Les secrets des restaurateurs belges qui résistent à la crise de l’horeca
En mauvaise posture et sans appui, le monde de la restauration vacille. Malgré cela, la résistance s’organise et les initiatives se multiplient pour rallumer la flamme chez les restaurateurs belges.
Vendredi 13 octobre 2023, tel un coup de tonnerre dans un ciel bleu, paraît sur le site du Fooding, le guide français notoire qui s’est désormais exporté sous nos latitudes, un article aux allures d’édito signé par la journaliste Elisabeth Debourse. Largement diffusé et titré « Marge ou crève : pourquoi tant de restaurants ferment en ce moment », le papier ouvre les yeux du grand public sur la situation périlleuse de l’horeca en Belgique francophone.
Le constat ? Un environnement de « cocotte-minute » poussant nombre d’exploitants vers la crise de nerfs. De manière implacable, l’agencement du texte déroule « cinq raisons qui expliquent pourquoi les restaurateur·rice·s belges sont au bord du gouffre – et comment la situation pourrait bientôt se propager dans le secteur français ». C’est le sort du Titanic qui s’impose dans l’imaginaire du lecteur. Soit la lente progression d’un navire vers les profondeurs, tandis qu’en surface il n’y a pas assez de canots et de gilets pour les passagers.
Une clientèle fragilisée
La collision avec l’iceberg surprend d’autant plus que ce n’est pas la question de la fréquentation, baromètre habituel de la santé du milieu, qui est cette fois centrale. Les véritables causes du problème sont à chercher du côté de l’explosion des coûts (loyer, marchandises, énergie…) mais aussi de l’impossibilité de répercuter cette inflation sur l’addition en raison d’une clientèle fragilisée au pouvoir d’achat réduit.
C’est tout ? Non, il y a encore l’épineux souci du personnel. Ce dernier a ouvert les yeux sur son sort avec la crise sanitaire et entend désormais effectuer des horaires décents. Du rab ? Y’en a. Ainsi de la description minutieuse d’un secteur d’activité empêtré dans une logique de dettes.
Faut-il voir là un brûlot balancé par une journaliste avide de sensations ? Pas vraiment. Mi-décembre, la déconfiture est confirmée par la présidente de la Fédération horeca Bruxelles, Ludivine de Magnanville. Pour celle qui achevait son mandat au moment de notre interview, « 70 % de l’horeca bruxellois ne va pas bien ». Quid au sud du pays ? Selon Luc Marchal, plus de deux tiers des établissements wallons sont en difficulté. « Certains ne le savent pas encore, renchérit le président de la Fédération horeca Wallonie. Ils sont à la manœuvre au jour le jour et ne bénéficient pas d’une comptabilité analytique permettant de prendre du recul. »
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Une chute inéluctable?
Il n’en fallait pas plus pour que tout un chacun ouvre les yeux sur une réalité occultée. Présentée comme un réservoir d’emplois pour une main d’œuvre peu qualifiée, il apparaît soudain que la restauration nécessite en réalité des profils… surqualifiés. Un café, un hôtel, une brasserie ou même un camping constitue un type d’entreprise nécessitant un panel d’aptitudes sous-estimé jusqu’ici.
La chute est-elle inéluctable ? Non, bien sûr. La résistance s’organise, en attendant la prise en compte tant attendue des pouvoirs publics par le biais d’une évolution urgente des réglementations et d’un soutien plus consistant que des promesses électorales.
L’enjeu de cette résilience est plus grand qu’on ne le pense. Bien sûr, il s’agit de sauver sa peau mais il est aussi question d’éviter que ne se creuse le grand fossé. Ou, comme le mentionne la rédactrice en chef du Fooding, d’empêcher l’avènement d’« une restauration à deux vitesses », parfait miroir d’une société de plus en plus clivée. Au bout de ce scénario catastrophe gisent deux assiettes, « d’un côté, celle des « riches » qui peuvent encore assumer de payer le prix plein et juste de ce qu’ils mangent en dehors de chez eux, et de l’autre, celle des « pauvres », pas chère car médiocre – dans tous les sens du terme ». Heureusement, à Bruxelles et en Wallonie, une multitude d’initiatives prouvent que les restaurateurs n’entendent pas rester les bras ballants face à ce glissement de terrain…
Les restaurateurs belges affrontent la crise un slogan à la foi
« Ensemble, c’est mieux »
Là où auparavant pouvait prévaloir un modèle de restaurateur dégagé des affaire courantes, sur le mode de l’investissement, s’implante désormais de plus en plus une typologie d’associés actifs ayant les mains dans le cambouis. But de la manœuvre ? Etre au cœur de la problématique et exploiter au maximum les complémentarités des uns et des autres.
