Accessibles et engagés, les restaurants solidaires mijotent le futur de l’Horeca belge
Contre l’individualisme de la société, de plus en plus de restaurants à finalité sociale voient le jour. Avec la même envie de créer du lien. Et de réduire l’asymétrie alimentaire.
Ça ne passe pas. Certains ne parviennent pas à se résigner, à faire comme si de rien n’était, comme si l’asymétrie alimentaire n’existait pas. Comme s’il était acceptable que dans un même pays, et plus largement sur une même planète, un fossé social immense se creuse entre, d’une part, ceux qui en sont réduits à se serrer la ceinture ou à fouiller les poubelles pour s’alimenter. Et, de l’autre, le «gratin» qui ergote à l’infini sur la qualité du croquant d’un mille-feuille. Pour ne pas devenir un spectacle définitivement grotesque, détestable et vidée de son sens, la gastronomie doit retrouver le nord.
De la bêtise à l’indécence
Un nombre croissant d’acteurs pense qu’il est grand temps de faire recoïncider les métiers de la restauration avec leurs missions premières: nourrir et rassembler. Tant il est vrai que depuis que la «food» est devenue un pilier du lifestyle, elle semble ne plus avoir de garde-fou.
S’étriper sur le meilleur coréen de la capitale, afficher la moindre banane écrasée avec des biscuits sur Instagram ou assurer que la meilleure aile de poulet que l’on n’ait jamais dégustée se trouve à Berlin, autant de dérives qui invitent à prendre la distance avec la bêtise. Voire l’indécence, que génère cet engouement aux quatre coins de la planète.
Heureusement, les enjeux d’égalité devant la nourriture ne sont pas foulés aux pieds partout et par tout le monde. Des consciences émergent, des initiatives variées se prennent. En France, Diane Dupré Latour incarne cet éveil social. Née en 1981, cette journaliste ayant longtemps évolué dans le domaine de la presse économique a fondé en 2016, avec son ami Etienne Thouvenot, Les Petites Cantines. Le scénario? Des restaurants participatifs à prix libre dans lesquels tout le monde peut entrer pour cuisiner et prendre des repas avec les autres.
En quête de sens
Cette aventure s’ouvre sur le décès, dans un accident de voiture, de Nathanaël, son compagnon qui la violentait. L’autrice la raconte dans un récent ouvrage à la tonalité intimiste, Comme à la maison (Acte Sud). Celle dont la vie a été bouleversée par la rencontre d’une vieille dame vivant seule alors qu’elle avait 14 ans y détaille comment la création d’un restaurant social à but non lucratif a marqué le point de départ de sa démarche de reconstruction personnelle, en quête de sens et de lien social.
‘Ce restaurant est une mise en lumière de notre cécité, de nos aliénations.’
Diane Dupré la Tour, Les Petites Cantines
Cette cantine a débouché sur un projet social de restauration alternative dont les chiffres donnent le vertige. Près de 40.000 repas servis chaque année, plus de 35.000 convives en cuisine participative, 15 cantines créées partout en France et 17 nouvelles enseignes en projet.
Outre le contexte personnel de l’alter-entrepreneuse, la création des Petites Cantines se comprend aussi à l’aune d’une spirale économique nationale inquiétante: 7 millions de Français en situation d’isolement en 2020. Soit 5% de plus qu’en 2010. «Le but n’est plus de gagner de l’argent, il est de relier», explique cette maman de quatre enfants pour aider à mieux cerner une initiative à contre-courant.
Oublier le tiroir-caisse
Au fil des pages, Comme à la maison déroule une remise en question du système économique traditionnel fondé sur la performance et la compétition. Et ce afin de valoriser un modèle basé sur le lien humain et la confiance. Cette expérience doit se comprendre comme une métaphore plus large de la transformation sociale que l’autrice appelle de ses vœux. Un monde où la richesse relationnelle prime sur la richesse matérielle. Et où chacun trouve sa place à la table. Non pas en tant que consommateur, mais en tant que contributeur.
Une transition facile? Pas vraiment. Il faut faire taire les vieux réflexes. «Il m’a fallu comprendre la nécessité de me désintéresser du montant encaissé pour concentrer mon attention sur les relations. C’est ainsi paradoxalement que le tiroir-caisse se remplit, qu’il commence à résonner, écrit la quadragénaire reconvertie. Ce restaurant social est ma salle d’entraînement. Un pas de côté, un ailleurs, une mise en lumière de nos œillères, de notre cécité, de nos aliénations, de nos choix de société.»
