lequel nous cultivons nos propres légumes et nos propres céréales de manière biologique, précise-t-il, j’ai forgé une version végétale à partir d’une ratatouille élaborée avec nos chutes de légumes, tomates en été, courges en hiver. Cette base est épaissie avec notre farine puis cuite et finalement quadrillée d’un ketchup et d’une mayonnaise aux herbes maison. Je n’exagère pas si je dis que cette fricadelle provient entièrement d’un rayon de 150 mètres autour de mes fourneaux. »

Dans la foulée, François Durand réinterprète également le moule-frites. Le plat en question est construit sur une « frite » en forme de « O » sur laquelle sont posées des échalotes revenues au vin blanc. Par-dessus ? Des moules ouvertes poêlées au beurre rehaussées de pomme-paille, d’une espuma de moule et pomme de terre crémeuse, ainsi que de poudre de livèche et de micropousses de céleri-branche.

François Durand

« Mon objectif est d’arriver à une lisibilité maximale au départ de deux-trois saveurs. Comme dans le cas du moules-frites, les plats traditionnels reposent sur une structure efficace, acidité-gras, qu’il faut conserver. Pour ma part, je cherche juste à en intensifier les saveurs pour renouer avec ces souvenirs gustatifs puissants provenant de l’enfance », analyse le trentenaire.

Le plus important: de l’équilibre dans l’assiette

On aurait tort de croire que ces réflexions autour de la belgitude dans l’assiette s’arrêtent aux nappes amidonnées des tables de haut vol. A Namur, Benoît Van den Branden déploie une cuisine de terroir et de caractère sur sa Béniche. S’il n’entend pas se passer de beurre, il tempère l’onctuosité de sa cuisine roborative en dosant justement les protéines animales et en parsemant ses préparations de notes de fraîcheur qu’il déniche auprès du pape des épices belge, Rudy Smolarek (Ingrédients du Monde). Ainsi de son pain perdu à la citronnelle thaïe ou de sa sauce mousseline au piment d’Espelette. Il faut aussi pointer son américain maison vivifié par des zestes de citron jaune.

Du côté de Bruxelles, Schaerbeek pour être précis, le Faubourg Saint-Antoine a compris depuis longtemps – le début des années 90 – la nécessité d’assiettes en équilibre. Bob Delvigne, le patron, a élaboré une carte faisant l’impasse sur les frites – celles-ci sont remplacées par des légumes – et la farine dans les sauces. En lieu et place, des fonds de veau qui mijotent deux jours pour une explosion gustative en bouche. Il n’en faut pas plus pour que cet établissement trentenaire assiste au retour d’une clientèle jeune soucieuse de concilier tradition et modernité.

Toujours dans la capitale, impossible de faire l’impasse sur le Manneken Pis Café, situé en face de la célèbre statue éponyme. L’établissement offre un second souffle à la cuisine belge. Pêche fraîche au thon relue comme un vitello tonnato ou rencontre inédite entre moules et boudin noir, voire américain frites servi comme un carpaccio, la fusion un brin iconoclaste porte ici la patte de Milan La Roche, chef ayant élaboré sa culture gastronomique en Australie. « La fusion est devenue une seconde nature pour moi. En Australie, qui est une terre d’émigrés, toutes les nourritures se mélangent, notamment lors des dîners d’équipe. C’est là que l’on apprend qu’il n’y a rien de sacré, que la cuisine n’est pas un exercice de figures imposées mais bien de figures libres », raconte le chef derrière Tuck Shop et St Kilda.

Le Botaniste

Un boost pour la cuisine belge?

Ces nouveaux contours propulseront-ils la cuisine belge aux quatre coins du monde ? Tout porte à le croire, comme en témoigne le succès du Botaniste, une enseigne 100% plant-based comptant trois adresses en Belgique. Imaginée par Alain Coumont, à qui l’on doit Le Pain Quotidien, la chaîne est en passe de s’imposer à New York. A sa carte, une variation autour du « spaghetti à la bolognaise », plat belge en forme de coup de poignard à l’Italie, composé ici à 85% de légumes – carotte, céleri, tomate… – et complété par du soja et des graines façon « superfood ».

Il est également question d’un plat de carbonnade au menu accompagné d’un « gravy », ce jus marron d’inspiration britannique, obtenu à partir de champignons. Pour Maddy François, Directrice Food and Beverages, ces préparations assurent une « familiarité rassurante » aux convives, même de l’autre côté de l’Atlantique. Puisse celle-ci rimer longtemps avec cuisine belge.

Lire aussi: Les nouveaux restaurants étoilés en Belgique, région par région.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content