A Bruxelles, on pense par exemple à l’équipe de Grabuge composée de quatre « fantastiques » ultraconcernés : Geoffrey Doré, Ngan « Aurélie » Hin-Tieu, Pannawat « Alaang » Wichaiphum et Alexander Duke, un chef ayant participé à la reconversion en mode « at home » du restaurant Oldboy pendant le Covid. Mêlant les origines et les influences, ce quatuor dont, comme le confie Ngan Hin-Tieu, « les membres se sont rencontrés derrière un plan de travail ou entre des tables, plateau en main, avant de devenir amis puis partenaires », n’est passé à l’action qu’après avoir observé le monde de la restauration de l’intérieur. Signe distinctif ? Il cultive une liberté inédite, loin des formates en cours.
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Se présentant comme un « collectif », la team a choisi d’écrire son histoire à partir d’une page blanche et s’autorise à tout repenser. L’architecture de ce lieu décloisonné en porte la trace, elle qui décline des tables aux lignes organiques. Ces formes que l’on dirait accidentelles sont en réalité dimensionnées en fonction de « scénarios d’usage » – à l’image de la table centrale qui se hisse au plafond en cas de configuration plus festive – et des flux de fréquentation – lorsque le restaurant est peu rempli, ce qui n’arrive que rarement, le « look and feel » est alors celui d’un parti pris intimiste et pas d’une salle désertée.
« Ensemble, c’est mieux » (bis)
La cohésion dans une équipe, c’est bien. C’est également remarquable quand elle s’élargit à une communauté plus vaste. On pense à des enseignes transversales comme Ivresse ou Le Tournant à Bruxelles qui s’unissent pour acheter à plusieurs des carcasses entières dans le but de faire descendre les prix. S’imposent également les différentes collaborations se tissant entre des adresses le temps d’un diner à quatre mains. Une événementialisation qui crée de la visibilité, ce dont un chef comme Christophe Pauly (Le coq aux champs, Soheit-Tinlot) peut témoigner aisément – ou Grabuge, encore eux, en passe de nouer un joli partenariat avec la marque textile alt100. Le principe ? Des épluchures de légumes récupérées pour assurer la coloration des tissus et vêtements de travail du restaurant.
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« Ensemble, c’est mieux » (ter)
Le summum de la solidarité ? C’est quand elle dépasse le milieu de la restauration pour sensibiliser le public. Un cas emblématique ? Chapeau Blanc, à Anderlecht. Cette institution anderlechtoise datant de 1890 s’apprêtait à fermer définitivement ses portes en janvier 2023. C’était sans compter un sauvetage in extremis orchestré par 16 associés majoritairement originaires de la commune. Cette fine équipe a investi temps et argent pour redorer le blason de cette enseigne. Grâce à ce projet citoyen, l’histoire est belle, ce lieu ouvert sur la place de la Vaillance revit.
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« Sortir des cadences infernales »
Tout le monde a pu mesurer ce phénomène d’une façon ou d’autre. Il traverse d’ailleurs tout le spectre de la restauration, de la cantine au gastro étoilé. Afin de préserver la qualité de vie des collaborateurs ou des patrons eux-mêmes, les différentes enseignes n’hésitent plus à faire l’impasse sur le week-end ou à fermer trois jours de semaine consécutifs. A Bruxelles, un exemple parmi mille : Jocasta Allwood refuse les rythmes soutenus depuis l’ouverture de Nightshop, sa table à géométrie variable. Les rideaux de cet ancien entrepôt ne se lèvent que le jeudi, le vendredi, le samedi, ainsi qu’un dimanche sur deux. Idem en Wallonie pour Pépite, cave à manger accessible du jeudi au samedi.
« Lâcher du lest »
Allant à première vue à l’encontre des règles tacites de l’horeca, souvent loué pour sa faculté à générer de l’emploi, la formule du chef solitaire se développe de plus en plus. Rendus frileux par les responsabilités sociales en contexte instable, les cuisiniers n’hésitent pas à œuvrer seul derrière les fourneaux.