La main à la pâte
Au centre des Petites Cantines, on trouve un concept participatif: les repas sont préparés par des habitants du quartier où ces adresses sont implantées. Sans distinction d’âge, de milieu social ou de parcours. Ces enseignes ne visent pas le profit mais la création de valeur relationnelle. Il ne s’agit pas de mesurer le succès en évaluant la rentabilité économique. Mais en regardant les relations humaines qui s’y tissent.
‘Cuisiner pour des gens qui n’accèdent jamais à ce petit luxe d’être servi.’
Louise Martin Loustalot, Les Gastrosophes
La table, la cuisine, les repas partagés sont décrits comme des instruments puissants de «reliance». Diane Dupré-Latour montre comment cuisiner et manger ensemble, même avec des inconnus, crée des opportunités de rencontres et de dialogues transcendant les barrières sociales et culturelles. Elle y voit une forme de résistance aux dynamiques d’isolement et d’anonymat qui caractérisent les grandes villes.
Stress du « prix libre »
Autre particularité des Petites Cantines? Elles fonctionnent selon un système de prix libre. Un symbole de loyauté mutuelle entendu comme essentiel pour le vivre ensemble. Le concept est emprunté entre autres à des philosophes tels que l’Italienne Gloria Origgi. Celle-ci envisage la confiance comme un «béton de la société». Même constat chez le penseur suisse d’origine hongroise Mark Hunyadi. Son propos révèle comment la société du numérique nous apprend à rendre facultative cette question de la confiance.
Là aussi, Dupré Latour concède que le nouveau paradigme n’a pas toujours été facile à mettre en place. Elle raconte les défis rencontrés face à des convives parfois mal à l’aise avec l’incertitude du prix libre. Les plus modestes ont tendance à se sentir coupables de ne pas pouvoir donner davantage. «Il n’y a rien de plus stressant ni de plus contre-intuitif que d’être derrière la caisse d’un restaurant à prix libre, note-t-elle encore. Cette stratégie tarifaire a la particularité de n’offrir à celui qui la pratique aucune garantie. Je sais ce que je donne, je ne sais pas ce que je recevrai».
Chaudron magique
En Belgique aussi, l’idée d’une autre restauration fait son chemin. Rien d’anormal quand on sait que 1 Belge sur 5 vit dans la pauvreté et que 600.000 personnes ont recours à l’aide alimentaire, selon les chiffres 2023 de la Fédération des Services Sociaux. A Bruxelles, cette perspective travaille tout particulièrement Les Gastropodes. Ce collectif s’est constitué en association de fait en 2016.
Ce regroupement d’une dizaine de personnes issues de divers milieux, tels que la restauration ou la culture, est animé de convictions militantes. «On s’est dit que ce serait quand même fou si un jour on arrivait à faire de la récupération d’invendus. Puis de cuisiner avec cela pour des gens qui n’accèdent jamais à ce petit luxe d’être servi», raconte Louise Martin Loustalot, porte-parole de cette organisation qui refuse la hiérarchie. Il y a huit ans, c’est à la faveur d’un festival de théâtre que la petite bande se rode.
D’autres initiatives solidaires
- KOM à la maison. Ce restaurant participatif etterbeekois permet à tout un chacun de cuisiner et manger ensemble des produits locaux et de saison. komalamaison.be
- Recyclart. Autrefois située sous la gare de la Chapelle, à Bruxelles, cette adresse joue la carte de la formation. Le restaurant social emmené par Imane El Bakali vaut le détour. recyclart.be
- Cassonade. En travaux pour le moment, ce restaurant molenbeekois à prix libre accueille tout le monde. Ne pas rater l’excellent couscous du vendredi. cassonade.be
- Café Joyeux. Cette chaîne de cafés-restaurants née en France, possédant une enseigne à Bruxelles, contribue à l’inclusion professionnelle des personnes en situation de handicap mental et cognitif. cafejoyeux.com
- Bel Mundo. Cette table à prix raisonnables émane de Groot Eiland, une structure offrant aux Bruxellois et résidents de la périphérie qui se trouvent éloignés du marché du travail l’opportunité de développer leurs compétences. belmundo.grooteiland.brussels
- RestO & Compagnie. Braine-l’Alleud peut compter sur cette adresse de bénévoles pour signer des repas équilibrés à petits prix. Sur Facebook, RestO & Compagnie
- Le Perron de l’Ilon. Ce restaurant social namurois mise sur la formation aux métiers de la restauration. centrelilon.be/leperron
- Vol(e) au-dessus. Cette adresse liégeoise fonctionne selon un dispositif d’insertion par le travail pour usagers de la santé mentale. Sur Facebook, Vole Au-dessus
«Pendant une semaine, on vendait des petites assiettes à 1,50 euros. A cette époque-là, on faisait des récupérations improbables. Vu que l’on n’avait pas de voiture, on partait avec un petit chariot aux abattoirs d’Anderlecht, au marché du Midi. On n’avait pas non plus de cuisine pro. Donc on mijotait le tout chez moi entre 22 heures et 4 heures du matin. On nettoyait la vaisselle dans la baignoire. C’était un délire», se souvient la jeune femme.
