Comment internet a changé notre manière de cuisiner

Comment Internet a changé notre manière de cuisiner - Getty Images
Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste

Nul besoin d’être accro aux réseaux sociaux pour goûter à leurs effets: désormais indissociable du domaine culinaire, Internet n’en finit pas d’influencer notre manière de cuisiner, mais aussi de consommer.

«Recette?!» Plus injonction que demande, le mot est généreusement saupoudré dans les commentaires de la moindre photo de plat postée en ligne. Epinglé récemment par le New York Times, son auteur, «Monsieur Recette», est l’avatar affamé du reply guy. Soit l’archétype de l’homme hétéro cisgenre qui répond avec une régularité de métronome aux tweets des femmes qu’il suit. Et si, dans sa version gourmande, il est relativement inoffensif, le personnage illustre bien un des symptômes de notre époque connectée. Soit une faim inextinguible de recettes, qu’on consomme virtuellement de manière avide, sans forcément avoir l’intention de les répliquer à la maison.

Signe des temps: les créateurs de contenu culinaire peuvent devenir non plus de «simples» personnalités de niche, à la Jean-Pierre Coffe ou Maïté, mais bien des célébrités à part entière, avec tous les périls que ça implique. Déjà dotée d’un following confortable de foodies sur Instagram, Alison Roman, alors chroniqueuse pour la section culinaire du New York Times, est devenue une idole grand public durant le premier confinement. Assignée à domicile, la planète entière ou presque tente alors sa recette de cookies moelleux au chocolat et à la fleur de sel. Et propulse ainsi la jeune femme sur le devant de la scène, avant de l’en expulser manu militari après une controverse suite à sa critique perçue d’une autre papesse du lifestyle 2.0, la fée du rangement Marie Kondo.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

C’est là le revers amer de la médaille: en pénétrant dans la conscience collective sous l’influence d’Internet et des réseaux sociaux, la cuisine – et ce(ux) qui gravite(nt) dans son orbite – est passée du statut de commodité («je mange donc je vis») à celui de manie («je mange donc je suis»). Il y a quelques années encore, on pouvait se contenter d’avoir une préférence pour la cuisine de l’un ou l’autre pays et pourquoi pas, un plat fétiche savouré les grands soirs. Aujourd’hui, il s’agit de se tenir au courant des soubresauts de la scène culinaire avec la même rigueur que celle avec laquelle on suit l’actualité. Avouer ne pas connaître telle personnalité ou n’avoir pas testé la recette ou l’ingrédient phare du moment ne dénote pas d’un simple manque de temps ou d’intérêt mais sonne comme une condamnation. Internet a rendu l’univers de la cuisine plus accessible (et populaire) que jamais, et ne pas en profiter équivaut à un aveu d’échec, une incapacité des plus indigestes à vivre avec son temps. Logique, puisque, ainsi que l’explique l’ingénieur informaticien malinois Jeroen Baert, Internet et la cuisine étaient faits pour se marier aussi harmonieusement que le pain tiède et le beurre frais.

« La cuisine est une discipline visuelle, et l’arrivée d’Internet et des blogueurs food a contribué à une explosion du contenu culinaire ». Jeroen Baert

Les yeux et le ventre

«La cuisine est une discipline visuelle, et l’arrivée d’Internet et des blogueurs food, suivie par l’avènement des réseaux sociaux, a contribué à une explosion du contenu culinaire», décrypte celui pour qui il est «presque impossible de quantifier» à quel point un site comme Pinterest est devenu important dans le secteur. Et pas uniquement pour celles et ceux dont les différentes applis ne sont qu’un assortiment alléchant de recettes sauvegardées. Près de quarante ans après la naissance d’Internet, la frontière entre réel et virtuel s’est effacée depuis belle lurette, et ce qui commence comme une tocade de foodie 2.0 envahit rapidement les réseaux, puis les cuisines des restaurants branchés, avant d’arriver dans les supermarchés, et inexorablement, dans nos assiettes.

Les bières artisanales, les baies chargées en antioxydants mais aussi le gin, les avocats ou encore les «pâtes» de légumes en rubans: telle une concrétisation gloutonne du Big Brother d’Orwell, le Web se nourrit des tendances et les digère pour mieux les régurgiter dans les habitudes alimentaires de consommateurs insouciants… Ou au contraire, bien au fait du phénomène et qui s’en nourrissent.

Autrice de six livres de cuisine, dont Festin, qui s’apprête à paraître, la journaliste gastronomique et consultante culinaire française Victoire Loup voit dans l’avènement des réseaux sociaux un changement de paradigme à l’égard des chefs, déjà starifiés par une série d’émissions télévisées. «On les a fait sortir de leur cuisine, les gens les reconnaissent, les suivent… Cela a complètement changé la donne pour les livres de cuisine: avant, on cherchait un livre «de desserts» ou «autour des légumes». Désormais, on veut retrouver les recettes des comptes Instagram de nos personnalités culinaires favorites, de Christophe Michalak à Yotam Ottolenghi.»