A Liège, Festin Delicatessen de Stephanie Wouters, une Anversoise débarquée dans la Cité ardente, rend compte du phénomène sans compromis. C’est bien seule qu’elle assume les interminables file des commandes à emporter qu’on lui adresse ainsi que les six couverts sur place en parallèle.
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A Namur, c’est Benoît Van den Brande qui livre un exemple particulièrement éloquent. Ancien talent étoilé qui a connu les joies d’une brigade, ce Mouscronnois d’origine est devenu « cuisinier nomade ». En été, on le retrouve derrière les fourneaux montés sur pneus de sa Guinguette mobile, un foodtruck raffiné. En hiver ? Il s’active et large les amarres gastronomiques, toujours en solo, dans la cale de la Béniche, un restaurant flottant.
On retrouve ce processus de simplification à l’œuvre chez un chef comme Gianni Caruso qui, du côté de Wanze, vient de transformer Lucana, son restaurant gastronomique, en Basta, une adresse dédiée à la cuisine sicilienne populaire. Autre mutation significative : le restaurant Ô de vie, à Juprelle, désormais transformée en une boutique dans laquelle le chef Olivier Massart se consacre entièrement à son concept de production artisanale de « boc-ô », soit des « wecks » contenant des plats préparés.
« Transformer, c’est gagner »
Pierre-Antoine Duhayon, et ses deux associés actifs, du Repos de la montagne, à Bruxelles, croient ferme en une règle d’or qui permet de dégager des marges. « Il faut tout transformer soi-même », explique-t-il. Le trio a fait le pari de n’acheter aucun produit, à l’exception du pain, fabriqué par des tiers. Sirops, sauces, jus, rillettes, saucisses, boulettes, pickles, chapelure… tout y passe. Compliqué ce manifeste DIY ? « Pas du tout, il suffit d’être un peu dégourdi et d’avoir un accès à internet pour traquer les tutos », commente ce néo-restaurateur à la veille d’un congé de paternité.
« Se rendre incontournable »
A l’opposé de la solution consistant à « lâcher du lest », certains choisissent d’occuper la place. Le meilleur exemple en est donné par le groupe Compagnie ABC derrière lequel on retrouve un trio : Axel Van Tuijn, Chuck Bindels et Bruno Bogaert. En neuf années d’activité, cette cellule a enchainé créations et reprises de bars bruxellois : Bar du Marché (2015), Café Luxembourg (2016), Bar du Matin (2017), Café Tulipant (2019), Dinghi (2022), Café Flora (2023) et Chez Franz (2023). Les moyens mis en œuvre ? « Une team de feu, un tableau de bord centralisant toutes les données pertinentes, ainsi qu’un plan et des objectifs précis », comme le résume Axel Van Tuijn. Autre avantage : créer du volume pour avoir un poids dans les négociations avec les bailleurs et les fournisseurs.
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« Tirer son parti de l’air du temps »
Tyranniques pour certains, les diktats de l’air du temps sont du pain béni pour d’autres. La génération Z se méfie des assuétudes, notamment l’alcool ? Qu’à cela ne tienne, l’occasion est idéale pour créer des boissons maison propice à de meilleures marges bénéficiaires. Il est question de réduire sa consommation de viande ? Parfait, s’il demande plus de talent pour les travailler, les plats végétaux ont un prix de revient moins cher.
L’heure est aux mets à partager ? Tant mieux, cette pratique transfère davantage la responsabilité du montant de l’addition finale entre les mains du mangeur. Le local a le vent en poupe ? Des adresses comme Smala à Bruxelles ou L’Atelier de Bossimé à Loyers ont intégré la production maraîchère. Outre la reprise sur le contrôle de l’approvisionnement, ce choix, à condition qu’il soit pensé en amont et déployé sur le long terme, engendre des répercussions financières positives. Recycler disent-ils ? Super, les épluchures de fruits serviront à faire des shrubs, ces vinaigres à boire qui rehaussent les cocktails.
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Se moquer des genres
La food révolution qui secoue la cuisine depuis quelques années a préparé le terrain. Désormais, il n’existe plus de genre mineure. Mieux, les préparations nomades ont carrément gagné leurs lettres de noblesse. Que l’on fasse des fajitas, des hot-dogs ou des kebabs, il est possible de se faire un nom… du moment que c’est bon. L’opportunité est royale pour se lancer à moindre frais.
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