«Il m’a fallu comprendre la nécessité de me désintéresser du montant encaissé pour concentrer mon attention sur les relations.”
Diane Dupré Latour
Au fil du temps, Les Gastrosophes se structurent en une ASBL. L’idéal solidaire prend corps. La forme dans laquelle se glisse le projet est celle d’un «traiteur circulaire et solidaire», luttant à la fois contre la précarité et le gaspillage. Les menus sont plutôt alléchants : Radicchio / Jus réduit / Chou fermenté suivi d’un Filet de dorade / Beurre blanc / Mousseline et d’un Paris-Brest crème pralinée.
La fin du « sans-chez-soirisme »
Le traiteur fonctionne selon trois régimes économiques distincts irrigués par un principe redistributif. Il y a d’abord le «traiteur social gratuit» souvent pratiqués pour des événements qu’ils organisent eux-mêmes. Ensuite, le niveau des «repas à prix coûtant» (des tarifs de 2 à 5 euros) calibrés à l’attention d’associations comme le Samusocial ou Douche Flux, une cellule qui lutte pour la fin du «sans-chez-soirisme» et propose des accompagnements sur mesure à des personnes avec ou sans papiers. Enfin, un service traiteur pour des particuliers, à des prix allant de 30 à 80 euros le couvert, ce qui permet de financer les autres activités du collectif.
Longtemps nomades, Les Gastrosophes se sont fait connaître d’un public urbain branché pour leur Ripailles, des repas festifs marqués du sceau de la solidarité. Ils viennent de s’installer, en ce mois d’octobre, à la ferme du Chaudron à Anderlecht. Après deux années de travaux de rénovation pilotés par Bruxelles Environnement, le lieu, situé au cœur de la Vallée de Neerpede, pousse un cran plus loin le curseur des ambitions de l’association.
Arrivée sur place à vélo et en sabots, Louise Martin Loustalot organise un tour du propriétaire de ce réaménagement orchestré par le bureau d’architectes 51N4E. Ce lieu qui ambitionne de repenser le cycle alimentaire en profondeur, réunit quatre associations à but social autour d’un objectif commun. «Nous sommes partis d’un constat : le système alimentaire se casse la figure des deux côtés, tant pour les producteurs que pour les consommateurs», relève Louise Martin Loustalot.
L’union fait la force
La coopérative rassemble donc: Les Gastrosophes, le Champ du Chaudron (des maraîchers locaux), Douche Flux et Happy Farm (une ferme pédagogique). Ensemble, ils ont remporté un appel d’offres de Bruxelles Environnement pour gérer la ferme pendant dix ans. «Au départ, on pensait que c’était un projet trop grand pour nous. Mais en réunissant nos forces, nous avons vu l’opportunité de faire quelque chose de significatif pour Bruxelles», poursuit Louise.
La difficulté des maraîchers à vivre de leur production est ici abouchée à l’explosion des besoins en aide alimentaire. «On voulait un projet où tous les acteurs, à différents endroits du cycle alimentaire, peuvent se parler. Et développer de l’empathie stratégique», précise la jeune femme. Afin de générer de nouvelles dynamiques, la ferme inclut également une conserverie low-tech, un espace de formation sur la transition alimentaire, et une salle polyvalente destinée à accueillir divers événements.
L’ensemble de ces synergies se condense en un espace, Chaudron, le premier véritable restaurant des gastrosophes.
Un cercle vertueux
Logé dans le beau corps de ferme en briques et doté d’une splendide mezzanine, l’endroit propose des menus à prix modulables. «On veut garantir un accès à des produits de qualité, les surplus que nous utilisons proviennent de l’agriculture biologique. Mais nous achetons aussi des produits belges issus de l’agriculture paysanne. Les prix de la carte et des menus incluent une participation solidaire: chaque fois que l’on achète un plat ou que l’on boit un verre, on alimente un fonds servant à offrir des repas à ceux qui en ont besoin.
Le tarif de soutien majoré de 20% s’adresse aux personnes les plus privilégiées… « Il permet de constituer une cagnotte de repas suspendus, redistribués gratuitement aux associations partenaires », souligne la représentante de cette structure qui recycle 16 tonnes d’invendus par an. Soit 35 000 repas préparés dont 17 000 solidaires. Joli challenge!
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