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Avec la valeur ajoutée apportée par le papier: «Les réseaux sont géniaux pour puiser de l’inspiration, mais le format n’est pas idéal pour reproduire une recette. Je suis incapable de suivre les recettes sur TikTok ou Instagram, qui sont éditées pour être rapides et rythmées», confie celle qui se débrouille pourtant pas mal en cuisine.

Attentes impossibles

Un problème générationnel? Consommateurs avides de Reels sur Instagram et mini vidéos TikTok, les ados se délectent du contenu culinaire, ASMR à souhait. Et se découvrent parfois des vocations: là où le format peut intimider, les Gen Z et Alpha, biberonnées au Web, y voient un défi et n’hésitent pas à se frotter aux exigences de la pâte feuilletée pour tenter de reproduire un dessert ultra-esthétique aperçu en ligne. Plutôt que de feuilleter un livre de cuisine, ces cuistots en herbe optent pour l’école de l’essai-erreur, libérée des dogmes de recettes parfois extrêmement complexes.

Ce qui ne veut pas dire que les manuels papier sont mourants pour autant. En 2007, quand Déborah Dupont-Daguet reprend La Librairie Gourmande, fondée à Paris en 1985, Facebook n’en est qu’à ses balbutiements et Instagram, Pinterest ou TikTok n’ont pas encore vu le jour. Forums et autres blogs de cuisine sont par contre déjà bien installés, et la libraire se souvient des questionnements d’alors, et de la crainte de la survie du livre face à cette concurrence gratuite. «Sauf que justement, le medium a connu un véritable boom afin d’accompagner ces nouveaux adeptes. Et il en est de même avec les réseaux sociaux: il suffit de voir le succès des livres des pâtissiers les plus suivis sur Instagram, alors même qu’ils proposent des recettes totalement impossibles à faire à la maison pour la plupart.»

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Avec, pour Déborah Dupont-Daguet, un effet indigeste: «Les comptes de Cédric Grolet ou d’Amaury Guichon par exemple montrent une pâtisserie irréalisable dans les conditions normales d’exercice de la profession. Mais les followers ne s’en rendent pas forcément compte. Et veulent ensuite reproduire ces visuels impressionnants, au détriment de la cuisson (les viennoiseries parfaites d’aspect, mais sous-cuites pour obtenir le gonflant), du goût (le visuel avant tout) et parfois même de la santé, avec une utilisation de colorants et de texturants à outrance.»

Mise en bouche

Tous en cuisine, mais sans mieux manger pour autant: le paradoxe de l’époque? Ainsi que le rappelle le journaliste britannique Hugo Brown, Internet est tout sauf un parangon du bon goût: «L’accessibilité et le manque de contrôle font que nombre des recettes qu’on y trouve sont loin d’être excellentes. Suivant la plate-forme qui les partage ou le chef auquel elles font référence, elles ont plus ou moins de crédibilité. Cela peut dégoûter certains cuisiniers amateurs d’un plat, d’un ingrédient, voire même de la cuisine sous l’influence d’un post imprudent.» Et expliquer, aussi, pourquoi l’engouement pour les livres de cuisine ne faiblit pas malgré l’abondance de recettes accessibles gratuitement en ligne.

«Ce n’est pas la même chose de trouver une recette sur un site, où le résultat n’est pas garanti, que de faire appel aux recettes d’un auteur», remarque Laure Aline, responsable du pôle Art de vie aux éditions de La Martinière, qui publie notamment les ouvrages de Pierre Hermé ou Cyril Lignac. «Leur valeur ajoutée est qu’ils ont chacun une touche particulière, et qu’en tant que maison d’édition, on travaille leurs recettes pour s’assurer qu’elles sont réalisables plutôt que de se contenter de les diffuser en l’état», rappelle celle qui se réjouit toutefois du feed-back reçu sur les réseaux sociaux, qui ont apporté «beaucoup plus de proximité avec les lecteurs».

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Lesquels peuvent selon elle parfois être déboussolés par la cadence folle à laquelle les ingrédients et adresses food tendance se succèdent sur la Toile. Jusqu’à l’indigestion, même? «Plus il y a de contenu, plus il est difficile de se démarquer», concède Victoire Loup, qui enjoint à voir TikTok, Instagram et autres comme une sorte de «tableau d’inspiration qui donne des idées, des techniques»: «On voit la vidéo d’un joli tian comme dans Ratatouille, on vérifie que l’on a les bons ingrédients, et bingo: on cherche ensuite en ligne ou dans un livre comment s’y mettre. Peu importe si cela ne ressemble pas, tant que c’est délicieux.» Et de rendre au passage au Web la place qu’il mérite en cuisine: celle de zakouski virtuel, qui éveille l’appétit et les envies, mais n’a pas de prétention à apporter une véritable nutrition.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content